• Aucun résultat trouvé

La réponse instrumentale n'est pas la seule valable aux yeux du conservateur- restaurateur. Sa connaissance de la pratique artistique et son expérience professionnelle le renseignent aussi sur le degré de cohésion d'une surface peinte, qu'elle soit sur un tableau de chevalet ou sur le mur d'une église. L’éprouvette de l'échantillon à base de résine vinylique à CVP égale à 50 % (3PP5) a été préparée selon la recette de l’IKB, en respectant d’une part les ingrédients mais aussi le procédé de fabrication. Les examens scientifiques corroborent l’intuition d'Yves Klein mais aussi le savoir-faire de son expérimentateur, Édouard Adam. Plus modestement, avec notre expérience de la préparation de l’IKB depuis 3 ans, notre intuition et notre sensibilité artistique se sont affinées. Il est possible de confirmer la singularité de cette couleur (composition des matériaux, dosage, broyage, mise en œuvre, perception sensorielle du spectateur) par un faisceau de mesures, qui demandent un arsenal complexe d’instruments et de compétences mathématiques et physiques.

A la concentration volumique pigmentaire critique, les conditions sont réunies d'un compromis entre la conservation des qualités optiques de la poudre de pigment pur étalée sur une surface blanche (saturation, clarté entre autres) et de la qualité d’enrobage des pigments par une solution colloïdale qui autorise leur cohésion et leur adhésion au support. Ce que ne traduisent pas encore nos reconstitutions, précédentes et présentes, c’est d'abord la texture macroscopique de surface, les traces laissées par le rouleau, ces petites aspérités qui donnent un relief doux et vibrant à la surface peinte ; mais également la dimension immersive de l’œuvre par exemple IKB3, Monochrome bleu mesure 199 (h) x 153 (L) cm, comparativement à un patch de 2,3 cm de diamètre. Pour paraphraser, Wassily Kandinsky (1866 – 1944), nos essais ne provoquent pas encore un dialogue entre la couleur et l'âme, la résonance visuelle ne se transforme pas encore en émotions, comme c'est le cas face à un monochrome d'Yves Klein.110

110 Kandinsky, W., Du spirituel dans l'art, et dans la peinture en particulier, Denoël, Paris, 2010 (1989), p. 105 – 110.

2e partie : expérimentations Parallèlement à sa perception visuelle, le conservateur-restaurateur, au moment du faire sur la pierre à broyer avec la molette, sent la modification du comportement des pigments en fonction de la quantité de liant ajouté. Que ce soit avec le liant aqueux (résine acrylique en émulsion dans l’eau) ou avec le liant vinylique (polyacétate de vinyle en solution dans deux solvants polaires), un mélange peu lié a une consistance sablonneuse. Lorsque le point de friction est atteint, la molette accroche sur le support. On est alors obligé d’appliquer des forces importantes pour continuer à broyer. A l’inverse, une couleur trop liée semble « grasse » : le point de friction entre la molette et la pierre est difficile à atteindre. Pour une couleur correctement liée, comme nous l'avons notifié dans nos comptes-rendus d’expériences, le broyage est une opération longue mais agréable. On sent que l’enrobage progresse d’étape en étape.

Comme le disaient Gilbert Delcroix, professeur à l'IFROA et Marc Havel, ingénieur chez Bourgeois, peindre est un acte rhéologique.111 C’est surtout au moment

d’étendre cette couleur préparée de façon optimale que la différence est flagrante. Elle a une viscosité onctueuse, elle s’étale facilement au pinceau sur le support ; son pouvoir couvrant avec le bleu outremer est très bon ; on peut la travailler, la lisser et surtout obtenir une finition homogène. Dans les cas de couleurs peu liées (CVP élevées), les poils de pinceau absorbent l'eau du mélange, laissant les grains de pigments agglutinés. Il est alors difficile d’étaler correctement la couleur. Au lissage, les traces de l’outil sont très visibles et le restent après séchage. Inversement dans le cas d’une couleur trop liée, le pouvoir couvrant est faible ; à chaque passage du pinceau, on enlève la couleur. La finition est hétérogène.

