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CHAPITRE 2 CADRE CONCEPTUEL 35

2.3   DE LA PENSÉE RÉFLÉCHIE À LA PRATIQUE RÉFLEXIVE 48

2.3.4   Éléments majeurs du modèle 64

2.3.4.2   La réflexion processus/résultat 66

Comme nous l’avons esquissé plus haut, Dewey et ses successeurs postulent que la réflexion se produit sous forme d’un cycle. Celui-ci serait constitué d’étapes, plus ou moins marquées, concaténées ou court-circuitées selon le fonctionnement idiosyncrasique de l’acteur et les besoins de la situation. Ce cycle n’est donc qu’un modèle de travail. Une représentation commode et empirique de la réalité du fonctionnement intrapsychique. Il reste une simplification de la réalité – c’est le propre de tout modèle. Il essaie donc de saisir l’essentiel à travers des marges d’incertitude, d’où le sentiment évoqué plus haut d’« imprécision ». Actuellement, un consensus se dégage chez les Réflexifs autour des grandes étapes suivantes du cycle réflexif :

 un événement curieux, troublant, surprenant interpelle l’acteur (Dewey, 1933/2004 ; Osterman et Kottkamp, 2004; Donnay et Charlier, 2008); à cette étape, pour Schön, on ne devrait pas parler de problème, mais plutôt de « situation » – la structuration de la situation en problème commençant après;

 le répertoire d’expérience intériorisée, le vécu de l’acteur, lui apporte certaines informations, dont il ne se contente pas nécessairement (et idéalement, dont il ne doit

pas se contenter); bref, il cherche de l’information, il « observe », « enquête »; plus la personne a du vécu, plus le répertoire d’informations internes va apporter d’éléments avant même d’avoir à aller quérir de l’information supplémentaire à l’extérieur (Schön, 1983);

 observer, c’est déjà commencer à analyser, l’analyse appelant parfois plus d’observation et d’analyse, dans un phénomène de courroie (Osterman et Kottkamp, 2004); à ce stade, l’acteur commence réellement à « structurer la situation en un problème » (Schön, 1983);

 l’acteur voit alors l’événement de manière légèrement différente du départ; son regard a changé suite à l’observation-analyse; il a « reconceptualisé » des éléments de sa pensée; Clot (1999, 2001b) parle de « recatégorisation »; Osterman et Kottkamp (2004), Brockbank et McGill (2007) l’expriment plus simplement : l’acteur en est venu à « voir les choses autrement »;

 comme l’acteur ne sait pas si cette nouvelle manière de voir les choses est fondée ou non, il la teste, la soumet à l’épreuve du réel. Pour Dewey (ibid.), le test possède deux dimensions : une simulation logique, par le raisonnement, puis un test par l’action sur le monde. On retrouve chez Schön (1983) l’idée qu’avant de passer à une action transformatrice du réel, il est prudent de penser les choses sur un support plus économique (exemple des esquisses d’architectes).

On obtient une double validation de la pensée : par le raisonnement et par l’action sur le réel.

Nous atteignons là les limites de la théorie : nous restons dans un mode hypothétique, dans une représentation. Arrimons-nous alors à un point de repère qui ne relève pas du postulat : aussi imprécis soit-il, nous avons affaire à un processus. Car nous avons bien suivi une démarche, même si rien n’assure qu’elle se soit bien produite exactement selon ce cycle. Pragmatiquement, raffermissons notre prise sur ce que nous pouvons constater empiriquement, à savoir que ce processus, qu’il soit cyclique ou non, aboutit à un indéniable résultat : il nous amène à voir les choses différemment (Osterman

et Kottkamp, 2004; Brockbank et McGill, 2007). Cette nouvelle vision de son action, de soi et du monde posséderait une ou plusieurs des caractéristiques suivantes. Elle serait :  plus complète (éclairage des angles morts);

 plus contrastée (points de vue nouveaux, multipliés);

 plus écosystémique (les relations entre objets et systèmes apparaissent mieux);  plus empathique (l’acteur développe la faculté de se mettre à la place de l’autre, sans

fard, par l’écoute active, le dialogue réflexif, etc.);

 plus personnelle, parfois, tout simplement (un objet s’imposait à l’acteur sans que celui l’interroge; désormais l’acteur le voit dans ses propres grilles de lecture);

 plus partagée, car dans la conception des Réflexifs, le processus met à profit la multiplicité des regards, suscités à travers l’interaction entre pairs, notamment.

