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Certains sociolinguistes s’emparent de la question pour mettre en évidence la dynamique des répertoires verbaux (Billiez et Lambert, 2005 ; Lambert, 2005). Dans la perspective d’une appréhension plus dynamique de la mobilité linguistique, J. Billiez et P. Lambert (2005) ont en effet cherché à montrer qu’aux déplacements spatiaux liés à la trajectoire migratoire d’un individu correspondaient des mobilités linguistiques et fonctionnelles qui rendaient compte de la dynamique des répertoires verbaux.

3.1 - Un outil d’analyse de la dynamique des répertoires verbaux

Pour cela, les deux chercheuses76 ont constitué un cadre d’analyse de discours ainsi qu’un mode de représentation graphique illustrant les biographies migratoires recueillies.

Le type de modélisation et de schématisation proposé met en évidence les mouvements des langues au cours d’une biographie.

Les principales unités thématiques étudiées dans le cadre de l’analyse des entretiens biographiques se rapportent ainsi à quatre principaux paramètres de variation et de changement des répertoires (Gumperz, 1964 ; Fishman, 1965) :

- les macro-contextes (facteurs spatio-temporels) ;

Ils correspondent aux mobilités dans l’acception générique du terme (phase migratoire, voyages, séjours dans le pays d’origine…) et à leurs temporalités. Leur évocation significative dans un entretien biographique sert à leur repérage. Ces éléments renvoient à des unités et des variations dans le temps et dans l’espace qu’il convient ensuite de repérer dans les situations d’interactions thématisées au sein de l’entretien lui-même et ce, pour chacun des macro- contextes dans lesquels se déroulent les interactions langagières. Un macro-contexte est représenté par un cadre rectangulaire.

- les sphères d’activités quotidiennes (configurations d’interactions interpersonnelles) ;

- les ressources linguistiques mobilisées dans chacun des macro et micro-contextes

(composantes des répertoires) ;

- les valeurs et fonctions attribuées à ces ressources par les sujets.

Les données biographiques qui concernent les aspects liés à la trajectoire sociale et scolaire des sujets (expérience migratoire familiale, composition de la cellule familiale, fratrie,

76 Dans le cadre de sa thèse de doctorat, P. Lambert (2005) prend appui sur cet outil d’analyse qu’elle affine pour

décrire les « configurations en mouvement » des répertoires plurilectaux de jeunes filles de lycée professionnel grenoblois, selon une approche compréhensive et interprétative.

réseaux interpersonnels, rapports aux pairs, attitudes vis-à-vis de l’institution scolaire, etc.) sont corrélées à ces paramètres.

Le quatrième paramètre de variation qui est celui des valeurs et fonctions attribuées à ces ressources par les sujets fait appel à la classification de fonctions attribuées aux langues en situation de migration élaborée à l’occasion de travaux précédents de chercheurs du Lidilem (Billiez et al., 2000 ; Billiez et Lambert, 2005). La mobilité spatiale et les différents types de déplacements s’accompagnent de changements de fonctions associées aux différentes langues. Trois grands types de fonctions sont mises en valeur : les fonctions identitaires (fonction d’intégration/exclusion, ou emblématiques/stigmatisantes), des fonctions communicatives de convergence (fonction véhiculaire) ou de divergence (fonction cryptique), des fonctions épilinguistiques (fonctions ludiques et fonctions quasi-métalinguistiques).

Ce cadre d’analyse de discours et de représentation graphique est conçu à la fois comme un outil de recherche et d’analyse, mais aussi comme un outil de formation, expérimenté en particulier auprès des enseignants dans les lycées où a été effectué le recueil de biographies langagières (Lambert, 2005).

Ainsi, l’étude montre une grande circulation des langues à l’intérieur d’une même sphère d’activité et à l’intérieur des trois sphères d’activités elles-mêmes, contrairement aux clivages sphère privée / sphère publique qui sont souvent mis en valeur dans les études sur le plurilinguisme.

Les sociolinguistes se posent cependant la question de savoir dans quelle mesure les notions de répertoire verbal et de mobilité linguistique n’entrent pas en concurrence.

3.2 - Répertoire verbal et mobilité linguistique, une relation de complémentarité ?

Issue de la sociolinguistique américaine des années 60, la notion de répertoire verbal prend rapidement une importance capitale pour la sociolinguistique. Elle va permettre aux chercheurs de considérer la totalité des « codes linguistiques » présents dans une communauté, qu’ils appartiennent ou non à une même langue. C’est particulièrement au sein des travaux sur les bilinguismes liés au courant migratoire que cette notion va se développer.

Initialement défini par J. Gumperz77(1964) comme l’ensemble des variétés nationales, régionales, sociales et fonctionnelles telles qu’elles sont utilisées dans les situations de

77

"Linguistic and social interaction in two communities" in American Anthropologist, 1964, n°2, pp.37-53.

communications auxquelles l’individu ou le groupe sont confrontés. Il englobe l’ensemble des ressources communicatives mobilisées par un sujet pour communiquer dans des situations réelles, socialement et culturellement significatives, c'est-à-dire quel que soit le degré de maîtrise qu’il en a, le statut, les fonctions et les valeurs sociales assignés à ces langues.

