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CHAPITRE 2 : UNE ENQUÊTE EXPLORATOIRE DANS LES CLUBS

2. Recherche-action, recherche-active

La recherche-action est une posture spécifique dans les sciences sociales qui a émergé aux Etats-Unis d'Amérique au début de XXème siècle et qui s'est européanisée à partir des années 1960161. Elle se définit comme des « recherches dans lesquelles il y a une action délibérée de

transformation de la réalité ; recherches ayant un double objectif : transformer la réalité et produire des connaissances concernant ces transformations162 ». Elle place le chercheur et le

praticien dans une relation de co-production de savoirs. Le chercheur devient en somme un praticien du social obligé de manipuler un langage double : celui de la recherche avec sa tradition de prise de distance par rapport au terrain et celui de l'acteur de terrain en train de chercher. En ce sens, le rôle de la science n'est pas de décrire, d'expliquer et de prévoir les phénomènes à travers une posture d'observateur « neutre et objectif ». La recherche-action sert d'instrument de changement social en créant de nouveaux instruments de mesure : « La recherche-action utilise les

instruments courant de la recherche en sciences sociales mais en adopte ou en invente de nouveaux163 ». Le sociologue devient alors un médiateur du processus de recherche.

Le recherche-action qui a été mise en place durant trois ans s'apparentait davantage à une recherche-active. Cette dénomination revient à Joffre DUMAZEDIER qui définit la recherche-

active comme une « recherche par l'action (contrôlée) mais elle est aussi une recherche sur l'action. Il ne s'agit pas d'une recherche appliquée, limitée à des impératifs externes par opposition à la recherche fondamentale, librement développée par des impératifs internes, il s'agit d'une recherche sur une situation, dont les éléments favorables ou défavorables du point de vue des besoins socioculturels sont toujours étudiés par rapport à l'action réelle ou possible destinée à mieux satisfaire ces derniers ; il s'agit donc d'une sociologie simultanément ou alternativement critique ou constructive, qui doit permettre une recherche permanente comme l'action elle-même, sur les besoins, sur les processus de satisfaction qui, à leur tour, font apparaître de nouveaux besoins ; pour nous, le meilleur moyen de connaître une société est d'explorer ses projets d'intervention sur elle-même164 ». La recherche-active se veut ainsi être d'un « interventionnisme

maitrisé ». L'action et les résultats de l'action ne deviennent pas une finalité (politique, économique, etc.) mais un moyen de compréhension sociologique de l'action elle-même. Il ne s'agit donc en aucun cas de créer « artificiellement » des actions pour les observer mais de profiter de l'action en

161 René BARBIER, La Recherche Action, Paris, Ed. Economica, 1996.

162 Marie-Anne HUGON, Claude SEIBEL, Recherches impliquées. Recherche action : le cas de l'éducation, Bruxelles, De Boeck Université, 1988, p. 13.

163 René BARBIER, op. cit., p. 37.

train de se faire pour poser un regard scientifique et pour permettre à ce dernier d'être un acteur du processus.

Cette posture se pose ainsi en décalage avec celle d'Alain TOURAINE dont sa sociologie et sa méthode d'intervention se dit « engagée » : «L'intervention sociologique se trouve plus proche de

l'action militante, politique ou religieuse165 ». Il réaffirmera quelques années plus tard que : « le

sociologue cherche à aider les hommes à faire leur histoire, en un moment où, sur les ruines des illusions détruites et trahies, la confiance en la capacité des sociétés de se produire elles-mêmes recule. Il n'est pas contradictoire d'affirmer que l'intervention sociologique a une valeur historique et de reconnaître qu'elle est aussi le signe d'un désir de faire renaitre une conscience de l'action possible et contribue ainsi à défendre et à renforcer les chances de la démocratie 166» . Le dispositif

actionnaliste de TOURAINE, qui a nettement évolué depuis 1965, a pour fonction de révéler à la société ses processus d'auto-production. A travers une démarche conçue pour l'étude des mouvements sociaux, l'intervention sociologique vise à créer, stimuler et observer des groupes artificiellement composés d'acteurs jouant des rôles antagonistes dans des luttes : des militants, des forces de l'ordre, des notables locaux, etc. Le sociologue a ici deux rôles distincts : celui d'agitateur des débats et celui de révélateur des logiques d' « action historique ». TOURAINE initie ainsi dans la deuxième moitié du XXè siècle un nouveau regard et une nouvelle posture scientifique sur les changements sociaux tout en attribuant au sociologue un rôle de « dévoileur » de la société en train de se faire. Si les points communs sont nombreux entre l'intervention sociologique de TOURAINE et la recherche-active prônée par DUMAZEDIER167, des différences les opposent : DUMAZEDIER

écarte l'idée du passage obligé de constituer artificiellement de groupes sociaux pour mieux les analyser. Il interroge également le statut des connaissances produites par le groupe artificiellement construits.

