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CHAPITRE 4 : RENCONTRE DE L’IMAGINAIRE MIGRATOIRE AVEC LES RÉALITÉS DE LA

4.1 Les réalités de la migration vues par le migrant

Le précédent chapitre qui aborde les parcours pré-migratoires des répondants s’est conclu sur une observation. Selon ce que les répondants ont dit connaitre du Canada et de l’immigration au Québec, selon les images et les impressions qu’ils racontent sur la société québécoise, sur leur insertion ou sur le monde occidental, il semble que souvent ils arrivent au Québec peu préparés à vivre les possibles réalités de la migration au futur lieu d’accomplissement choisi.

Tel qu’indiqué préalablement, une fois arrivée dans son nouveau territoire d’inscription, le migrant risque de rencontrer diverses étapes, émotions et réalités liées à sa migration et à

son insertion dans une nouvelle société24. Entre les informations recueillies, les connaissances acquises, les perceptions et images retenues avant la migration et les réalités rencontrées après la migration, un décalage est toujours présent et commun (Sayad, 1999; Fouquet, 2007; Courtois, 2007). Maintenant dans l’œil du migrant, quelles sont-elles ces réalités inhérentes à la migration et au migrant ? Et pense-t-il avoir été suffisamment préparé à vivre ces réalités ?

« Les réalités de l’immigrant c’est d’abord d’être complètement désorienté, d’être complètement désorienté. Tu perds tous tes repères et tout cela en un jour est à refaire, est à rebâtir, c’est comme si tu changeais de vie complètement. C’est d’abord ça la première réalité. Tu arrives dans un pays où tu ne connais personne et au-delà de ça, l’autre réalité pourrait être…la construction d’une nouvelle vie à travers l’emploi, à travers un réseau social, et à travers la construction de l’avenir. Donc je crois que c’est les plus grosses réalités liées à l’immigrant. Et moi, ça c’est une réalité pour moi, est-ce que je dois vivre, je vais vivre au Québec, je vais vivre dans mon pays d’accueil, je vais devenir citoyen de ce pays-là ou est-ce que je dois encore faire un retour en arrière, retourner chez moi. C’est aussi une réalité, c’est un questionnement perpétuel, c’est aussi une réalité, dans mon cas à moi. Je crois que ce serait le cas de la plupart des immigrants, je n’en sais rien, mais c’est là les réalités de mon point de vue. »

Emmanuel – homme – 35 ans : BAC sociologie (Togo), BAC sc. de l’éducation (Togo), M. sc. dév. et environnement

(Belgique), Coordonnateur de programme pour une ONG (Togo), Chargé de mobilisation citoyenne pour une OBNL (Québec)

Au moment de l’entrevue, Emmanuel était à Montréal depuis 11 mois. Depuis 10 mois, après deux applications et deux entrevues, il travaille pour une organisation montréalaise comme chargé de mobilisation citoyenne; un poste qu’il juge intéressant pour un début dans la société québécoise et en relation avec son domaine d’études et d’expériences professionnelles. À travers son témoignage sur les réalités de l’immigrant, il exprime son vécu personnel, cette perte de repère, d’absence de familiarité, de déconstruction identitaire, de réapprentissage, d’ambivalence et de positionnement par rapport à l’avenir et à la décision de migrer; des réalités d’ailleurs soulevées par Joël Fronteau (2001), psychologue et formateur en relations interculturelles, et présentées précédemment dans cette étude. On réalise avec ce commentaire que les fracas sont nombreux et souvent simultanés. Malgré qu’Emmanuel ait un parcours migratoire qu’il

juge satisfaisant, une panoplie de situations, de questionnements et d’émotions se bousculent à la porte.