En réalité, chez les locuteurs bilingues, les langues se répartissent souvent selon les tâches et sont en relation de complémentarité. L’individu procède plus ou moins consciemment à une organisation de ses potentialités langagières de telle sorte qu’il confère à chacune d’entre elles - quel que soit le système linguistique auquel elle correspond – un rôle déterminé à l’intérieur d’un ensemble (Grosjean, 1982, cité dans Dabène, 1994 : 86). Par ailleurs, “Speakers choose among this arsenal in accordance with the meaning they wish to convey.78 En prenant cette

position, J. Gumperz dépasse la vision des langues et des registres compartimentés, séparés les uns des autres. Que ce soit en milieu multilingue ou monolingue, le répertoire verbal complexe des sujets plurilingues se construit au fur et à mesure des contacts sociaux avec des locuteurs de mêmes langues, d’autres langues et au fur et à mesure des différents apprentissages linguistiques.

La notion de mobilité linguistique, quant à elle, renvoie à deux acceptions différentes : un sens originel qui, au regard des préoccupations sociolinguistiques actuelles, tend actuellement à être dépassé ou tout du moins mis au même niveau qu’une seconde acception, plus ouverte sur la pluralité des contextes d’étude, de mobilité géographique et sociale, plus dynamique et qui cherche encore à se définir.

L’acception d’origine provient de U. Weinreich (1953) qui utilise le premier la notion de

language shift, traduit par mobilité ou changement linguistique. U. Weinrich utilise à

l’époque cette expression dans un contexte d’étude particulier, celui d’une population germanophone migrant de façon définitive aux Etats-Unis. Language shift fait alors référence au changement d’utilisation habituelle d’une langue pour une autre langue et sous-entend un abandon de la première. Dans cette perspective, le passage d’un monolinguisme à un autre est suggéré et celui-ci s’accompagne d’une phase intermédiaire de durée élastique, constituée de pratiques bilingues, et de la coexistence de pratiques différentes selon les générations. Ce

language shift peut s’inscrire à l’échelle de l’individu, ou se faire lors d’un passage entre

générations, dans la non-transmission d’une langue des parents aux enfants.

78 Traduction de L. Dabène (1994 : 86) : « Les locuteurs choisissent dans leur arsenal en fonction des

significations qu’ils veulent transmettre. »

Il est parfois traduit en langue française par l’expression "assimilation linguistique" (Veltam, 1997 : 212). Cette traduction apporte une dimension qui désavoue toute perspective bi-plurilingue et insiste davantage sur les conflits internes que peut engendrer cette mobilité linguistique chez l’individu.

Au terme de leur réflexion, J. Billiez et P. Lambert (2005) jugent inutiles de recourir à la notion de mobilité linguistique en particulier parce qu’il faudrait la redéfinir autrement que comme processus d’assimilation linguistique et que, par ailleurs, une nouvelle définition entraînerait une redondance inévitable avec la notion de répertoire verbal, processus dynamique de développement plurilingue.

Il nous semble pertinent cependant de conserver cette notion de mobilité linguistique dans la perspective où l’expose C. Van Den Avenne (2005). Dans son introduction en effet, cette dernière souligne qu’il est nécessaire de penser le lien entre mobilité interactive et changement linguistique. En variant les contextes d’observation et de mobilités, il devient possible et congruent d’envisager la mobilité linguistique non plus selon la perception d’une migration définitive sans retour mais selon une perception de l’aller-retour et de non-linéarité temporelle, spatiale et sociale. Ainsi, la mobilité linguistique comprendrait les différents phénomènes de pratiques bi-plurilingues, de même qu’une réactivation de pratiques linguistiques mises en veille pour diverses raisons liées au parcours biographique. Cette redéfinition de la mobilité linguistique a pour conséquence d’inscrire l’individu dans une approche plus vaste qui est celle de l’identité et de la mettre en lien plus étroit avec la mobilité géographique et sociale :

« La mobilité permet ainsi de penser en la problématisant la question de l’identité linguistique : davantage qu’un contexte, la mobilité est constitutive de constructions identitaires et linguistiques complexes d’individus socialement pluriels, pris dans des pratiques socio-culturelles diverses » (Van Den Avenne, 2005 : 9).

En insistant sur le processus de (re)constructions identitaires et linguistiques de l’individu en contexte de mobilité spatio-temporelle, il nous semble que la notion de mobilité linguistique n’entre pas en concurrence avec celle de répertoire verbal mais instaure une relation de complémentarité.

Enfin, si J. Gumperz (1989) étudie les répertoires verbaux dans une perspective synchronique, à un moment donné de son fonctionnement, (en même temps que d’autres, Fishman, 1965, 1971 ; Hymes, 1984), la mobilité linguistique permet de dépasser ce cadre synchronique et de prendre en compte à la fois la dimension diachronique ainsi que la dimension spatiale des mobilités.