La recherche-action168 que nous avons engagée s'est centrée sur les pratiques sportives

institutionnalisées dans ou a proximité des Zones Urbaines Sensibles (ZUS). Elle s'est focalisée sur le club sportif considéré comme espace de socialisation, d'éducation et d'intégration pour les habitants des territoires, notamment des territoires des ZUS. Trois strates d'analyse ont été identifiés

a priori comme cadre d'analyse : macrosociologique, mésosociologique et microsociologique. Elles

ont été traitées longitudinalement puis transversalement tout au long de la recherche-action. Ces trois niveaux d'analyse des clubs seront également conservés pour mes travaux de thèse.

165 Alain TOURAINE, La Voix et le Regard, Paris, Seuil, 1978, p. 272. 166 Alain TOURAINE, Le Retour de l'acteur, Paris, Fayard, 1984, p. 216-217. 167 Notamment sur le postulat que la société se construit sur elle-même.

168 Je conserverai ici le terme de recherche-action car il a été utilisé par les chercheurs, la structure support (APELS), les associations sportives partenaires et le commanditaire durant l'ensemble du projet.

✗ Le niveau macroscopique concerne le rôle du contexte culturel, économique et politique. Le sport est ici appréhendé comme un modèle culturel et normatif dont la force « réside dans

son adaptabilité, dans sa plasticité, dans sa labilité, dans sa pluralité169 ». Il demeure un

idéal démocratique et méritocratique170 pour les pouvoirs publics, les habitants des quartiers,

les pouvoirs sportifs. Dans le cadre de la recherche-action, il s'agit de repérer les effets induits et produits des clubs sportifs sur et par différents environnements171. Le quartier a-t-il

un impact sur le club ? A quel niveau ? En terme de stigmatisation ou de valorisation ? Le chômage, les dynamiques interculturelles, la densité de population sur les territoires ont-ils des effets sur le club ? Quelles relations les clubs entretiennent-ils avec les institutions étatiques, avec les pouvoirs publics et sportifs ?

✗ Le niveau mésociologique s'intéresse aux rôles et aux dynamiques des groupes socialement constitués à l'intérieur, en périphérie et à l'extérieur des clubs. Le sport sera envisagé ici comme un catalyseur d'individus, un créateur d'identités collectives et individuelles marquées par une identification et des formes d'attachements aux structures associatives. Les clubs sont également appréhendés comme des cadres normatifs, générant des logiques d'intégration et d'exclusion. Pour la recherche-action, il s'agit de questionner l'influence des dynamiques sociales sur le fonctionnement du club. Y a-t-il des tentatives d'appropriation par certains groupes (familiaux, communautaires, etc.) du club ? Le pouvoir de décision et d'intervention est-il confisqué par certaines fractions sociales (les hommes, les anciens, les diplômés, etc.) ? Les logiques de « bandes » et les réseaux d'interconnaissance nées hors des clubs pénètrent-ils dans le giron fédéral ? Comment son gérées les tensions inter-groupes en interne ?

✗ Le niveau microsociologique rejoint la perspective interactionniste envisagée principalement au sein des clubs. Le sport est ici envisagé comme une occasion pour les acteurs sociaux d'instaurer des relations concrètes à l'occasion d'une pratique de loisir, d'un engagement dirigeant ou d'un dispositif d'intervention politique en matière sportive. Le sport « offre des

possibilités de rentrer en lien avec autrui selon des règles parfois formalisées, souvent

169 Gilles VIEILLE MARCHISET, Le sport entre intégration et exclusion. Normes et processus de transmission en

question, op. cit., p. 17.

170 Alain EHRENBERG, Le culte de la performance, Paris, Calman-Levy, 1991.

171 Alain LORET distingue différents types d'environnement qui jouent un rôle dans le développement du sport : technique, technologique, juridique et institutionnel, culturel, politique, économique et social in Alain LORET, « L'intégration par le sport au risque de l'innovation sportive », Sport et intégration, revue ENPAM, n°51, Toulouse, 2003, p. 39-47.

tacites et dissimulées. […] L'intégration communicative et fonctionnelle passe par un apprentissage des règles de conduites, transmises le plus souvent de manière informelle, notamment dans les milieux sportifs172 ». Pour la recherche-action, il s'agit de repérer et

d'analyser comment les relations sociales entre jeunes, éducateurs, dirigeants, parents, habitants, gardiens d'équipements, élus politiques, représentants étatiques ou sportifs, etc. sont vécues dans le cadre d'une dynamique de projet ? Existe-il des espaces de discussion ? Y a-t-il un barrière générationnelle culturelle, sexuelle quant à la mise en place des échanges ? Quelles réactions sont observables lors des séquences violentes (symboliques et physiques) dans et en dehors des espaces de pratiques ?

La recherche-action s'est déroulée sur deux phases. La première était le diagnostic des clubs dont les objectifs étaient (1) d'élaborer des connaissances exploitables par les chercheurs et pour les acteurs associatifs et (2) d'établir des relations « coopérationnelles » avec les dirigeants pour envisager la suite du projet. La seconde étape a duré deux ans et avait pour objectif d'accompagner les clubs dans une dynamique d'innovation socio-éducative. Chaque année, un rapport a destination du CIV était produit afin d'exposer les conclusions provisoires et faire état du bon déroulement du projet. Les clubs se sont engagés moralement puis formellement en signant une convention tripartite entre l'APELS, le laboratoire de recherche et le club.