« Les réalités de l’immigrant c’est (…) tu quittes chez toi et tu viens quelque part qui n’est pas chez toi et tu n’es pas totalement protégé, c’est tout. Selon moi, c’est ça. Mais c’est un choix que l’immigrant a fait et il faut qu’il l’assume. Il n’est pas protégé, je ne peux pas dire qu’il n’est pas complètement protégé, il est protégé bien sûr, mais la réalité de l’immigrant ou des peuples qui se sont toujours déplacés c’est que l’homme n’est protégé que dans sa communauté, son pays. La véritable protection c’est là bas, mais ailleurs, il y a certaines choses qui vont arriver à l’immigrant et il doit l’accepter mais peut- être pas le citoyen du pays… Bon, il y a un peu de frustration mais, si tu de as fait un choix, il faut l’assumer. »

Clément – homme- 36 ans : BAC en sc. Économique (Togo), Certificat en linguistique (Allemagne), DESS en droit

international (Belgique), Agent commercial, professeur de mathématique au collège, trésorier et formateur pour une ONG en droit des enfants (Togo), représentant au service à la clientèle chez Bell (Québec)

Devant ces réalités du migrant et de la migration présentées par Emmanuel et Clément et partagées par les témoignages de l’ensemble des répondants, certains nous disent s’être senti prêts, disposés et suffisamment préparés à vivre ces réalités, alors que c’est le contraire pour d’autres. Nous voyons dans le commentaire suivant que Kofi, au Canada depuis 3 ans, rencontre un écart entre la façon d’habiter et de partager l’espace public, de tisser des liens et de vivre en société au Québec et celle qu’il s’était imaginée et celle qu’il connaît au Togo et au Gabon.

« Je ne peux pas dire que j’étais préparé à vivre de façon recluse, parce que ce n’est pas ça l’image que l’on nous donnait. Depuis que j’avais commencé le processus, je suivais le téléjournal de Radio Canada sur TV5 et ce sont toujours des images qui sont choisies. Ce sont des sujets qui sont choisis pour redorer l’image du Québec et du Canada. On nous montrait des scènes de vie, de cohésion, de symbiose et c’est surtout pendant l’été avec les fêtes de Francofolies, de Festival de Jazz et tout ça, alors ça nous laissait penser que l’intégration serait facile, que la vie communautaire comme on a l’habitude de vivre en Afrique devait se perpétuer ici. Donc je n’avais pas la mesure n’est-ce pas de cet individualisme aussi pointu. »

Kofi – homme - 39 ans : BAC lettres modernes (Togo), enseignant français et littérature et fondateur de l’OSBL Jeunes

volontaires francophones (Gabon), Enseignant en français au secondaire (Québec)

Dans le commentaire suivant, en nous parlant des écarts qu’elle rencontre avec ce qu’elle concevait avant le départ et ce qu’elle rencontre au Québec, Kouly nous parle des images d’accueil et d’ouverture qu’elle avait en regard de la population québécoise. Toutefois,

dans le cadre de son travail actuel comme représentante au service à la clientèle pour une compagnie de télécommunication, elle a dû faire face à des clients qui lui ramènent constamment qu’elle est immigrante ou différente. Constater que l’ensemble de la population du Québec n’est pas nécessairement accueillant et ouvert fut pour elle difficile en partie parce qu’elle dit ne pas avoir eu conscience de cette réalité avant de migrer :

« Non je n’étais pas préparée parce que je n’avais pas conscience de la réalité. Si j’avais conscience de la réalité, j’aurais pu me préparer mais, j’avais une autre perception du Québec avant d’arriver donc, je ne m’étais pas vraiment préparée à vivre ça. »

Kouly – femme – 30 ans :BAC sc. Humaines (Togo), Formation non-reconnue en journalisme (Togo), Formation journalisme d’investigation (USA), A tenté des études en Allemagne (8 mois), DESS en langues étrangères appliquées programme Asie-Pacifique (France), Stage en Inde comme enseignante en français, représentant au service à la clientèle chez BELL (Québec)

