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II. Le rôle du contrat dans l’accès aux régimes de protection des travailleurs

II.2 Le traitement de la question de la nature du rapport du travail au Québec et ailleurs

II.2.4 La solution retenue au Québec

II.2.4.2 Le rapport Bernier

En 2002, un comité d’experts a été constitué afin d’examiner les besoins de protection sociale des personnes vivant une situation de travail non traditionnelle et de faire rapport au gouvernement du Québec. Ce comité, présidé par M. Jean Bernier, professeur au Département des relations industrielles de l’Université Laval, et composé également de Mme Guylaine Vallée, professeure à l’École de relations industrielles de l’Université de Montréal, et de Me

224 Ibid. à la p. 80.

Carol Jobin, professeur au Département des sciences juridiques de l’Université du Québec à Montréal, a rendu public son rapport final en 2003225 (« rapport Bernier »).

Dans le cadre de son analyse, le comité a, entre autres, examiné la portée des définitions de « salarié » et de « travailleur » donnant accès aux divers régimes législatifs de protection sociale parmi lesquels se retrouvent le Ct, la Lnt, la Lsst, la Latmp, L.es. et la Ldcc. Après avoir indiqué que ces régimes ont été construits « à partir d’une notion très classique ou très traditionnelle du lien de salariat » qui ne représente pas la réalité du monde du travail à l’heure actuelle où les emplois dits « atypiques » sont de plus en plus courants226, le comité précise

que « [c]ela a pour effet de placer un nombre de plus en plus important de travailleurs soit en dehors du champ d’application du droit du travail de telle sorte qu’ils n’ont pas accès à ces protections, soit dans une sorte de zone grise où l’on ne cesse de s’interroger sur la question de savoir si ces personnes ont davantage les attributs d’un salarié ou s’ils ne sont pas plutôt des entrepreneurs »227.

Dans ce cadre, le comité a soumis plusieurs recommandations guidées par trois principes, soit « le caractère d’ordre public de la qualification de la relation d’emploi », « l’accessibilité la

225 Jean Bernier, Guylaine Vallée et Carol Jobin, « Les besoins de protection sociale des personnes en situation de

travail non traditionnel », Rapport final du Comité d’experts chargé de se pencher sur les besoins des personnes vivant une situation de travail non traditionnelle, Gouvernement du Québec, 2003, en ligne : <http://www.travail.gouv.qc.ca/publications/archives/normes_du_travail.html> (document consulté le 4 juin 2014) [Rapport Bernier]. Il est à noter que le rapport comporte plusieurs sections qui sont publiées séparément à l’adresse électronique précitée.

226 Rapport Bernier, ibid. à la p. 400. Le Rapport indique que « plus du tiers des emplois échappent maintenant au

modèle de l’emploi permanent à durée indéterminée pour un employeur donné dans les locaux de l’entreprise », tout en précisant que les emplois dits « atypiques » « correspondent à différents statuts de travail qu’il s’agisse de travail à temps partiel, de travail à durée déterminée, de travail à domicile, de travail temporaire soit directement pour un employeur, soit par l’intermédiaire d’une agence de personnel ou encore de travail indépendant qu’on appelle souvent autonome ».

plus générale possible » et « l’absence de discrimination fondée sur le statut d’emploi »228.

Pour ce qui nous intéresse, le principe relatif au caractère d’ordre public de la qualification de la relation d’emploi se rapporte au principe de la réalité en droit du travail, lequel implique essentiellement que la qualification faite par les parties du rapport de travail ne saurait pas prévaloir sur la situation réelle devant être considérée pour déterminer si les critères établis par la loi sont remplis229. Relativement à l’accessibilité aux régimes législatifs de protection230, le

comité estime que ceux-ci « doivent rejoindre toutes les personnes qui éprouvent des besoins légitimes compatibles avec leurs objectifs », ce qui va non seulement dans l’intérêt des travailleurs individuellement, mais aussi de la société dans son ensemble231. Le lien entre

l’accessibilité aux régimes et la prise en compte de la situation factuelle dans les définitions qui ouvrent la porte à l’application des lois du travail est mis en évidence dans l’extrait suivant du rapport Bernier :

« Là où l’accessibilité dépend de la notion de salarié ou travailleur, la garantie d’accessibilité implique que l’on assure que cette notion soit élargie pour englober ceux qui sont factuellement dans une situation ou relation de travail qui entre dans la portée intentionnelle du régime et des protections qu’il dispose, ce qui vise notamment les faux autonomes ou faux indépendants. Dans ce cas, nous estimons qu’il est approprié de revoir les définitions actuelles afin, autant que possible, d’éliminer les exclusions artificielles, de réduire l’incertitude, de limiter les possibilités d’arbitraire ou d’incohérence, de prévenir les litiges générateurs de coûts et de délais portant sur la qualification juridique et de clarifier les situations pour éviter que des droits ne soient pas exercés par ignorance de la part de leurs titulaires. »232

228 Voir ibid. aux pp. 406-413. 229 Ibid. aux pp. 406-409. 230 Ibid. aux pp. 409-411. 231 Ibid. à la p. 409. 232 Ibid. à la p. 410.

