• Aucun résultat trouvé

B. La dernière réforme

III. Réinterprétations actuelles

Bien que la neutralité axiologique wébérienne souffre de certains problèmes majeurs, nous pensons qu'il est possible et pertinent, pour corriger ces lacunes, d'en exprimer le concept selon une autre perspective, celle des institutions et de la liberté académique des personnes subordonnées. Notre compréhension de la neutralité axiologique offre un nouvel éclairage sur de possibles réformes académiques. On peut notamment penser aux exigences participatives dans l’élaboration des normes éthiques et politiques, qui retiennent déjà l’attention de diverses Universités. Par exemple, de nombreuses normes sont développées par les scientifiques, mais jouent néanmoins un rôle de premier plan dans le débat public : pensons à des indicateurs sociaux comme la qualité de l’air ou le chômage. Les institutions scientifiques devraient-elles reconnaître –

l’élaboration de ces normes ? Cette division des tâches est-elle justifiée, tant sur le plan épistémique que sur le plan politique ? La même réflexion se pose à propos des personnes subordonnées au sein des institutions collégiales. Lorsqu’il est question d’élaborer des normes éthiques ou politiques, les professeur-e-s et les étudiant-e-s devraient-elles et ils avoir le même statut, ou devrait-on plutôt accorder un statut privilégié aux enseignantes et aux enseignants ? Bien que nous souhaitions répondre d’abord à un problème spécifique touchant la neutralité axiologique dans l’enseignement des philosophies au sein de la formation générale au collégial, notre démarche s'inscrit aussi dans une réflexion plus large sur l’élaboration inclusive des normes éthiques et sociales.

Nous avons précédemment identifié trois limites à la neutralité axiologique pensée comme norme morale. D’abord, la neutralité axiologique ne permet pas d'expliquer ce qui apparaît, intuitivement, comme des formes d'influence illégitime à l'égard des étudiantes et des étudiants. Dans une perspective comme la standpoint theory, le non- respect d’une exigence de diversité des points de vue induit précisément une forme d'influence illégitime. Ensuite, les individus qui subissent les torts liés au non-respect de la neutralité axiologique n'ont pas de recours institutionnels, ou ne disposent pas de mécanismes pour faire respecter la neutralité axiologique. Enfin, la neutralité axiologique protège les conditions de possibilité des discours éthiques et politiques, via une exigence négative, mais ne la réalise pas. La thèse que nous défendons est que c'est à l'institution académique de veiller au respect de la neutralité par l'instauration de règles communes. Par exemple, elle pourrait 1) reconnaître l'exigence de neutralité dans sa constitution, 2) reconnaître et favoriser la primauté de l'autonomie de tous les membres de la communauté académique et 3) s'assurer que les lignes directrices guidant la recherche et

l'enseignement soient conformes aux principes de la neutralité axiologique. Les vertus professorales devraient en somme avoir un rôle partiel dans la mise en application de la neutralité axiologique. Le rôle des institutions académiques, si elles envisagent une telle conception de la neutralité axiologique, est de s'assurer que ces conditions sont présentes de manière structurelle. Certes, dans les démocraties libérales, la majorité des écoles respectent et encouragent les pratiques décrites précédemment. On pourrait donc penser que, somme toute, notre conception de la neutralité axiologique réitère des normes qui font déjà l'objet d'un vaste consensus. Peu d'institutions dissuadent leurs membres de faire un examen libre et critique des normes sociales, leur refusent l’accès aux bibliothèques ou proscrivent le droit d'association des étudiantes et des étudiants. Or, il s'agit ici de garantir le respect de la neutralité axiologique via l'instauration de mécanismes comme une charte de fonctionnement, une constitution ou un code déontologique. Les conditions requises pour la réalisation de la neutralité axiologique peuvent être remplies « par accident », mais nous ne devrions pas nous contenter d'un respect contingent de ces conditions. De telles conditions, présentes de manière structurelle, peuvent désigner la mise en place d'un ensemble de ressources et de règles favorables au maintien de cette conception de la neutralité axiologique de même qu’à une vigilance quant à l'évolution de la relation entre les agents et les règles établies. Comme nous l'avons déjà dit, le problème vient du fait que, traditionnellement, nous pensons la neutralité axiologique non pas comme une exigence institutionnelle, mais comme une vertu. Si nous reprenons, à nouveaux frais, l'analyse de la neutralité axiologique, nous pouvons toutefois résoudre les trois problèmes précédents.