On constate que dans ce processus, dit pourtant « de réflexion », l’action ET la réflexion sont liées au point d’en être quasi indissociables. Cela peut créer une sorte de malaise et nous amener sur le terrain inconfortable de la révision des définitions traditionnelles. La belle coupure ontologique et chronologique entre le penser (avant) et l’agir (après) s’évanouit (Tomlinson, 1999). La réflexion, de contemplative et spéculative, devient peu à peu métissée d’action. Cela rend caduque l’élégante opposition au moins bimillénaire pensée/action, qui en Occident remonte au moins à Platon. Son dualisme, pourtant revivifié par Descartes, en est ébranlé (Brockbank et McGill, 2007). C’est que dans le paradigme réflexif, la perspective change : quand je réfléchis, j’agis; et quand j’agis, je réfléchis. Ce ne sont plus deux événements systématiquement séparés (Fabre, 2008). Plusieurs chercheurs contemporains témoignent qu’enfoncer le coin dans le paradigme dualiste, de manière rigoureuse et documentée, est une tâche à recommencer quotidiennement, que l’inertie des idées « acquises » (taken-for-granted) est grande (Tomlinson, 1999a et b). En fait, l’un des objets de la « réflexion », dans ce courant de « pratique réflexive », est justement de soulever les grosses pierres qui apparemment « ont toujours été là », à partir du moment où l’on en vient à se rendre que quelque chose nous empêche d’agir, malgré toute notre compétence et notre bonne volonté (ce que nous avons appelé le « plafond de verre », phénomène relevé chez les

professionnels par Saint-Arnaud, 1992). Mais ce qui est surprenant dans un paradigme dualiste peut devenir parfaitement cohérent et compréhensible dans un autre paradigme plus fin, moins manichéen. Les Réflexifs ont tiré des leçons de l’école de Palo Alto : éviter de s’enfermer dans des oppositions binaires (Watzlawick, 1991).

Revenons au processus. Le sujet y « apprend », en ce sens qu’il en sort transformé. Entre « avant » et « après » le cycle, il enregistre un « gain ». C’est là un genre de paradoxe, pour les professionnels tout au moins : en voulant transformer le monde, le sujet se transforme lui-même (distinguons entre le milieu du travail, axé sur la modification de l’environnement, même s’il ne s’agit parfois que de maintenir le statu quo, c’est-à-dire tout de même de contrer l’entropie, et le milieu de l’éducation où la « prise » sur le monde consiste plus souvent en une simulation-préparation au monde, bref, où l’enjeu n’est pas, ou pas encore, de transformer le réel).

Par rapport à cette définition de la réflexion comme étant presque simultanément, ou à la fois, un processus ET un résultat, lisons Brockbank et McGill (2007), qui précisent ici ce qu’ils entendent par « apprentissage réflexif ». Ils définissent en fait assez bien ce qu’est la réflexion à travers les auteurs qui nous intéressent. Noter qu’ils n’envisagent qu’un type de réflexion, celle qui est « socioconstruite » avec l’Autre, dans un mouvement de l’individu vers l’individu intégré à un mouvement de la communauté vers la communauté, et toujours dans une visée d’amélioration :

We define reflective learning as an intentional social process, where context and experience are acknowledged, in which learners are active individuals, wholly present, engaging with others, open to challenge, and the outcome involves transformation as well as improvement for both individuals and their environment. (Brockbank et McGill, 2007 : 36)

On constate dans cette définition le glissement qui s’est opéré entre processus d’apprentissage et méthode d’apprentissage. Le processus est quelque chose qui se passe dans notre esprit, qui fait appel à nos ressources cognitives, affectives et motivationnelles. La méthode appelle, à l’extérieur, des dispositifs pédagogiques, des moyens éducatifs, pour mettre en mouvement le processus d’apprentissage individuel. Ramassé en une image, disons que la méthode est un branle-bas de combat extérieur au

sujet, mais qui lui est destiné. Osterman et Kottkamp (2004, chap. 8) préfèrent une métaphore théâtrale : « mise en scène » (to set the stage).