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Du rêveur au soldat : Azarius Lacasse et sa conscience de lui-même transformée par

Chapitre II : L’influence de la guerre sur la conscience qu’ont les personnages d’eux-

2.4 Du rêveur au soldat : Azarius Lacasse et sa conscience de lui-même transformée par

Dans le premier chapitre, nous avons présenté Bonheur d’occasion comme le roman de notre corpus qui exploitait le plus la thématique guerrière. En effet, pour plusieurs des personnages, la Deuxième Guerre mondiale agit comme une forme de salut, susceptible de les sortir de la misère du chômage. Le conflit amène également des changements dans la conscience qu’ont les protagonistes de leurs propres capacités. Que ce soit Jean Lévesque, qui voit la guerre comme « une chance vraiment personnelle, sa chance à lui d’une ascension rapide134 », ou Eugène Lacasse qui,

après s’être enrôlé, se voit lui-même comme « la jeunesse vaillante et combative en qui l’âge mûr, la vieillesse, les faibles, les irrésolus ont placé leur confiance135 », la possibilité de combattre transforme le regard que ces personnages portent sur eux-mêmes et leur permet d’espérer un avenir qui semble prometteur.

C’est cependant parce que « la Deuxième Guerre mondiale prend une dimension différente de celle qui est exprimée à travers les autres personnages136 », comme l’explique Philippe Tessier, que nous aborderons l’influence de la guerre sur la conscience qu’Azarius Lacasse a de lui-même. En effet, la guerre et la solution de l’enrôlement sont l’occasion, pour ce père de famille, de faire le point sur sa situation et de mesurer l’ampleur des misères et des défaites qui ont ponctué sa vie, jusqu’à le mener « au boutte des bouttes137 », mais elle lui permet également « de combler ses

désirs intérieurs, d'exprimer sa condition d'homme moderne138 ».

134 G. Roy. Bonheur d’occasion, Montréal, p. 40. 135 ibid.,. 279.

136 P. Tessier. Significations sociales de la paresse dans Le Survenant et Bonheur d’occasion, p. 103. 137 G. Roy, Bonheur d’occasion, p. 426.

Dès le début du roman, Azarius est perçu comme un homme rêveur, n’ayant pas perdu la vitalité et sa jeunesse malgré les difficiles années qui l’ont empêché de faire vivre sa famille nombreuse en travaillant de son métier de menuisier. La jeunesse d’Azarius est non seulement liée au corps, mais aussi à l’esprit, qu’il a réussi à conserver : « Cet homme n’était pas seulement resté jeune au physique, mais il avait gardé une incurable, naïve confiance dans le bien139 ». C’est aussi le personnage qui, nous l’avons relevé dans le premier chapitre, garde le plus d’attachement pour la France et voit la guerre comme une croisade « pour des raisons d’humanité », préférant ne pas considérer que les pays qui se sont joints au conflit le font également par intérêt. La guerre, qui révèle le côté idéaliste d’Azarius, lui fait aussi prendre conscience que, s’il avait à recommencer sa vie, il ne choisirait peut-être pas un métier de la construction, milieu difficile pour les ouvriers au tournant des années 1940. Lorsqu’il entend un maçon affirmer que « [l]es affaires reprennent […], mais surtout dans la mécanique de guerre. Ça, c’est une vraie bonne ligne de nos jours. Moi, si c’était à recommencer, c’est là-dedans que je me mettrais140 », Azarius, qui à la taverne des Deux records n’a de cesse de parler de son métier de menuisier comme du meilleur emploi à exercer,

change tout à coup d’avis et remet en question son désir de ne vouloir exercer que ce métier. La conversation avec le maçon le laisse nostalgique du bonheur qu’il avait à travailler et Azarius entame une longue réflexion sur la trajectoire qui l’a mené à devenir un chômeur dédaignant tout emploi qui n’est pas relié à la construction : « Alors ce chômeur qu’il était chercha à renouer connaissance avec l’autre, celui qui souffrait encore de sa déchéance et ne voulait pas le montrer141 ». Azarius laisse les souvenirs remonter à la surface – des souvenirs présentant une accumulation de mauvais choix, de dettes et de manques de chance – lui faisant ainsi souhaiter une

139 G. Roy, Bonheur d’occasion, p. 50. 140 ibid., p. 172.

évasion qui « le surprendrait un homme libre, sans liens, sans soucis, sans amour142 ». Il est

révélateur que ce changement dans la conscience qu’il a de son travail et de lui-même s’amorce en comparant son ancien travail à celui que peut lui offrir la guerre. On comprend que le salut – et la liberté, semble croire Azarius – qu’offre le conflit aux jeunes hommes du quartier ne laisse pas le père de famille indifférent. C’est désormais « à chaque instant du jour et de la nuit qu’il mesurait sa faillite143 ». Le personnage naïf et confiant envers ce que l’avenir peut lui apporter disparaît pour

laisser place à un homme trop conscient de sa situation pour demeurer assis à ne rien faire. La possibilité de l’enrôlement, pour reprendre les termes d’Isabelle Daunais144, emporte le personnage

d’Azarius dans une situation existentielle qui le dépasse et le transforme, et le monde ne peut plus être perçu de la même façon, aussitôt le changement amorcé. Il prendra ainsi, sans en discuter avec ses proches, la décision d’aller combattre en sol européen.

Azarius, pour la première fois depuis de nombreuses années, veut faire partie des « forts ». S’il affirme à sa femme que le seul but de son enrôlement est de subvenir aux besoins de sa famille, c’est davantage la quête d’un sentiment d’accomplissement personnel et de liberté qui le guide. L’armée s’avère la solution idéale pour concilier son devoir de père et ses désirs d’évasion145. Il

est possible d’affirmer que la Deuxième Guerre mondiale est, à l’échelle du personnage, une aventure, puisqu’elle le transforme et lui permet de se voir d’une manière inédite. Azarius délaisse sa vision rêveuse du monde pour regarder enfin en face les défaites qui ont ponctué sa vie. La guerre, qui a engendré cette prise de conscience, sera également le moyen d’arrêter sa déchéance et de repartir du bon pied. La métamorphose du personnage se poursuit d’ailleurs après l’annonce de son enrôlement et Emmanuel, se trouvant à la gare pour le départ des soldats, en est un témoin

142 ibid., p. 183. 143 ibid., p. 324.

144 I, Daunais. Le roman sans aventure, p. 15.

privilégié : « Mais cet homme paraissait aujourd’hui à peine plus âgé que lui-même, songeait Emmanuel. Une vigueur émanait de lui, presque irrésistible. Tout simplement, il était devenu enfin un homme ; et de l’éprouver lui donnait une joie sans mesure146 ». Comme l’explique Philippe Tessier, « [t]out à coup, il n'est plus un ʺgrand parleur, petit faiseurʺ jugé par la rumeur sociale. Il agit et révèle sa nature profonde grâce à l'uniforme147 ».