d'un groupe dans l'étude d'un phénomène, il faut encourager la diversité des perspectives. Or, pour Weber, il est impossible qu'un individu étudie un phénomène dans son ensemble. Comment concilier ces deux approches ? Si nous prenons une perspective institutionnelle à l'égard de la neutralité axiologique, la réponse de Weber paraît nettement insatisfaisante, et nous pouvons mieux rendre compte de l'objection issue de la standpoint theory, car une perspective institutionnelle permet une « division des responsabilités ». S'il est illusoire d'inciter une personne à traiter, dans chaque cas, de toutes les perspectives disponibles et de toutes les théories quant à un objet d'études donné, une institution ou un département peut tout de même favoriser la diversité des perspectives. En d'autres termes, un département peut choisir, à l’embauche, de favoriser la diversité des points de vue et des origines sociales dans le but de générer une atténuation de ces limites. L'instauration d'une règle départementale visant à diversifier les embauches pourrait donc résoudre l'objection soulevée par Hekman, Harding et Longino. La résolution de ce problème montre bien que ce qui apparaît comme une nécessité pour les individus ne l'est pas pour les institutions. Ainsi, la critique issue de la standpoint theory peut enrichir notre compréhension de la neutralité axiologique, mais cela implique d'y voir plus qu'une exigence individuelle, c'est-à-dire une exigence institutionnelle.

Le second problème touche le manque de recours pour protéger l'autonomie des étudiantes et des étudiants. Il semble qu'elles et ils devraient disposer d'une forme de reconnaissance structurelle de l'importance accordée à leur autonomie. Or, d’un point de vue structurel, l'approche wébérienne de la neutralité axiologique ne garantit pas leur autonomie. La raison pour laquelle la réflexion wébérienne n'offre pas ces garanties est qu'elle se limite à proposer des vertus professorales. L’approche institutionnelle, quant à

elle, résout ce problème. Par exemple, les institutions pourraient, par une constitution, reconnaître et favoriser l'autonomie de tous les membres de la communauté académique. Dans cette approche, un manquement à l'égard de la neutralité axiologique pourrait se traduire par des sanctions ou des recours. À tout le moins, il serait collectivement reconnu que d'enfreindre le principe de neutralité axiologique nous rend blâmable, et ce, peu importe si ce blâme prend la forme d'un avertissement, d'une sanction « morale » (sans conséquences matérielles), ou d'une sanction concrète11.

Le dernier problème que nous avons identifié est que, si nous pensons la neutralité axiologique en dehors des normes qui gouvernent les institutions, les étudiants pourraient toujours être privés de certains outils nécessaires à la réalisation de leur autonomie. Nous avons présenté le cas de figure d'une institution où l'expression de normes éthiques et politiques serait formellement interdite. Dans ce contexte, la neutralité axiologique comprise comme déontologie de l'enseignement serait assurée (puisque le corps professoral serait contraint à ne pas se prononcer sur des questions normatives), mais le corps étudiant ne disposerait pas de tous les outils pour réaliser son autonomie intellectuelle. La liberté de pouvoir se prononcer sur des questions normatives et l'acquisition de vertus critiques dans des cadres délibératifs sont des dimensions essentielles au développement d'une pensée autonome. Dans une perspective institutionnelle, la neutralité axiologique prendrait plutôt la forme d'un incitatif à la participation de toutes et tous dans la recherche de normes objectives et transparentes. Au-delà des recours et sanctions dont il a été question, cette façon de concevoir la

11Nous ne décrirons pas les différentes violations particulières à l'égard de la neutralité axiologique, ni ce

que devraient être les sanctions ou les modalités des recours. Par exemple, des institutions pourraient opter pour le seul blâme moral, parce que cette forme de blâme serait suffisante pour instaurer une culture

neutralité donne lieu à la mise en place de pratiques qui encouragent tous les membres de la communauté académique à exercer leur autonomie. La mise en place de telles pratiques peut prendre la forme d'une instauration de tribunes délibératives, ou encore d'une garantie d'accès à des ressources intellectuelles comme des bibliothèques, ce qui permet à l’ensemble de la communauté académique d'acquérir des aptitudes critiques.

Documents relatifs