3.3 - Synthèse de la dynamique interactionnelle des langues, des mobilités et construction de l’identité plurilingue

Après avoir délimité les frontières entre système de mobilités et de migrations et esquissé une typologie des migrations adaptée à nos échantillons, la représentation graphique suivante se propose de synthétiser et d’articuler visuellement les différents concepts qui viennent d’être discutés jusqu’ici et qui sont constitutifs de notre objet de recherche. Elle met en évidence les interactions possibles et existantes entre les différentes types de mobilités à l’œuvre dans la trajectoire de vie du sujet migrant et dans sa biographie langagière.

Le répertoire verbal et la mobilité linguistique, situés au cœur du graphique et du dispositif, constituent les lieux des reconfigurations linguistiques qui interagissent au contact des différentes mobilités.

La mobilité spatiale, qui reprend la typologie de V. Kaufmann (cf. II - 1.2.1 - p65), est décomposée en sous-ensembles de mobilités (quotidienne, résidentielle, voyage et migration). La migration a été elle-même décomposée en trois catégories assez souples - la migration temporaire, la migration non temporaire et la migration pendulaire – pour rendre compte des parcours non linéaires et de la "circulation migratoire", constitutive des phénomènes migratoires contemporains (passage d’un type de migration à l’autre par exemple).

Les sphères d’activités de la mobilité quotidienne (sphère du travail et de l’école, sphère domestique, sphère du temps libre), modèle adapté par J. Billiez et P. Lambert (2005) et P. Lambert (2005) pour des finalités linguistiques, permettent d’entrer dans l’analyse du répertoire langagier lui-même.

Au cours des entretiens biographiques, les sujets enquêtés nous renseignent ainsi sur les quatre paramètres d’entrée dans la dynamique des répertoires verbaux :

- les macro-contextes,

- les pratiques linguistiques et les reconfigurations à l’œuvre dans ces différents sphères d’activités qui régissent leur vie quotidienne actuelle (mode de communication et usages des langues, appropriation et transmission des langues) mais aussi qui composaient leur parcours antérieur (lieu de vie d’origine, autres pays de migration, mobilité résidentielle…),

- les fonctions qu’ils attribuent aux langues, - les compétences et les ressources mobilisées.

Figure 27: Dynamique interactionnelle des langues, des mobilités et construction de l'identité plurilingue Mobilités sociale / professionnelle / virtuelle Travail / École Temps libre Domestique Sphères de la mobilité quotidienne Modèle de J. Billiez et P. Lambert, 2005. Résidentielle Voyage Migration Mobilité spatio- temporelle Quotidienne Modèle adapté de V. Kaufmann, 1999 / Typologie des migrations -

N.Thamin 2007 Temporaire Non temporaire Pendulaire Identité plurilingue Répertoire Verbal Mobilité linguistique Mobilités sociale / professionnelle / virtuelle Mobilités sociale / professionnelle / virtuelle Travail / École Temps libre Domestique Sphères de la mobilité quotidienne Modèle de J. Billiez et P. Lambert, 2005. Travail / École Temps libre Domestique Sphères de la mobilité quotidienne Modèle de J. Billiez et P. Lambert, 2005. Résidentielle Voyage Migration Mobilité spatio- temporelle Quotidienne Modèle adapté de V. Kaufmann, 1999 / Typologie des migrations -

N.Thamin 2007 Temporaire Non temporaire Pendulaire Résidentielle Voyage Migration Mobilité spatio- temporelle Quotidienne Modèle adapté de V. Kaufmann, 1999 / Typologie des migrations -

N.Thamin 2007 Temporaire Non temporaire Pendulaire Identité plurilingue Répertoire Verbal Mobilité linguistique Identité plurilingue Répertoire Verbal Mobilité linguistique Mobilité linguistique

Les types de mobilités spatiales thématisés dans les entretiens sont pris dans leur globalité, en tant que combinaison influant les unes sur les autres et constituant un système imbriqué (la migration dans un pays entraîne une rupture avec les sphères d’activités de la vie quotidienne antérieure et un apprentissage de nouvelles mobilités quotidienne, résidentielle, d’éventuels voyages…).

Nous avons montré aussi que trois autres types de mobilité participaient à l’interaction entre les différents objets évoqués et avaient également des incidences sur la dynamique du répertoire verbal : la mobilité sociale, la mobilité professionnelle et enfin la mobilité virtuelle.

Si les parcours de mobilité spatio-temporelle ont des incidences évidentes sur l’appropriation des langues et la reconfiguration du répertoire verbal, le répertoire peut également constituer la source de la mobilité spatiale d’un locuteur (capital plurilingue ou pluriculturel, motivations personnelles pour les langues qui conduisent à la mobilité). Cette interaction est symbolisée par la circulation des flèches. Les cas qui se révèlent être les plus

nombreux dans notre enquête (fréquence du sens dans lequel s’opère la mobilité) seront mis en valeur, ainsi que le rôle de la mobilité précoce et/ou du plurilinguisme précoce dans cette interrelation.

L’ensemble de ces mobilités a donc des incidences déterminantes sur la réorganisation du répertoire langagier, plus largement sur le processus de mobilité linguistique et sur celui de construction identitaire plurilingue du sujet.