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Réformer l'institution judiciaire ou en faire un lieu de l'innovation technologique ?

Classe 2 : faciliter le travail ?

2- Réformer l'institution judiciaire ou en faire un lieu de l'innovation technologique ?

Si l'enjeu de la réforme de l'institution judiciaire est ancien, l'arrivée des nouvelles technologies en matière juridique bouleverse la donne et met sur le devant de la scène de nouveaux acteurs, suscitant aussi des réactions et mobilisations internes au champ. Ces nouveaux acteurs sont avant tout portés par un mouvement de montée en puissance de l'intelligence artificielle et du numérique dans un champ économique globalisé, mouvement auquel les pouvoirs publics se sentent tenus de participer en mobilisant des ressources et des discours plus ou moins volontaristes sur le sujet. L’impulsion politique relaie ici les forces de changement issues notamment du monde de l’IA et des professionnels du droit.

Le rapport Villani, évoqué en introduction, constitue une preuve parmi beaucoup d’autres de l'accélération de ce mouvement en France depuis l’élection d’Emmanuel Macron, qui a voulu faire de la France une « start-up nation » et avait même évoqué la justice prédictive durant sa campagne présidentielle (fin 2016-mai 2017). Il témoigne de l'importance du sujet pour les acteurs politiques centraux, notamment dans le contexte de montée en puissance chinoise, dont l’évocation est omniprésente, et de tensions commerciales globales, et, de plus en plus, de concurrence pour attirer les cerveaux dans ce domaine stratégique. En proposant la mise en place de doubles cursus droit-IA, le député pointe d’ailleurs l’une des observations ressortant de notre enquête, qui est l’écart culturel encore profond entre les professions juridiques et judiciaires et le monde de la recherche appliquée en mathématiques et informatique, écart culturel que plusieurs acteurs cherchent à résorber. Depuis 2016-2017, les initiatives et publications en provenance de divers acteurs se sont multipliées sur ce sujet : rédaction et publication d’une charte éthique à l’initiative d’Open Law232, qui cadre les relations entre les deux grands partenaires

232 « Le but du projet, dès son origine, est de démontrer que legaltech et professions du droit ne sont

pas nécessairement rivales : elles peuvent être complémentaires. Plutôt que de s’opposer, il est nécessaire de trouver un terrain d’entente. « Cette charte a deux principaux objectifs, soulignait alors Alexis Deborde, administrateur d’Open Law. D’une part, une adhésion spontanée des legaltech à la

charte, permettant de justifier auprès du justiciable et des professions réglementées avec lesquelles elles sont susceptibles de travailler un certain niveau d’éthique dans la délivrance des prestations juridiques. D’autre part, il y a actuellement débat au sein des différentes professions sur des projets de labellisation des legal start-up. La charte pourra être une source d’inspiration ». Un an après, Alexis

Deborde et Pierre Berlioz, professeur à l’Université Paris-Descartes et ancien conseiller du Garde des Sceaux, présentaient une nouvelle version de cette charte. Si la philosophie reste la même, le but des travaux de cette année 2017 était d’aller « un peu plus loin ». « Le principal pas qui a été franchi est le

suivi de l’application de la charte par les signataires » explique Pierre Berlioz. Car les adhérents ne sont

(legaltech et professions juridiques), prises de position de la CNIL en 2017 en matière d’algorithmes, colloque de la Cour de cassation en février 2018, première charte éthique de la justice prédictive en novembre 2018233, sur la base d’un livre blanc

rédigé par des étudiants de l’école de Droit de Sciences Po à partir, notamment, d’auditions d’acteurs de la legaltech. En avril 2018, le projet de loi de programmation incluait des éléments qui vont dans le sens d’une institutionnalisation des legaltech et, pour certains, de la « justice prédictive » : selon un avocat opposé alors à ce projet, « il est institué un recours préalable et obligatoire, dénommé conciliation, mais qui peut être pris en charge de façon dématérialisée (via l’Internet) par des sociétés agréées, dénommées très souvent les « Legal tech ». Ces structures vont alors modéliser la demande, c’est-à-dire remplir des champs et entrer des variables, de telle sorte qu’elles pourront alors interroger leur banque de données et prédire le sort de la procédure »234. Ce projet a donné lieu à une mobilisation au sein du monde des

avocats. Le 18 juin, la commission des lois du Sénat organisait le premier « forum parlementaire de la legaltech, sur le thème de la technologie au service de la justice »235. Le journal Le Monde commente cette événement : « deux ans après la loi

Lemaire pour une République numérique (du nom de l’ex-secrétaire d’État au numérique, Axelle Lemaire), l’ouverture des données issues des décisions de justice se dessine, offrant des perspectives aux « legaltech », nouvelles actrices de la data judiciaire. Dans le mouvement général de l’open data (« données ouvertes »), la France est désormais au quatrième rang mondial de l’Open Data Index. Ce positionnement traduit néanmoins de grandes disparités d’une administration à l’autre et le ministère de la justice ne fait pas figure de précurseur »236.

Parmi les formes d’action publique qui contribuent à l’émergence d’une mobilisation, l’intérêt accru de la Mission de recherche Droit et Justice pour ces questions, dont témoigne le présent projet, illustre aussi la montée de la préoccupation du côté du ministère de la Justice.

Dans le monde judiciaire, l'innovation potentielle rencontre un terrain relativement favorable dans la haute fonction publique et parmi les magistrats, du fait de la permanence dans l’espace public de thématiques comme celles de la modernisation, de l'engorgement et de la lenteur de la justice, ou encore des enjeux toujours renouvelés autour de la neutralité sociale et politique de l'institution. Ces constats maintes fois réitérés conduisent certains acteurs à se positionner en faveur

peut être progressive, et favorisée par le partage d’expérience entre les anciens et les nouveaux signataires. Quels sont donc les principaux changements ? Les articles ont été réorganisés afin de mettre en avant la protection des intérêts des clients, et de faire figurer l’objectif d’accès au droit. L’obligation d’information, ainsi que l’obligation de transparence vis-à-vis des clients en cas de collaboration avec des professionnels du droit, ont été développées. Enfin, est abordé aujourd’hui la question de l’utilisation des algorithmes et la manière dont ils sont utilisés pour participer à la prestation. A cette charte en 10 articles, sont maintenant rattachées deux annexes, l’une consacrée à la relation-client, l’autre à la sécurité » (voir : https://www.village-justice.com/articles/charte- commune-legaltechs-avocats,22405.html). 233 https://www.village-justice.com/articles/une-future-charte-ethique-pour-justice- predictive,30051.html 234 https://www.village-justice.com/articles/justice-predictive-disparition-zezette-epouse,28223.html 235 http://www.senat.fr/evenement/forum_parlementaire_de_la_legal_tech/2018.html 236 https://www.lemonde.fr/les-decodeurs/article/2018/06/28/l-ouverture-des-donnees-judiciaires- ouvre-un-marche-ou-s-agitent-de-nouveaux-acteurs_5322679_4355770.html

de nouveaux outils quantitatifs d’aide à la décision pour améliorer l’efficacité de la Justice, en écoutant d’une oreille plus bienveillante le discours, parfois radical, des plus réformateurs, et en prenant très au sérieux les perspectives qu’il ouvre.

La sociologie de la quantification permet ici de comprendre que tous les acteurs n’adoptent pas mécaniquement une posture de « résistance corporatiste » ou, parfois plus de contestation plus politique, mais qu’au contraire, certains d’entre eux voient dans les nouveaux outils un moyen de modifier les rapports de force internes au champ juridique.