Tableau n°2

« Définition de l'innovation socio-éducative dans le cadre de la recherche-action »

Le comité scientifique s'est réuni un an après le lancement de la recherche-action pour définir avec précision l'objet analysé. Cette étape ne pouvait se faire au début car, s'appuyant également sur la démarche de la théorie enracinée, il fallait attendre les premiers résultats de le phase de diagnostic des clubs.

Une définition partagée, contextualisée et opérationnelle de l'innovation socio-éducative dans les clubs sportifs a pu être dressée. Elle a pris naissance par la mise en tension de dynamiques contradictoires qui gravitent autour de l'innovation : Innovation/invention, nouveau/ancien, exogène/endogène, besoin/volonté, rupture/croissance, etc. La définition est la suivante :

L'innovation socio-éducative est un processus contextualisé, plus ou moins radical, volontaire et nécessaire, de transformation d'une situation existante dans le club sportif (publics, pratiques, pédagogie, partenariat, outils, méthodes, objectifs, etc.). Elle implique et/ou confronte des acteurs

plus ou moins favorables (aubaine, blocage, facilitation) autour d'une utopie du progrès. Elle assure par des moyens adaptés extrinsèques et intrinsèques (recyclage, hybridation, recomposition), l'évolution et re(co)naissance de l'identité des structures et des individus.

Pour mener ce projet national associant une expertise scientifique, des financements publics et des activités associatives, une « organisation-projet » a été instaurée. Durant trois ans, six laboratoires de recherche ancré dans six régions françaises, représentés par un relais scientifique travaillant sur la thématique de l'intégration, de l'insertion, de la socialisation ou de l'éducation par le sport, ont participé au projet. Deux comités de pilotages travaillaient sur les orientations du projet. Le comité de pilotage institutionnel d'abord, était composé du CIV, de l'APELS, du ministère Jeunesse et Sport, des fédérations sportives. Il devait proposer des priorités et des thèmes pertinents à traiter au regard de l'actualité et des enjeux. Le comité de pilotage institutionnel était un organe consultatif qui devait définir une légitimité à la recherche-action. Le second comité de pilotage était composé strictement de scientifiques. Il devait définir les concepts, proposer des méthodologies et valider les hypothèses en gardant une relative autonomie et une indépendance dans ses choix par rapport au comité de pilotage institutionnel. Le lien entre le comité de pilotage institutionnel et le comité de pilotage scientifique était fait par l'intermédiaire du responsable scientifique, seul acteur présent dans les deux entités.

J'ai signé une convention CIFRE avec l'APELS pour réaliser la coordination opérationnelle de la recherche-action tout en travaillant sur ma thèse. Je participais au comité de pilotage scientifique, élaborais les outils de recueil de données et des outils de suivi des clubs. Avec le responsable scientifique, Gilles VIEILLE MARCHISET, je rédigeai les notes méthodologiques et les rapports intermédiaires. J'ai suivi, impulsé et régulé le travail des étudiants mobilisés par les relais scientifiques dans les différentes phases du projet. J'ai également été en contact avec les acteurs de terrain lors de mes fréquentes visites. Il est important de souligner que ma présence et mon implication dans les différentes régions n'ont pas été identiques. En fonction des ressources humaines, des besoins, des relations établies avec les relais scientifiques et les dirigeants, mon intervention oscillait entre trois échanges téléphoniques par an à un mois de présence effective sur le terrain.

L'entrée par la recherche-action (notamment par le diagnostic) m'a permis, dans le cadre de ma thèse, d'avoir accès à un panel élargi de clubs et de situations d'innovation territorialisées. J'ai eu la possibilité de connaître a minima, durant la phase de diagnostic, un faisceau de clubs sportifs offrant une multitude de dynamiques de changement et d'innovation. J'ai pu établir des relations propices à un travail d'enquête plus approfondi avec certains dirigeants173. J'ai été cependant dans

l'obligation de « conquérir mes terrains »174 en justifiant ma place, mon statut et mon rôle de

coordinateur opérationnel, d'étudiant en STAPS, d'amateur de sport : « Le chercheur en recherche-

action n'est ni un agent d'une institution, ni un acteur d'une organisation, ni un individu sans appartenance sociale, par contre il accepte éventuellement ces différents rôles à certains moments de son action et de sa réflexion175 ». Dès lors, j'ai dû démontrer mes compétences sur la thématique

du sport et des quartiers en évoquant les enjeux, les problématiques, les solutions expérimentées sur différents territoires176.

173 La justification des terrains d'enquête choisi est exposée à la fin du chapitre 3. 174 Stéphane BEAUD, Florence WEBER, op. cit.

175 René BARBIER, op. cit., p. 8.