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Les rationalisations du parlementarisme dans la représentation du régime parlementaire en France

(

XIXe

XXe

siècles)

Nous l’avons constaté, l’idée de rationalisation du parlementarisme était inscrite dans la construction du parlementarisme français dès ses origines, même si elle ne s’est pas concrétisée au niveau constitutionnel au moment de l’établissement du premier régime parlementaire français en 1875.

Plus d’une décennie à peine après l’adoption des Lois constitutionnelles de 1875, aussi bien pour les partisans de la primauté de l’Assemblée élue au suffrage universel que pour les défenseurs de la conception d’un équilibre entre les pouvoirs, le régime parlementaire de la IIIe République était considéré comme fonctionnant assez

mal. Aussi, dès la fin du XIXe siècle, la rationalisation du parlementarisme, en tant que

technique de codification pouvant être mise au service de finalités différentes, devait apparaître aux uns comme aux autres comme un moyen privilégié pour réformer les institutions. Entre 1888292 et 1946293, voire 1958294, la IVe République ayant hérité largement des dysfonctionnements de sa devancière malgré une architecture générale différente, nombre de projets constitutionnels ou législatifs, de propositions règlementaires, voire de pratiques particulières, furent avancés, préconisant de recourir à la rationalisation du parlementarisme. Cet ensemble de projets, de proposit ions et de pratiques forme un véritable corpus, novateur, des rationalisations du parlementarisme qui ont pu être conçues en France, avant qu’une partie d’entre elles ne soient déclinées et reprises dans le Règlement de la Chambre des députés au cours des premières décennies du XXe siècle, puis dans les textes constitutionnels de 1946 et 1958.

292 1888, c’est-à-dire à partir des premières propositions largement empreintes de l’idée de

rationalisation du parlementarisme présentées par Jean Jaurès ou par les radicaux dans le débat sur la révision des Lois constitutionnelles de 1875.

293 1946, soit le moment où l’idée de rationalisation du parlementarisme se déploya, pour la première

fois, pleinement dans une constitution française.

294 1958 car, même si la mise en œuvre de la rationalisation du parlementarisme dans la Constitution

du 27 octobre 1946 sera étudiée dans la deuxième partie, les projets constitutionnels de Michel Debré sous la IVe République nous paraissent devoir être étudiés dans cette première partie, dès lors qu’ils ne

Jean-Félix de BUJADOUX| Thèse de doctorat | décembre 2019

Étudier les étapes de la formation de ce corpus des rationalisations du parlementarisme, sans sacrifier à une approche uniquement chronologique, appelle à procéder à cette étude en distinguant les représentations du régime parlementaire en jeu dans les débats politiques et parlementaires contemporains. Ce sont ces représentations, en effet, qui étayent la finalité poursuivie par les différentes formes de rationalisation du parlementarisme préconisées successivement ou concomitamment, ainsi que le paradigme dans lequel elles seraient appelées à se déployer.

Au moment où a commencé à s’élaborer ce corpus de la rationalisation, au cours des décennies 1880 et 1890, deux principales représentations du régime parlementaire paraissaient s’imposer aux yeux des acteurs politiques et publicistes et continueront à prévaloir dans la première moitié du XXe siècle

La première représentation du gouvernement parlementaire, qui était celle des gauches avancées – radicales et socialistes – renvoyait à « la théorie de la suprématie des assemblées ». « Plus précisément, le terrain sur lequel se jouait la question de la définition du régime parlementaire était celui, non pas de la souveraineté politique ultime (celle, par exemple, de la nation ou du peuple démocratique) mais d’une souveraineté organique interne au sein des institutions démocratiques »295. En 1933, René Capitant écrira que cette « théorie exposée d’abord par Bagehot, devenue classique en Angleterre, et dont s’inspire en France M. Carré de Malberg, enseigne que le phénomène le plus frappant du régime parlementaire est bien plutôt la subordination de l’exécutif au législatif, la souveraineté dont s’y trouve investie l’assemblée, chargée tout à la fois de faire les lois et de contrôler le gouvernement ou, mieux encore, de gouverner par l’intermédiaire de cette commission exécutive en laquelle se résout à ses yeux le ministère »296. La représentation du gouvernement parlementaire, que se faisaient les gauches radicales et socialistes à la fin du XIXe siècle, était bien celle d’un régime au sein duquel devait prévaloir la volonté des assemblées. En effet, « l’idéologie constitutionnelle républicaine s’évertuait, dans son aile la plus avancée, à défendre une perspective hiérarchisante de la distribution des pouvoirs, qui aboutissait spécialement

295 D. Baranger et Armel Le Divellec, « Régime parlementaire », in Traité international de droit

constitutionnel, t. 2, Distribution des pouvoirs, D. Chagnollaud de Sabouret et M. Troper (dir.), op. cit.,

p. 166.