Même si l'artiste n'a pas de connaissances scientifiques des matériaux qu'ils utilisent, il ressent technologiquement la matière colorée avec laquelle il peint. Ces conclusions lui sont familières. La portée de ces enseignements reste limitée pour le conservateur-restaurateur puisque son rôle n'est pas de broyer des couleurs. Par contre cela lui apporte une connaissance plus fine du comportement de la dispersion du pigment dans le liant.

L’observation approfondie et détaillée des diverses éprouvettes et la répétition de leur préparation ont affiné notre perception de la matité, mais surtout de la propriété de cohésion d’une surface. Ce fut plutôt un long exercice d'apprentissage de l’œil pour devenir plus sensible aux fines variations de matité d'une surface peinte. La perception de la couleur ne se résume pas à l'évaluation des trois composantes teinte, clarté et saturation.112 L'aspect de surface, la transparence de l'objet mais aussi les contrastes

simultanés de teintes voisines enrichissent notre perception du monde coloré. Regarder avec attention la nature de la réflexion de la lumière selon l’angle d’observation apprend à identifier la texture, l’importance des traces d'outils ou encore le velouté du matériau.

L’enseignement majeur de ce travail n'a pas été la quête d’une méthode d’examen scientifique qui diagnostique automatiquement le degré de pulvérulence d’une strate colorée d’une peinture murale du XVe siècle ou d’un monochrome d’Yves

Klein mais davantage une compréhension globale de la pulvérulence de peinture mate grâce à une approche complémentaire des sciences exactes et des sciences humaines. C'est la pertinence de cette démarche qui sera discutée dans la dernière partie en la mettant en perspective avec notre futur métier.

3e partie : interprétation

3

e

partie : interprétation

III) A. Critiques des examens scientifiques

L'approche analytique via les méthodes d'examens utilisées ne nous a pas permis de déterminer le seuil de concentration volumique pigmentaire des deux systèmes liant – pigment étudiés, ce qui avait comme objectif initial de pouvoir déterminer sans contact le degré de pulvérulence d'une couche colorée.

Aucun paramètre de rugosité, ni aucun angle de mesure de la réflexion diffuse n'a qualifié clairement et précisément la CVPc. Visuellement, la variation de saturation semble linéaire et proportionnelle à la CVP mais le passage du seuil de quantité de liant nécessaire à englober tous les grains de pigment n'est pas détectable par notre protocole expérimental (ill. 11).

Plus largement nous constatons que la CVP n'est pas corrélée à la pulvérulence. La CVPc n'est pas un seuil fiable de détection de la pulvérulence. En effet, en broyant le bleu d'outremer et en ayant fait cet exercice à de nombreuses reprises dans le passé avec d'autres pigments, nous nous sommes rendu compte que des pigments non liés, broyés à l'eau et appliqués sur un support poreux, pouvaient présenter une bonne cohésion. Cette constatation avait déjà été faite par Michalski à propos de ses recherches sur des objets ethnographiques peints avec des pigments argileux, comme une terre verte ou un ocre rouge.113 En réalité, les pigments hydrophiles établissent des forces de cohésion

simplement broyés à l'eau et peuvent créer une couche picturale cohésive sans ajout de liant. Le bleu outremer est minéralogiquement une lazurite de formule [Na, Ca]8

[(AlSiO4)6 (SO4, S, Cl)2], organisée en cage de sodalite qui incorpore le radical anion

trisulfure S3- , élément chromophore du pigment.114 Or cette matrice d’alumino-silicate a

113 Michalski, S. & Dignard, C., Op. cit., p. 116.

114 Plesters, A., « Ultramarine Blue natural and artificial» in ROY, A. (editor), Artists' Pigments: A

Handbook of Their History and Characteristics, Volume 2. National Gallery of Art, Wahsington,

des propriétés chimiques et physiques proches des argiles ce qui pourraient expliquer l'existence d'une cohésion des couches colorées de nos éprouvettes malgré une CVP élevée.