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Chapitre 2. « Rap de l’écart » et positionnement identitaire

4.2.1 Rapper sur soi

Malgré le groupe des « rappeurs de fils d’immigrés » auquel elle est associée, Casey s’est toujours « vécue comme étant seule dans [s]a catégorie et [s]on coin » (Volle, 2020), selon ses propres mots. Il va sans dire que les thèmes abordés dans ses textes, en plus de la sonorité de ses

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albums, n’en font pas une coqueluche des radios et de chaînes de télévision. Les articles à son sujet en parlent comme d’une artiste « trop rare depuis la sortie de son premier EP […] et qui a pris l’habitude de méditer dans l’ombre les coups qu’elle prépare » (Dejean 2020); d’une « affranchie du diktat de l’industrie du rap, qui voudrait qu’un rappeur sorte un album par an » (Binet, 2020). Casey en est tout à fait consciente : « Je suis simplement sur mon tempo, et qu’importe s’il n’est pas commun au sein d’une industrie où tout foisonne en permanence » (Delcourt, 2020). Il y a de surcroît chez la rappeuse une volonté avouée de se distancier de la conception dominante de l’art : « Je ne suis pas une artiste ! Je ne suis pas en train de me branler dans la poésie… Ça, c’est des questions pour les mecs de la variété, tu vois… Je fais du rap, t’as vu c’est tout, c’est aussi simple que ça » (Doucouré, 2010). Cette remarque n’est pas sans rappeler, dans les années 1990, l’émergence d’un rap qui se décrivait comme « ignorant », représenté par les rappeurs du collectif Time Bomb, fondé par DJ Mars, DJ Sek et Rick Vlavo et dont faisaient partie Lunatic, Les X a.k.a les X-Men, Oxmo Puccino, Pit Baccardi, etc. Ces derniers plaçaient volontairement leur pratique « en-deçà de l’art consacré » et surtout « loin de toute prétention à la culture, à la connaissance et à la hauteur de sentiment » (Wallon, 2012), créant une posture de confrontation de la société dominante, ses codes et son esthétique. Dans le cas de Casey comme de Time Bomb, il s’agit d’un intéressant paradoxe pragmatique, c’est-à-dire une « contradiction entre ce que dit l’énoncé et ce que montre son énonciation » (Maingueneau, 1993,158). Si Casey prétend ne pas être artiste, pourquoi alors être rappeuse, pourquoi écrire des textes dont la dimension esthétique est indubitable et les déclamer selon un rythme particulier sur de la musique ? Ce paradoxe est à comprendre comme un positionnement institutionnel qui concerne à la fois le rap et Casey. Le commentaire rapporté de Casey au sujet de l’art sert à placer la rappeuse (« je fais ») et sa pratique (« du rap ») moins en-deçà que complètement hors de la conception dominante de l’art qu’elle décrit par des termes péjoratifs (« la poésie » et « la variété »). Cet épitexte médiatique est un premier indice de la position revendiquée de Casey en marge du monde de l’art, voire du monde du rap.

Fidèle à la tendance autoréférentielle et métadiscursive du rap, Casey se décrit, dans son œuvre, comme hostile à la vie confortable et mièvre d’artiste. Son rap est une forme d’écriture qui ne peut être consommée et appréciée par quiconque : « Produire du son pour pisseuses et

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ménagères? / Apparemment, tu ignores à qui tu as affaire » (« Pas à vendre », TT). Casey réitère cette dichotomie entre elle et les autres qu’elle associe à une forme d’art et de musique trop bien perçus :

Je n'suis pas cette bête de foire que l'on dompte Ou bien même à qui l'on monte sur la tête

Et cette vie propre et nette de michetons aux petites minettes Je n'en veux pas, laisse-moi sur ma planète (ibid.).