à ériger en acte de foi la subordination du gouvernement au parlement, le premier étant réduit à un pouvoir essentiellement d’exécution des volontés du premier »297. Cette

représentation du gouvernement parlementaire, qui prétendait s’appuyer sur un modèle britannique298, en particulier celui analysé par Bagehot299, renvoyait encore à la fin du

XIXe siècle à l’idée d’un véritable gouvernement d’assemblée théorisé par les radicaux

Charles Floquet et René Goblet dans la décennie 1880. Inscrivant leurs propositions dans une représentation du gouvernement parlementaire conçu comme un régime de « fusion des pouvoirs », plus fidèle à la réalité britannique, Jean Jaurès et Léon Blum devaient rompre avec cette conception d’un gouvernement d’assemblée et s’attacher à mieux définir les missions et les prérogatives du pouvoir exécutif.

La seconde représentation du gouvernement parlementaire, partagé par une partie des acteurs politiques et des publicistes de la période en cause renvoyait à « la théorie de l’équilibre et de l’égalité des pouvoirs »300, présentée par René Capitant

comme une théorie qui voit dans le régime parlementaire « une application du principe de la séparation des pouvoirs, la séparation souple par opposition à la séparation tranchée telle qu’elle est organisée dans la Constitution américaine. C’est dire que le régime parlementaire, s’il ne connait pas les “cloisons étanches” qui isolent les pouvoirs en Amérique, s’il favorise au contraire leurs contacts mutuels et leur collaboration, n’en reste pas moins fondé sur l’idée de deux pouvoirs qui s’opposent et se font équilibre »301. Telle est selon lui la conception du régime parlementaire défendue par Adhémar Esmein, Léon Duguit, Maurice Hauriou, Robert Redslob Paul Barthélémy et Duez. C’était celle qui inspirait largement en leur temps des

297 A. Le Divellec, « Adhémar Esmein et les théories du gouvernement parlementaire », in Le droit

constitutionnel d’Adhémar Esmein, S. Pinon et P-H. Prélot (dir.), Montchrestien, Lextenso-Editions,

2009, p. 173.

298 Ainsi, Louis Blanc : « Aujourd’hui, si l’Angleterre vit politiquement d’une vie tranquille, c’est

précisément parce que l’idée de la prééminence nécessaire du pouvoir législatif sur le pouvoir exécutif y a tout à fait prévalu ; c’est parce que la toute-puissance exécutive y est concentrée entre les mains du Premier ministre qui est censé être nommé par la Reine, mais qui est, en réalité, nommé par la Chambre des Communes, laquelle le renvoie dès qu’il lui déplait ; c’est enfin parce que le pouvoir exécutif dépend de manière absolue du pouvoir législatif qu’un publiciste distingué, M. Bagehot a pu écrire avec vérité : « En Angleterre, le cabinet est une simple commission parlementaire » : Annales de

l’Assemblée nationale, séance du 21 juin 1875, t. 39, p. 71, cité par A. Esmein, « Deux formes de

gouvernement », RDP, 1894, p. 33-34.

299 Sur les interprétations simplificatrices des thèses de Bagehot de l’aile radicale des républicains de

la fin du XIXe siècle, voir A. Le Divellec, « Adhémar Esmein et les théories du gouvernement parlementaire », art. cité, p. 170 et s. notamment. Voir aussi sur les interprétations de R aymond Carré de Malberg et René Capitant : D. Baranger et A. Le Divellec, « Régime parlementaire », in Traité

international de droit constitutionnel, op. cit., p. 168-169.

300 Ibid. p. 170.

Jean-Félix de BUJADOUX| Thèse de doctorat | décembre 2019

personnalités comme Charles Benoist, Raymond Poincaré, André Tardieu, Jacques Bardoux ou, plus tard, Michel Debré.

C’est en fonction de ces deux grandes représentations du gouvernement parlementaire que les mécanismes de la rationalisation du parlementarisme ont été imaginés en France à partir de la décennie 1880. À notre sens, il convient donc d’étudier cette élaboration d’un véritable corpus de la rationalisation, considéré comme un moyen d’asseoir solidement le gouvernement parlementaire, successivement dans le régime parlementaire présenté comme un régime de « fusion des pouvoirs » (Titre 1) et dans le régime parlementaire entendu comme un régime de collaboration et d’équilibre des pouvoirs (Titre 2).

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