Devant les réalités du migrant et de la migration précédemment nommées et malgré les bouleversements que ce vécu provoque, Emmanuel dit s’être senti prêt à affronter et à vivre le quotidien du Québec et du migrant. Il est à noter toutefois qu’Emmanuel a intégré le marché de l’emploi rapidement et a obtenu un travail en lien avec ces expériences et sa formation antérieure, ce qui n’est pas le cas de tous les répondants :

« Moi je l’étais, moi je l’étais, quoique toute démarche comme celle-là est une démarche vers l’inconnu. Cela demeure, mais je m’étais préparé psychologiquement. Je ne savais pas ce qui m’attendait, mais j’étais beaucoup plus confiant que je n’avais peur. Donc j’étais beaucoup plus confiant que ça va aller, ça va aller, parce que je savais que quel que soit ce que tu fais, tu gagnes quand même ta vie et tu ne vois pas… l’écart n’est pas si grand entre les riches et les pauvres, ce qui fait que tu peux te tailler aussi une place. Donc tout ça, ça fait que j’étais plus confiant de ma démarche et de tout ce qui m’attendait ici. »

Emmanuel – homme – 35 ans : BAC sociologie (Togo), BAC sc. de l’éducation (Togo), M. sc. dév. et environnement

(Belgique), Coordonnateur de programme pour une ONG (Togo), Chargé de mobilisation citoyenne pour une OBNL (Québec)

Malgré qu’un individu se sente plus « préparé psychologiquement » à vivre les réalités qui l’attendent, qu’il aille reçu en période pré-migratoire une information juste et suffisante sur ce qui pourra advenir et sur le pays de destination, cela ne veut pas dire qu’il ne vit pas les réalités précédemment exposées et les émotions qu’y s’y rattachent : c’est-à-dire l’absence de familiarité, l’impression de devoir refaire sa vie, les différents enjeux

identitaires, les discriminations possibles, etc. Or, être mieux préparé psychologiquement veut peut-être seulement dire que l’individu aborde les réalités vécues autrement, ce qui provoque des réactions et des émotions différentes chez le migrant (Giust-Desprairies, 2003, Sartre, 1986). Ainsi, la préparation ou une meilleure connaissance pré-migratoire n’évacue pas les réalités inhérentes à la migration et au migrant, mais elle peut modeler l’imaginaire différemment (Fouquet, 2007). Toutefois qu’importe l’individu, qu’il vienne du Nord ou du Sud, celui qui arrive sur un nouveau territoire en voyageur, comme travailleur temporaire ou en tant que nouveau citoyen arrive avec certaines illusions et croyances.

« Ces croyances non fondées s’installent dans la tête du sujet social, non parce que celui-ci serait d’une inexplicable et improbable crédulité, mais bien parce qu’il a raison d’y croire. Ainsi, toutes sortes d’idées reçues ne méritent pas qu’on y croie, mais on a d’un autre côté de bonnes raisons d’y croire. En d’autres termes, on peut avec de bonnes raisons croire à des illusions » (Boudon, 1986, p. 186)

La question de la préparation est ainsi complexe. Certains des répondants affirment s’être sentis prêts et bien informés et être arrivés ici avec moins d’illusions et des désirs plus en lien avec les réalités, et d’autres non. Est-ce qu’être « factuellement » informé suffit ? Et à quel point être bien informé fait la différence ? Cette question complexe sera abordée avec plus d’attention dans les paragraphes subséquents. Il est vrai qu’on ne peut avoir l’entière mesure d’une situation et d’une réalité avant de s’y hasarder et de l’expérimenter, comme on ne peut se connaître entièrement comme individu explorant une matérialité jusqu’alors inconnue. Toutefois, aux dires des répondants, on peut concevoir différemment et par le fait même vivre autrement ces réalités en étant mieux préparé et informé, donc en travaillant sur les idées préconçues, les impressions et sur ce que représente la migration comme expérience de l’innommable (Stitou, 2006).