rap-ports de force qui ne sont pas aliénants. Les ouvrages de Foucault, commeSurveiller
et punir, peuvent être conçus comme des actions en faveur d’une transformation des
rapports de pouvoir. Ainsi l’œuvre est elle liée à l’engagement de l’auteur au sen
du Groupe d’Intervention des Prisons (GIP). L’analyse des procédures carcérales
17. Voir [Foucault 1993][pp. 200-224].
18. L’analyse de l’essor de la police et de la notion de « raison d’état » fait l’objet deSécurité, territoire et population. Celle de la « science de la sexualité » de L’Histoire de la folie. Voir [Foucault 2004][p. 261 et sq.] et [Foucault 1976a].
a ainsi pour but à la fois d’en révéler la portée et de permettre d’en dresser une
critique préparatrice à leur modification
19. En outre, l’œuvre de Foucault permet
de distinguer ces usages dominateurs et aliénants du pouvoir d’un ensemble de
re-lations qui permettent de se créer comme un individu dont la subjectivité n’est pas
toute entière contrainte.
Les thèmes de la visibilité et de la dissymétrie des relations sont toujours
cen-traux dans les derniers travaux de Foucault, qui portent sur l’éthique. Cependant,
ces thèmes sont abordés d’une manière radicalement différente de celle deSurveiller
et Punir. Le disciple stoïcien, par exemple, livre à son maître la totalité des détails
de sa vie
20. Ce dernier lui prescrit en retour des exercices et des conseils et
parti-cipe, en cela, à la progression de son élève vers la sagesse. L’asymétrie de la relation
entre le disciple et le maître ne conduit dès lors pas à l’aliénation du premier au
second. Au contraire, c’est à ce prix que le disciple peut se transformer pour incarner
le style de vie du sage stoïcien qu’il se donne à lui-même comme but. Dans cette
perspective, la relation de pouvoir soutient la transformation de l’élève. Elle permet
à l’élève d’accroître la connaissance de lui-même et de ses limites qu’il possède afin
d’augmenter son contrôle sur ses comportements. Elle s’adapte aussi à à l’évolution
de l’élève puisque sa progression efface peu à peu l’asymétrie des positions entre son
maître et lui.
Le panoptique mettait en scène un rapport de force qui augmentait le contrôle
d’un sujet sur un autre. L’écriture stoïcienne présente, elle, un rapport de force entre
soi et soi-même où le regard d’autrui joue le rôle d’intermédiaire et d’adjuvant. Le
prisonnier et le disciple stoïcien sont ainsi tous les deux des sujets construits par
l’histoire de l’utilisation d’un ensemble de techniques et de rapports aux autres mais
qui se soldent par des effets distincts. D’une part, le corps et le sujet sont objets de
connaissance au sein de relations de pouvoir ; le prisonnier est principalement réduit
à cette dimension. D’autre part, les techniques et les exercices prennent appui sur le
corps afin d’inscrire un mode d’être au sein du sujet et de conduire à « l’entraînement
de soi par soi »
21. C’est dans cette perspective que le disciple stoïcien est « sujet ».
En délaissant la définition d’un sujet transcendental doué, par exemple, d’une
liberté originelle, Foucault est ainsi conduit à redéfinir le terme « éthique » non pas
comme l’évaluation d’un rapport à une norme a priori mais comme une forme de
comportement issue de la socialisation. Cette définition prend origine dans la notion
de « souci de soi » - le thème du soin que le sujet porte à son âme et à son corps
afin de cultiver un style de vie propre – que Foucault lit dans les textes antiques.
Foucault établit l’existence du souci de soi dès Platon et note son importance dans
19. Ainsi Foucault affirme-t-il, dans une lettre de 1980 : « Voyez-vous, j’ai entrepris et achevé, après l’expérience du GIP, mon livre sur les prisons. Et ce qui me chagrine, ce n’est pas que vous ayez l’idée bizarre de déduire de mon livre [. . .] ma vénéneuse influence sur le GIP ; c’est que vous n’ayez pas eu la toute simple idée que ce livre doit beaucoup au GIP et que s’il contenait deux ou trois idées justes, c’est là qu’il les aurait prises. » . Voir [Foucault 1994][p. 97].