Le comité suggère ainsi de réviser et d’harmoniser les définitions de « salarié » et « travailleur » donnant accès aux divers régimes de protection sociale. Les recommandations relatives au Ct, à la Lnt, à la Lsst, à la Latmp, à la L.e.s. et à la Ldcc, se lisent, pour ce qui nous intéresse, comme suit :

« Recommandation no 1

Que la définition du « salarié » du Code du travail soit révisée et ne comprenne que les éléments suivants :

1) une personne qui travaille pour une autre personne moyennant rémunération;

2) que cette personne soit salariée ou non en vertu d’un contrat de travail;

3) et qui s’oblige à fournir personnellement une prestation de travail pour cette autre personne dans un cadre ou selon des modalités telles qu’elle est placée sous la dépendance économique de cette dernière. »233

* * « Recommandation no 4

Que la définition du « salarié » en vertu de la Loi sur les normes du travail soit révisée afin de la rendre identique à celle qui est recommandée pour la définition du salarié en vertu du Code du travail; […] »234

* * « Recommandation no 5

Que la définition du « salarié » en vertu de la Loi sur les décrets de convention collective soit révisée afin de la rendre identique à celle qui est recommandée pour la définition du salarié du Code du travail tout en prévoyant la protection des situations acquises découlant de l’actuel statut d’artisan et du travail en équipe ou en société; […] »235

* *

233 Ibid. à la p. 431.

234 Ibid. à la p. 437. 235 Ibid. à la p. 439.

« Recommandation no 6

Que la définition du « travailleur » en vertu de la Loi sur les accidents du travail et les maladies professionnelles soit amendée pour remplacer l’expression « en vertu d’un contrat de travail » par « que cette personne soit salariée ou non en vertu d’un contrat de travail »; […] »236

* *

« Recommandation no 7

Que la définition du « salarié » en vertu de la Loi sur l’équité salariale soit révisée afin de la rendre identique à celle qui est recommandée pour la définition du salarié en vertu du Code du travail; […] »237

* * « Recommandation no 8

Que la définition du « travailleur » en vertu de la Loi sur la santé et la sécurité du travail soit révisée afin de la rendre identique à celle qui est recommandée pour la définition du salarié en vertu du Code du travail; […] » 238

Relativement aux caractéristiques de la définition actuelle de la notion de « salarié » donnant accès au régime du Ct, le comité note qu’elle favorise une « approche basée sur la réalité factuelle de la situation et de la relation d’emploi », tout en soulignant que « [elle] se distingue d’un autre type de définition employé[e] dans le cadre d’autres régimes qui, faisant référence au « contrat de travail », renvoi, au plan de l’interprétation, au [C.c.Q.] »239.

Malgré cette situation, le comité estime convenable de « renforcer » l’approche factuelle en écartant la notion de contrat de travail du C.c.Q. comme un élément à considérer pour qualifier

236 Ibid. à la p. 441. 237 Ibid. à la p. 443. 238 Ibid. à la p. 445. 239 Ibid. à la p. 417

un individu de « salarié », de façon que cette dernière notion puisse englober des situations qui ne remplissent pas les critères qui caractérisent le contrat de travail, comme c’est le cas de l’entrepreneur dépendant240. Il propose également d’exclure de la définition de salarié toute

référence à la subordination juridique, élément distinctif du contrat de travail, afin de ne pas faire indirectement ce qu’on cherche à éviter en omettant de référer au contrat de travail241.

Par ailleurs, le comité suggère d’élargir la notion de salarié par l’inclusion du critère de la « dépendance économique » propre à l’entrepreneur dépendant, cette expression faisant référence à la situation dans laquelle une personne est placée compte tenu du contexte et des modalités du travail qu’elle s’engage à fournir au profit d’une autre personne242.

On peut voir ici un exemple de l’utilisation de la théorie de relation de travail afin d’élargir l’accès aux régimes de protection sociale aux personnes qui exécutent un travail dans des conditions que le législateur vise à protéger avec l’instauration de ces régimes. La prise en compte du critère factuel permettrait, selon le comité, de rejoindre le plus grand nombre de personnes. Or, pour atteindre cette finalité, le comité ne se limite pas à choisir entre la thèse contractuelle et l’approche factuelle qui incarne la théorie de la relation de travail. Il se penche sur la portée même du droit du travail qui vise à protéger non seulement le salarié au sens traditionnel du terme, mais aussi d’autres personnes qui dans le monde actuel du travail doivent y être assimilées puisqu’elles se retrouvent avec des besoins similaires de protection

240 Ibid. à la p.427. Notons que le rapport Bernier fait référence à la solution retenue dans d’autres juridictions

qui ont assimilé l’« entrepreneur dépendant » au salarié (voir pp. 423-426 du rapport). Dans ce sens, voir les définitions d’ « employé » et d’ « entrepreneur dépendant » qui figurent à l’art. 3(1) Code canadien du travail, L.R.C., (1985) ch. L-2.

241 Ibid. à la p.428. 242 Ibid. aux pp. 428-429.

que le droit du travail cherche à satisfaire. Le rapport de travail est ainsi appréhendé d’un point de vue matériel, mais en plus, les éléments qui servent à le définir ne sont pas ceux qui caractérisent le contrat de travail, même si ce dernier est évidemment inclus dans les définitions du « salarié » et du « travailleur » proposées dans le rapport Bernier.

L’approche factuelle serait ainsi plus inclusive que celle basée sur le contrat. Mais les difficultés découlant de l’adoption de la solution contractuelle ne se limitent pas aux catégories de travailleurs atteints par le droit du travail, elles se rapportent aussi à des problèmes d’ordre formel et à la méthode d’analyse.