Cette « planète » dont il est question est précisément la place à l’écart de la rappeuse dans laquelle elle se place volontairement, ou du moins, de laquelle elle retire une forme de jouissance : « La marge est ma complice / J’adore les liens qu’on tisse », écrit-elle dans « Ma complice » (G). Mais Casey est-elle la seule habitante de cette planète ? Il ne serait pas erroné de dire que ses comparses l’occupent avec elle et ce, depuis le début de son parcours artistique. Avant la parution de ses premiers albums en 2006, elle a entre autres participé aux trois mixtapes de son groupe Anfalsh, Que d’la haine 1, 2 et 3. Les mentions à Anfalsh et à ses collègues, notamment La Rumeur et le groupe Zone Libre qui a produit la musique des albums L’angle mort et Les contes du chaos — en bref, les références au groupe — sont importantes, surtout quand il s’agit de se placer en marge du champ artistique :

Autonomes, à l'attaque, c'est la seule position Que le quintette accepte sans devenir grossier C'est la basse en pleine tête si tu fais de la chanson

Anfalsh et Zone libre, c'est pas vraiment le son des vacanciers (« Aiguise-moi ça », CC).

Casey parle au nom du groupe et le présente comme une véritable cellule hermétique refusant d’être associée aux artistes de la variété — « la chanson », « le son des vacanciers » — et surtout loin de se définir comme tel — « Des dingues, des Antillais, tout y est, on est venus outillés » (ibid.). Sur l’album suivant avec le collectif Asocial Club, dont le nom est évocateur, Casey décrit son groupe par le négatif : « On n'sera jamais beaux et prospères / Comme ces idoles qu'on nous vend sur les posters » (« Je hante ma ville », TEED), ce qui, de son point de vue, est précisément l’effet recherché. Lors d’une entrevue suivant la parution du dernier album Gangrène avec Ausgang, Casey confirme la réflexion de l’animatrice proposant que l’album contienne

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plusieurs éclairs de joie : « La joie d’être ensemble, la joie de dire que c’est bon d’être ensemble, la joie de dire que ça donne de la puissance d’être ensemble » (Par les temps qui courent, 2020). Œuvrer en groupe est alors une force, parfois autant souhaitable que la solitude, ce qui attribue une valeur nouvelle aux nombreux albums collaboratifs auxquels la rappeuse a participé. Depuis le début de sa pratique, Casey a également été très près du groupe La Rumeur, avec qui elle partage une aversion pour la diffusion de masse et le penchant populaire du rap27. En plus de l’album

L’angle mort écrit avec Hamé, Ekoué est invité sur le morceau « On ne présente plus la famille » (TT) : « Toi, mon support si je vacille / Ekoué, explique-leur bien qu'on est une famille ». Malgré la position underground de Casey et de son entourage, la rappeuse ne doute ni de leur influence sur le genre et sur les autres rappeurs ni de la supériorité de son choix :

Puisqu'ils font semblant de n’pas nous connaître

Nous haïssent mais leurs propos trahissent qu'ils veulent en être Nous épient et recopient nos textes à la lettre

Que toutes les petites fiottes hip-hop aillent se faire mettre (ibid.).

L’identification de Casey au rap se réalise doublement : d’un côté, l’importance du groupe est notable et de l’autre côté, un désir de la marge, souvent en solitaire, parfois en groupe, ancre la rappeuse dans une altérité désormais recherchée. C’est un traçage extrêmement signifiant ici : ses identités raciale et territoriale étant la source d’une altérité violente, elles permettent l’expression d’une violence symbolique à travers le rap et l’émergence d’une identité forte par celui-ci. Dans ce paradigme spécifique du rap, Casey devient autre, non parce qu’on l’y oblige, mais bien parce qu’elle s’y sent à son aise.