20. Voir, par exemple, [Foucault 2001][pp. 1234-1250].
21. Cette expression traduit le Grec technê tou biou. Elle désigne la pratique de l’écriture commune à de nombreuses écoles antiques comme les Pythagoriciens ou les Stoïciens. Voir [Foucault 2001][pp. 1236].
des écoles plus tardives, comme le Stoïcisme
22. Si Foucault note que le souci de
soi prend place dans un espace de conventions et de règles, il note que l’éthique du
souci de soi constitue moins une éthique tournée vers l’évaluation de la conformité du
sujet à une règle qui lui serait extérieure que la tentative de s’approprier une forme
de comportement à partir de l’examen de soi. Alors qu’il se soucie de lui-même, le
sujet est ainsi la source de sa propre subjectivation puisqu’il se donne pour but un
style de subjectivité qu’il souhaite atteindre. Alors que le mode de subjectivité du
prisonnier du panoptique était décidé pour lui, on peut ici parler d’une forme plus
« intense » de sujet puisqu’elle provient de l’activité même du sujet et lui permet de
s’approprier un ensemble de valeurs. Le rapport de pouvoir mis en jeu est ici de soi
sur soi. Tout comme l’exemple de la discipline, il repose sur l’usage de techniques
appropriées comme intermédiaires de ce rapport.
L’écriture est probablement l’exemple le plus important des techniques de soi
sous la plume de Foucault. Elle permet de se représenter à soi et aux autres et ainsi
d’évaluer sa progression vers un idéal de comportement. L’écriture permet de plus
d’assurer que l’on cherche en permanence à se transformer. Elle permet d’atteindre
quelqu’un malgré la distance, et de le rendre présent en rappelant son souvenir
23. Ces
deux propriétés font de la correspondance stoïcienne une « technique de soi » propre
à permettre au disciple stoïcien de se transformer – soit en répertoriant un ensemble
de comportements, soit en se présentant à l’autre et en requérant son avis. En faisant
retour sur soi, le disciple peut évaluer la distance de ces comportements vis-à-vis de
l’idéal du sage et identifier les points qu’il lui reste à modifier et ceux, au contraire
qu’il doit conserver. Dans le cas des Stoïciens, la technique offre ainsi des occasions
de se forger un caractère, c’est-à-dire de construire un style de comportement que le
sujet lui-même et les autres peuvent reconnaître. L’écriture, associée aux exercices
physiques et au régime est ainsi « éthopoiétique » dans la mesure où elle permet au
disciple de transformer les principes de vie stoïciens en un êthos qui s’installera en
lui et modifiera sa personnalité
24. La technique de la correspondance et le rapport
de visibilité qu’elle met en jeu – le disciple se rend complètement transparent à
son maître et à lui-même – ne sont ainsi pas des obstacles mais les adjuvants du
développement d’une subjectivité « propre » dans la mesure où elle est choisie par
le disciple.
Néanmoins, l’écriture est l’exemple même d’une technique dont la place vis-à-vis
du sujet et des rapports qu’il entretient à lui-même est ambivalente. DansSurveiller
et punir, l’écriture est ainsi abordée à partir de l’apprentissage des gestes qui
per-mettent d’écrire. L’apprentissage de l’écriture constitue une forme de discipline dans
22. Voir ´L’éthique du souci de soi comme pratique de la liberté (entretien avec H. Becker, R. Fornet-Betancourt, A. Gomez-M¸ller, 20 janvier 1984), Concordia. Revista internacional de filosofia, no 6, juillet décembre 1984. [Foucault 1994]pp. 99-116.
23. « ce que les autres sont à l’ascète dans une communauté, le carnet de notes le sera au solitaire » . L’écriture est, ainsi une technique qui permet de juguler l’absence, soit parce qu’elle permet d’atteindre quelqu’un malgré la distance, soit de le rendre présent en rappelant son souvenir. Voir [Foucault 2001][pp. 1235].
24. Par « éthopoiétique » , Foucault désigne la capacité qu’à l’écriture pour les pensées antiques à transformer l’éthique enêthos. Voir [Foucault 2001][pp. 1237].