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Voulant répondre à la question « Qu'est-ce que les Lumières ? » posée par le pasteur Zöllner, et dont les réponses ont été publiées dans la Revue mensuelle berlinoise, Kant publie

en 1784 un court texte sur la question. « Réponse à la question : Qu'est-ce que les Lumières ? » de Kant fait donc partie d'une série d'articles dont l'objectif est de définir les traits propres à la fin du 18e siècle (Mondot 2007, 7-10). L'article est surtout connu pour défendre une conception des Lumières basée sur l'autonomie et l'entendement des individus. Kant y rejette la soumission aveugle et volontaire à un maître, cet état de minorité consentie à un « tuteur ». L'autre contribution essentielle de l'article est l'articulation d'une distinction intéressante entre usages public et privé de la raison (Kant 1784, 484-91).

L'usage public de la raison est l'ensemble des actes de l'entendement par un individu en tant que personne. Cette activité est destinée à un public au sens propre du terme, à savoir l'ensemble d'une collectivité sociale. Par exemple, lorsqu'un penseur écrit une lettre ouverte dans un journal ou publie un essai en son nom, son acte reflète l'usage public de sa raison. L'acte de l'entendement est public tant et aussi longtemps que l'individu agit en son nom : si l'individu s'exprime au nom d'une organisation (un membre du clergé interprétant la bible, un fonctionnaire interprétant la loi, un soldat obéissant aux ordres, etc.), il ne s'agit plus d'usage public de la raison, puisque l'individu exprime les idées d'une autre entité que lui-même (Kant 1784, 484-5). Le terme public peut donc porter à confusion, en ce sens qu'il signifie deux choses distinctes : d'une part, que le destinataire est public, et d'autre part, que le destinateur est un individu agissant en tant que personne, et non en tant que représentant d'un tiers ou d'une institution (Braeckman 2008, 295 ; Brower 1994, 22).

Kant, by contrast, defines the participants of his public sphere as speakers who address what Herder calls an ideales Publikum, or what we might call a virtual audience, to the extent that all possible potential readers are included (...). The only other qualification required of aspiring participants in the public sphere is designated by a curious double negative: they must not speak from the officially restricted position of a “private” person (Von Mücke 2010, 65).

s'agit alors d'usage privé de la raison. « Privé » fait ici référence à l'idée de privation : au fait qu'une partie soit refusée, à un usage limité en fonction de certaines conditions ou contraintes. Lorsqu'une personne accepte de parler ou d'agir au nom d'un tiers, elle se prive de certaines libertés. Par exemple, lorsqu'un prêtre est mandaté pour exposer la doctrine chrétienne dans une église, il se voit confier certaines tâches précises desquelles il ne peut déroger. En d'autres termes, ce prêtre n'est pas loisible de présenter n'importe quelle idéologie dans son lieu de culte, et doit plutôt s'en tenir à la doctrine chrétienne. Comme ce prêtre est limité, contraint dans l'usage de sa raison, il est dès lors question d'usage privé de la raison. « (...) à cet égard, il n'est pas libre, en tant que prêtre, et il ne lui est pas non plus permis de l'être, parce qu'il s'acquitte d'une mission venant de l'extérieur » (Kant 1784 [2006], 10). Le groupe peut être une organisation concrète, comme un syndicat ou un parti politique, mais peut aussi être une entité abstraite, comme une communauté morale13.

Plusieurs facteurs peuvent expliquer qu'une personne soit limitée dans l'usage de sa raison. L'explication la plus saillante demeure néanmoins l'existence d'un contrat entre deux parties (Kant 1784, 485-87). Si je suis mandaté pour représenter le groupe X, on s'attend à ce que j'agisse en conformité avec le groupe X, selon leurs objectifs et leurs propos. De plus, ce groupe risque de me confier des ressources et des instruments pour les représenter. Or, comme je n'ai accès à ces ressources qu'en tant que représentant, je ne peux pas les utiliser autrement qu'en tant que représentant. En d'autres termes, le fait qu'on me confie certaines ressources n'a de sens que dans l'optique où je les utilise pour accomplir un mandat spécifique. « Car ce qu'il enseigne par suite de ses fonctions (...), il le présente comme quelque chose qu'il n'a pas le

13 Le concept de communauté morale fait référence, chez Kant, à une forme d'unanimité artificielle basée sur des principes généraux (Clarke 1997, 61).

pouvoir d'enseigner comme bon lui semble mais qu'il est chargé d'exposer selon les désirs d'un autre » (Kant 1784 [2006], 10).

Prenons l'exemple d'un syndicat important. Pour plusieurs raisons pratiques, un syndicat se dote d'un(e) représentant(e). À défaut de convoquer tous les employés à une conférence de presse ou sur un plateau de télévision, on convoque un(e) représentant(e) qui transmet les informations votées en assemblée. Le syndicat confie donc un instrument important au porte-parole, soit un accès privilégié aux conférences de presse et aux médias. Il s'agit d'une ressource majeure pour quiconque souhaite transmettre un message au plus grand nombre d'individus possible. Il n'en demeure pas moins que le ou la représentant(e) syndical(e) ne peut utiliser les plateaux de télévision pour témoigner, par exemple, de ses opinions personnelles ou de ses pensées en tant qu'individu. On confie ces ressources au représentant(e) pour transmettre le message du syndicat. En d'autres termes, comme cet individu n'aurait jamais eu accès à des ressources médiatiques en tant que particulier, et seulement en tant que représentant, il doit, dans les médias, limiter ses actions et l'usage de sa raison à sa fonction de représentant(e) syndical(e).

Cela ne signifie pas qu'un individu agissant parfois à titre privé est tenu, à tout moment, d'agir à titre privé (Kant 1784, 487).

Donc, l'usage qu'un professeur en exercice fait de sa raison devant sa paroisse est simplement un usage privé (...). En revanche, en tant que savant qui, par des écrits, s'adresse au public proprement dit, c'est-à-dire au monde, le prêtre jouit par suite, dans l'usage public de sa raison, d'une liberté illimitée de se servir de sa propre raison et de parler en son propre nom (Kant 1784 [2006], 11).

Supposons que X est à la fois ministre dans un gouvernement et membre d'un parti politique. Parce qu'il ou elle est ministre, X doit assister à des rencontres au sein de son ministère. Supposons qu'à l'occasion d'une rencontre, le ou la ministre vante sa formation politique et

invite les fonctionnaires à joindre sa formation politique. La personne utilise alors ses ressources parlementaires à des fins partisanes. Il ou elle commet une faute, puisque ces ressources lui sont allouées en tant que ministre. Lorsqu'il utilise ces ressources, X doit donc agir en tant que ministre, et doit donc se contenter d'un usage privé de la raison. À l'inverse, lorsque X discute librement avec des citoyens, il ou elle n'utilise pas les ressources du Parlement. Le fait d'être ministre ne limite donc pas X dans son dialogue avec les citoyens. Il s'agit d'un usage libre de la raison. Il est donc fort plausible qu'un individu, à différents moments dans le temps, procède à un usage parfois privé, parfois public de sa raison.

La distinction entre usage privé et public de la raison nous permettra d'étendre notre compréhension de la neutralité axiologique à un vaste éventail de situations, notamment à l'embauche et aux différents lieux de recherche.

II. De Kant à Weber : la communauté morale universitaire et la fonction de