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Ramine M OTAMED -N EJAD 1

Dans le document pouvoirs dans les institutions du capitalisme (Page 165-169)

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our qui entend mettre au jour la nature politique de la monnaie au sein des sociétés marchandes, deux approches, de niveaux dis-tincts, sont possibles. La première est celle que privilégient, dans un texte récent, Frédéric Lordon et André Orléan pour y établir la « genèse conceptuelle2 » du politique et du monétaire. Ils y dévoilent, entre autres, l’« homologie3 » et l’« isomorphisme4 » associant les logiques sociales et les rapports de puissance, respectivement, au principe de la formation de l’ordre politique et de l’ordre monétaire. À un second niveau d’analyse, où s’inscrit le présent texte, la dimension politique de la monnaie peut être analysée « en régime ». Ici, il s’agit d’élucider les enchaînements selon lesquels l’ordre monétaire en place, ainsi que ses mécanismes de régula-tion et/ou de crise, reflètent les compromis et les conflits sous-jacents à l’équilibre et/ou aux tensions de l’ordre politique. Dans ce parcours qui va du politique au monétaire, le rapport des détenteurs des pouvoirs (parmi

1. Je tiens à exprimer ma reconnaissance à Frédéric Lordon pour ses réflexions critiques et ses conseils féconds relatifs à une version antérieure de cette contri-bution. Je demeure, bien entendu, seul responsable des erreurs qui demeureraient encore dans ce texte.

2. Cf. Frédéric Lordon et André Orléan, « Genèse de l’État et genèse de la monnaie : le modèle de la potentia multitudinis », dans Yves Citton et Frédéric Lordon (dir.), Spinoza et les sciences sociales. De la puissance de la multitude à l’économie des affects, Paris, Éditions Amsterdam, coll. « Caute ! », 2008, p. 132.

3. Ibid., p. 147.

4. Ibid., p. 169.

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lesquels les détenteurs du pouvoir politique) à la monnaie et, partant, leurs pratiques monétaires jouent évidemment un rôle central. Il en est ainsi puisque, dans les formations marchandes, les droits et les puissances monétaires des agents économiques – à savoir leur emprise sur le droit de monnayage, sur la norme monétaire, sur les règles d’émission, ainsi que sur les conditions gouvernant l’accès au crédit et le paiement des créances-dettes – sont commandés par le statut respectif que les détenteurs des pouvoirs leur y assignent5. En somme, la monnaie étant traversée par des enjeux de pouvoir, le rapport du politique à celle-ci est d’immanence.

Mais si, d’un côté, le monétaire est indexé sur le politique6, d’un autre côté, cependant, il faut se garder de tout déterminisme et intégrer les effets en retour de l’ordre monétaire sur l’ordre politique. Car les différents groupes sociaux sont toujours susceptibles de déplacer les rapports de forces qui les opposent – autour de la question monétaire – aux détenteurs des pouvoirs vers l’ordre politique, pour y exprimer le rejet des projets et des choix monétaires qui leur paraissent contraires à leurs intérêts.

Aussi, en dernière instance, le politique incarne-il le champ de l’extério-risation (sous la figure de luttes rampantes ou ouvertes), du dénouement (sous la forme de compromis durables ou éphémères) ou, à l’inverse, de la conversion des conflits monétaires aigus en crises politiques radicales

5. On s’est efforcé d’étayer cette hypothèse dans Ramine Motamed-Nejad, « Ordre monétaire, pouvoir patrimonial et crises de paiement en Russie postsoviétique, 1992-1998 », dans Bruno Théret (dir.), La Monnaie dévoilée par ses crises, volume 2 : Crises monétaires en Russie et en Allemagne au XXe siècle, Paris, Éditions de l’EHESS, 2008, p. 117-151.

6. Sur cette dimension politique de la monnaie, outre Frédéric Lordon et d’André Orléan, « Genèse de l’État et genèse de la monnaie », art. cité, on peut se repor-ter à Bruno Théret, Régimes économiques de l’ordre politique. Esquisse d’une théorie régulationniste des limites de l’État, Paris, PUF, 1992 ; Bruno Théret,

« La monnaie au prisme de ses crises d’hier et d’aujourd’hui », dans Bruno Théret (dir.), La Monnaie dévoilée par ses crises, volume 1 : Crises monétaires d’hier et d’aujourd’hui, Paris, Éditions de l’EHESS, 2008, p. 17-74 ; Frédéric Lordon, « La légitimité au regard du fait monétaire », Annales. Histoire, scien-ces sociales, 55 (6), novembre-décembre 2000, p. 1343-1360 ; André Orléan,

« Monnaie, séparation marchande et salariat », chapitre 2 de ce volume ; André Orléan, « Crise de souveraineté et crise monétaire : l’hyperinflation allemande des années 1920 », dans Bruno Théret (dir.), La Monnaie dévoilée par ses crises, volume 2, op. cit., p. 187-219 ; Pepita Ould-Ahmed, « Les formes du politique dans les “Clubs de troc” en Argentine », Recherches & Régulation Working Papers, RR Working Paper 1, Série MF, janvier 2008, 19 p. ; Pepita Ould-Ahmed,

« Monnaie des économistes, argent des anthropologues : à chacun le sien ? », dans Évelyne Baumann, Laurent Bazin, Pepita Ould-Ahmed, Pascale Phelinas, Monique Selim et Richard Sobel (dir.), L’Argent des anthropologues, la monnaie des économistes, Paris, L’Harmattan, coll. « Questions contemporaines », 2008 ; Ramine Motamed-Nejad, « Ordre monétaire, pouvoir patrimonial et crises de paiement en Russie postsoviétique, 1992-1998 », art. cité.