Cette manifestation d’un « rap de l’écart » — à l’écart des autres rappeurs, du centre, des projecteurs — serait une incarnation contemporaine de ce que Dominique Maingueneau, linguiste et spécialiste en analyse du discours nomme la « paratopie ». Être écrivain — ou artiste — c’est se positionner, immanquablement, par rapport à une certaine institution, une pratique et des normes — un champ, pour reprendre le terme de Pierre Bourdieu dans Les règles de l’art (1992). Selon Maingueneau, la particularité du champ littéraire (et du champ artistique de façon plus générale),

27 Sur ce sujet, voir l’article « Hamé : "Skyrock et les majors ont apolitisé le rap" » (Kevin Erkeletyan, 2014); et le morceau « Nous sommes les premiers sur… » (La Rumeur, 2004)

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différent des autres champs de la société (la médecine, la politique, l’architecture, etc.) est celui de l’entre-deux. Si l’art fait partie de la société, il est dans sa nature de jouer avec la frontière entre le dedans et le dehors de la société. L’art est en soi une frontière : il fait partie de la société tout en voulant et en devant s’en différencier. À l’intérieur de ce « milieu », qui est en fait une limite, l’écrivain se négocie une place — comme Casey affirmant qu’elle n’est pas une artiste tout en développant, au fil des ans, une esthétique particulière à son œuvre. C’est précisément ce que Maingueneau appelle « paratopie » : la « difficile négociation entre le lieu et le non-lieu, une localisation parasitaire, qui vit de l’impossibilité même de se stabiliser » (1993, 27-28). Au cœur même du contexte « paratopique », il s’agit de faire partie ou non d’un cercle ou d’une « tribu » selon le terme de Maingueneau. Cela revient à partager ou à rejeter des éléments esthétiques distincts de façon explicite ou « invisible » (ibid., 30-31). Chez Casey en particulier, le « rap de fils d’immigrés » ou la revendication d’un rap underground sont des processus « paratopiques » évidents. Quant à l’inclusion dans une tribu, l’identité singulière de Casey s’articule en conjonction avec celle de son entourage artistique. Loin d’être en contradiction, elles se répondent sans cesse : la rappeuse fait partie d’un groupe élargi qu’elle considère comme une famille, tout en mettant de l’avant sa propre personnalité et son statut de rappeuse au singulier.

En ce sens, le rap de Casey ne se détourne pas totalement des attitudes répandues du hip- hop : plusieurs artistes choisissent un parcours solitaire, collaborent avec des rappeurs de leur entourage, refusent une étiquette générique liée à l’art ou à la poésie et se positionnent comme étant les plus originaux du milieu. Casey représenterait toutefois une particularité du « rap paratopique » en France, vu les thèmes récurrents de son œuvre et son parcours atypique (temps écoulé entre les albums, œuvres collaboratives, fusion entre rap et rock). Ce « rap paratopique » ou « rap de l’écart » (qui d’un certain point de vue est un pléonasme) est tout d’abord informé par le mouvement artistique underground, qui valorise un travail hors-champ, loin des médias, des publicités et des moyens de transmission de masse. Le paradoxe concernant l’attitude underground est que cette dernière est tout à fait reconnue et validée par les critiques du milieu. Mais la « paratopie » ne réside pas seulement dans l’aspect underground d’une certaine branche du rap. Dans un domaine où la personnalité et le positionnement artistique représentent des passe-droits pour la reconnaissance, les rappeurs tenant à rester dans l’ombre emploient

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diverses stratégies pour se singulariser : la prédominance des thèmes postcoloniaux, qui non seulement bouleversent le discours social mais réorganisent les paramètres identitaires de la rappeuse et de sa présence dans le pays en sont. Il va sans dire que le positionnement en retrait est toujours une façon de se présenter, de faire adhérer un certain public et de se vendre — autrement dit, il est un ethos et une posture. Tandis qu’un ethos est la représentation discursive implicite que le locuteur tente de projeter à travers de multiples variables comme le choix des mots, le débit ou les thèmes prisés (Maingueneau, 2010), la posture d’un artiste est sa « manière singulière d’occuper une “position” » (Meizoz, 2007) dans un champ. Elle inclut l’ethos de l’écrivain, son image d’auteur, voire même sa conduite en tant que personne civile (Meizoz, 2009). Tous ces éléments, surtout actifs en arrière-plan de l’œuvre, sont parfois formulés dans les chansons, comme il en a été question dans ce chapitre.