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La représentation du développement et de l’apprentissage soutenue par Rousseau et Claparède les amène à entretenir un rapport au savoir bien différent de celui que l’on rencontre dans l’éducation traditionnelle ; c’est le sujet que nous allons aborder à présent, en nous inscrivant à nouveau dans une démarche comparative, afin de discuter la filiation établie par Claparède

Si la vision que Rousseau et Claparède se font de l’école traditionnelle les amène à l’envisager comme le lieu d’ « emmagasinages stériles de leçons apprises, avec un luxe inouï de détails inutiles et souvent au-dessus de la portée des enfants » (Claparède, 1912b, p. 11), tous deux prônent l’enracinement du savoir dans une réalité concrète, qui fasse sens pour l’enfant. Ainsi, les « absurdes leçons de rhétorique » (Claparède, 1912/1930/2003, p. 93) sont vertement condamnées, aussi bien dans l’Emile que dans divers textes de Claparède, puisqu’elles n’ont guère de signification pour les élèves et sont considérées comme des savoirs figés et inutiles ; Claparède peut donc reprendre, à son compte, les propos de Rousseau. L’intérêt et le besoin sont à nouveau brandis comme justificatifs du savoir. Afin d’éviter toute redondance, nous ne souhaitons guère y revenir. Ce nonobstant, il nous semble important de mentionner que le savoir, tel qu’il est conçu par Rousseau et Claparède, doit s’ancrer dans la vie même de l’élève et s’inscrire dans ses sources d’intérêt et dans ses motifs

de besoin. Pour illustrer ce rapport particulier au savoir, Rousseau est généreux en exemples dans son Emile. Qu’il se perde volontairement dans la forêt de Montmorency avec son disciple, ou qu’il l’invite à défier le joueur de gobelet, il rattache constamment le savoir à une réalité immédiate, propre à susciter l’intérêt ou à répondre aux besoins d’Emile. « A quoi cela est-il bon ? Voilà désormais le mot sacré, le mot déterminant entre [Emile] et [Rousseau]

dans toutes les actions de [leur] vie » (Rousseau, 1762/1969, p. 282). Si la réponse à cette question ne permet pas à l’élève d’envisager le savoir dans un contexte vital, en lien avec sa vie propre, alors il est préférable de passer outre. Ainsi, « la sphère de ses connaissances ne s’étend pas plus loin de ce qui est profitable » (Rousseau, 1762/1969, p. 506), mais le savoir acquis répond à l’utilité du moment et permet à Emile d’être sûr de ce qu’il sait. Et Claparède (1912/1930/2003) revient précisément sur cet aspect du savoir, défendu par Rousseau :

Ah ! Jean-Jacques l’avait bien compris, quant il disait Il faut occuper l’enfant de manière que non seulement il se sente utile à la chose, mais qu’il s’y plaise à force de bien comprendre à quoi sert ce qu’il fait. […]. (p. 169)

Moins fantasque et plus méthodique que son prédécesseur, Claparède (1930) approfondit ce rapport au savoir, et en propose une vision à nouveau fonctionnelle :

Le principe fonctionnel, qui nous rappelle que l’action a toujours pour fonction de répondre à un besoin (organique ou intellectuel), nous révèle du même coup quelle est la signification biologique du savoir, des connaissances que nous acquérons. Ce savoir n’a de valeur que pour autant qu’il sert à ajuster notre action, et à lui permettre d’atteindre le mieux possible son but, la satisfaction du désir qui l’a fait naître. (p.

180)

Chacun à sa manière, Rousseau et Claparède en appellent donc à l’utilité du savoir.