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(rupture de l’ordre politique lui-même, et des mécanismes de régulation qui s’y attachent).

L’histoire monétaire de l’Iran postrévolutionnaire constitue un champ d’investigation particulièrement instructif pour éprouver le bien-fondé de ces présupposés. Depuis plus d’un quart de siècle, en effet, ce pays est le siège de transformations radicales qui ont saisi l’État, le système politique, les structures économiques, le procès d’accumulation et de redistribution et, ce faisant, l’ensemble du corps social – des bouleversements nés, entre autres, de la révolution de 1979, de la guerre avec l’Irak (1980-1988), ou encore des révisions idéologiques internes au régime, consécutives à la disparition de l’ayatollah Khomeyni en 1989. Dans ce procès de changement institutionnel, politique, économique et social, le rapport des détenteurs des pouvoirs à la monnaie a exercé un rôle crucial et, pourtant, très lar-gement sous-estimé par une grande partie des recherches consacrées à l’Iran. Le présent texte a pour but d’esquisser quelques pistes de réflexion susceptibles de combler, partiellement, cette lacune. Pour ce faire, eu égard aux indications précédentes, on partira de la nature du système de pouvoir, afin de démêler ses interactions avec l’ordre monétaire. Or, sur ce point, il me semble qu’en Iran la structure du pouvoir est de nature patrimoniale7. Autrement dit, elle se trouve investie dans le cadre d’une formation sociale où les détenteurs des pouvoirs politique, administratif et économique s’estiment en possession de l’ensemble des ressources politiques, administratives et économiques de l’entité qu’ils régentent et s’octroient, en conséquence, le droit absolu de les confisquer et de les répartir, sur le mode de l’arbitraire, à leurs favoris. De la part des détenteurs de l’imperium, cette dynamique d’extorsion-redistribution des actifs et des pouvoirs sécrétée par le patrimonialisme traduit avant tout un acte politique destiné à obliger les bénéficiaires de ce procès de répartition à leur égard, dans le dessein de conforter leur propre souveraineté.

La monnaie est précisément l’un des objets, mais aussi l’un des véhicules primordiaux, de ce processus fondamentalement politique de partage des ressources et des pouvoirs mis en mouvement par les détenteurs de la puissance patrimoniale. Effectivement, le patrimonialisme institue des communautés de droits monétaires différenciées qui produisent une stratification du corps social devant les composantes de l’ordre monétaire évoquées plus haut. C’est ce qu’atteste l’expérience monétaire de l’Iran

7. Au sens de Max Weber, en particulier dans Sociologie du droit, Paris, PUF, coll. « Recherches politiques », 1986 ; et Économie et société, tome 1 : Les Catégories de la sociologie ; tome 2 : L’Organisation et les puissances de la société dans leur rapport avec l’économie, Paris, Pocket, coll. « Agora », 1995.

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où une fraction privilégiée de la société, parce que soudée aux détenteurs des pouvoirs, a réussi à s’emparer du droit de monnayage, à imposer une norme monétaire conforme à ses intérêts, à façonner les règles d’émis-sion à son avantage, à prendre le contrôle des voies d’accès au crédit et à la monnaie officielle, et, enfin, à se soustraire (au moins en partie) à la contrainte de règlement de ses dettes.

On analysera ce rapport patrimonial à la monnaie en deux temps. La première partie se polarise sur les comportements monétaires des groupes (politiques et économiques) dominants durant les années 1980. On ten-tera de montrer en quoi, au lendemain même de la révolution de 1979, la monnaie a été à la fois l’un des enjeux majeurs des conflits d’intérêt internes au régime politique, mais aussi le vecteur des compromis noués entre ses différentes factions. Chemin faisant, on s’attachera à explorer les mécanismes selon lesquels les puissances politiques et économiques de cette phase postrévolutionnaire sont parvenues à asseoir leur hégémonie monétaire, d’une part, en accaparant le droit d’émission, de l’autre, en imprimant leur empreinte à la norme monétaire. La deuxième partie se tourne vers la période postérieure à 1989. Elle inaugure une ère particuliè-rement riche en bouleversements idéologiques, institutionnels, politiques et économiques, qui voit, simultanément, une redistribution-appropriation massive des actifs et des pouvoirs. On y observe, d’un côté, le recul de certains intérêts établis (notamment ceux des grands marchands du Bazar), de l’autre, l’ascension corrélative de nouvelles puissances politiques et économiques (notamment industrielles et financières), qui ont renforcé leur pouvoir d’influence sur l’ordre monétaire. Elles se sont notamment emparées du monopole du crédit public et de la gestion de la monnaie officielle, à la fois pour s’enrichir, mais aussi, et surtout, pour consentir des concessions économiques et monétaires à leurs « clientèles », en contrepartie du soutien politique de ces dernières. Prendre, pour redis-tribuer, et, ce faisant, obtenir l’élargissement et la consolidation de son assise politique, telles semblent être la devise et la pratique désormais prééminentes des diverses factions du régime politique animées par le désir de pouvoir.

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