Toutefois, celui-ci insiste davantage sur la place qu’occupe le savoir dans l’action éducative ; il se détache ainsi de son prédécesseur et amène des éléments nouveaux, dont nous souhaitons parler. Pour lui, qui n’attribue au savoir qu’une valeur fonctionnelle, il convient de garder à l’esprit qu’il ne possède aucune valeur intrinsèque. Considéré comme « un capital de connaissances acquises », le savoir est subordonné à la pensée qui, elle, est envisagée comme

« un mouvement de l’esprit » (Claparède, 1925, p. 8). Et aux yeux de Claparède, ce

« mouvement de l’esprit » tient le rôle de but, qui ne peut être atteint que grâce à un moyen

précis, celui du savoir. Pensée et savoir forme donc un couple inégal, puisque c’est au savoir de se plier aux exigences de la pensée. Et grâce à cette démonstration, Claparède met au jour un nouveau travers de l’éducation traditionnelle, que Rousseau condamne également, sans pour autant en disséquer les causes. Le fait de reléguer la pensée au second plan, en hissant le savoir sur les plus hautes marches du podium de l’intelligence biaise le rapport qu’entretiennent les élèves aux connaissances. « A force de gaver l’écolier de connaissances, et de connaissances qui sont étrangères à ses intérêts, on éteint chez lui le désir de comprendre, de trouver, de réfléchir à ce qu’on lui propose d’apprendre » (p. 14). L’élève ne pense plus, il se contente d’engranger des savoirs et, peu à peu, « il désapprend à se servir de son intelligence » (p. 14).

Ainsi donc, Claparède remet en question la place dévolue au savoir dans le système éducatif et ce que disent R. Hofstetter et B. Schneuwly (2006) au sujet de l’Education Nouvelle dans son ensemble est transposable ici :

la valeur formative des savoirs livresques et connaissances constituées est volontiers mise en cause ; les savoirs formels, les contenus disciplinaires, les programmes et manuels scolaires [sont] couramment délaissés pour des situations éducatives à même la vie courante, voire en plein air, et pour une orientation plus pratique et concrète de l’éducation ; les activités intellectuelles moins investies que les activités manuelles et physiques ; l’enseignement formalisé moins reconnu que l’apprentissage naturel. (p. 3)

C’est ainsi que la pensée peut reprendre la place qui lui revient, aux yeux de Claparède. Et cette vision des choses coïncide fort bien avec ce que l’on retrouve dans l’Emile ; Claparède n’hésite donc pas à jeter des ponts entre ce qu’il dit et ce qu’il retrouve chez Rousseau, et nous nous proposons d’aller voir ce qu’en pense ce dernier. L’éducation livresque est un exemple éclairant ; souvenons-nous de ce qu’en dit Rousseau. Tout d’abord, et c’est indéniablement cela qu’il redoute le plus, cette éducation livresque contribue fortement à éloigner l’élève du bien, du vrai, puisque les opinions sociales contenues dans les livres « dénaturent » l’enfant et le conduisent à sa perte. De surcroît, elle l’incite à envisager le monde et la société qui l’entourent à travers les yeux d’un autre. Loin de penser de son propre chef, il aborde alors les questions auxquelles il est confronté avec les réponses toutes faites d’un tiers. Et c’est sur ce point précis que Claparède, peu craintif de la dépravation sociale encourue par l’enfant, rejoint Rousseau dans sa condamnation de l’éducation livresque: « […] le pli dangereux est là : lire ! Et, en effet, sucer tout doucement la pensée des

autres, comme c’est moins fatiguant que de mobiliser la sienne propre ! […] [A]ccepter des opinions toutes faites, comme c’est plus commode que de nous forger nous-mêmes, en connaissance de cause ! » (1925, p. 15). C’est donc sur cela qu’il insiste, lorsqu’il compare sa position à celle de Rousseau.

Le savoir doit donc être envisagé comme un outil servant la pensée. Il s’agit nullement de gonfler les connaissances des élèves au-delà de l’utilité qu’ils en ont. L’acquisition du savoir se fait donc dans un rapport étroit avec le contexte dans lequel évolue l’enfant, et pour comprendre comment elle s’opère il convient d’aborder la partie suivante, consacrée à la représentation du maître.