remontent pas à une même entité subsistante ? Il semble qu’on puisse donner une
réponse satisfaisante en remarquant qu’il y a une propriété commune chez tous les
hommes, celle de la capacité d’abstraire. Or les expériences sensibles à partir
desquelles on abstrait sont, grosso modo, les mêmes. Comment s’étonner que le
résultat soit comparable ? A vrai dire, l’expérience montre, non seulement la capacité,
mais l’avidité de l’intelligence pour toute connaissance et pour la communication des
idées 286. Comment rendre compte alors des erreurs et incompréhensions ? On peut
les imputer à la variété des situations concrètes, qui diversifie les expériences ; on
peut encore y trouver des causes organiques, comme chez le daltonien ; on peut
également tenir compte de l’intervention de l’appétit pour les actes de connaissance
comportant une composante non conceptuelle : on ne discute pas des goûts et des
couleurs. Il y a suffisamment d’éléments accidentels qui peuvent rentrer en ligne de
compte pour expliquer comment, moyennant un processus de connaissance identique
chez tous les hommes, on peut parvenir à un résultat en gros uniforme, avec un
certain taux de variabilité. Le bon sens restera du monde la chose la mieux partagée.
Un dernier mot sur l’argument de Quine contre le réalisme des universaux. Cet
argument consiste à nier ces entités parce qu’il est impossible de trouver une
condition d’identité entre deux universaux qui ne suppose pas que cette condition
soit déjà remplie. Dans le cadre d’une philosophie qui cherche à se présenter comme
une axiomatique, on peut admettre la pertinence de l’argument, car ce qui n’est pas
définissable est soit une donnée brute, soit sans pertinence pour la suite. Mais si nous
cherchons à décrire la structure du réel telle qu’il nous apparaît, il faudra peut-être
renoncer à donner des définitions de tout, faute de trouver toujours des concepts plus
premiers pour fonder les plus élaborés. Il faudra admettre que les noms que nous
utilisons s’appliquent de manière analogique et non univoque à divers sujets. De plus,
dans le cas particulier des conditions d’identité des universaux, si nous admettons
que l’universel est le terme de l’acte d’abstraction, ce en quoi on connaît un aspect de
la réalité en laissant de côté tout ce qui fait de cette chose une réalité unique, on ne
voit pas à quoi peut servir une condition logique d’identité entre deux universels :
a-t-on vraiment besoin de vérifier qu’a-t-on a pensé deux fois la même chose ? Faut-il mettre
en œuvre tout un algorithme pour reconnaître ici le rouge qu’on a déjà vu là ? De
même, faut-il un calcul logique pour voir dans la sanction et dans la récompense deux
exercices de la vertu de justice parce que dans les deux cas on a rendu à quelqu’un ce
286 Cf. l’histoire de cette jeune fille du 19e s. sourde, muette et aveugle, Helen Keller (1880-1968), à qui
une institutrice trouva le moyen de faire comprendre ce qu’est le langage.
qui lui était dû ? A vrai dire, s’il y a vraiment besoin d’un effort de l’esprit, ce sera un
effort de la partie intellective conjointe avec la partie sensible : ce que la scolastique
appelait la cogitative 287 est un sens interne dont le rôle est de reconnaître dans un
ensemble unifié de données sensibles une réalisation d’une nature universelle. C’est
là une opération qui met en œuvre et la sensibilité et l’intelligence. Les formulations
logiques d’une philosophie à forme axiomatique ne pourront rendre compte d’une
telle opération, car cette forme axiomatique ignore le jeu de la sensibilité, pour se
réduire le plus possible à un pur calcul.
Nous ne pouvons donc pas nous appuyer sur un tel argument. Il nous semble
de toutes manières avoir suffisamment établi qu’il n’est pas nécessaire de recourir à
des entités séparées pour rendre compte de l’usage de termes universels dans le
langage, quoique seules les choses singulières existent en elles-mêmes. Les propriétés
accidentelles n’ont pas besoin d’être des universels subsistants, il suffit que ce soient
des modes d’être de la substance, singularisés par elle. Universalia non movent.
287 Cf. Julien PEGHAIRE cssp, « Un sens oublié, la cogitative », in Revue de l’université d’Ottawa, t.13,
supplément (1943), pp.65-91 ; 147-174.
5.LA PERSONNE
En critiquant Peter Simons, nous avons laissé de côté l’objection qu’il pose à
propos de la notion de personne et de sa confrontation avec l’expérience. Il est temps
de l’aborder, pour envisager ce cas particulier d’individualité, objet de multiples
controverses. Simons rejette en bloc la pertinence de la notion de substance pour la
métaphysique, en particulier pour le motif que certaines entités sont trop vagues
pour pouvoir être désignées comme substances. C’est selon lui le cas de la personne :
Les cartésiens pourraient vouloir citer le moi comme un cas indiscutable d’individu
identifiable avec une identité claire. Malheureusement pour eux, le concept de l’identité du
moi ou de la personne est le plus délicat : non seulement il apparaît qu’il y a violation des
groupements naturels d’expériences par le sujet, ce qui constitue le test naturel, mais en
plus le concept de personne apparaît comme au moins aussi souple que tout autre que
nous utilisons. 288
Il y a plusieurs détails intéressants dans la formulation de cette objection. En
premier lieu, l’auteur fait référence aux cartésiens. En effet avec le cogito, Descartes
pose la conscience de soi comme principe premier de sa philosophie parce que la
clarté de cet acte de connaissance lui donne une certitude qui satisfait ses exigences
méthodiques. C’est précisément la clarté que Simons conteste dans les substances en
général, et qu’il nie dans le cas même qui paraissait si imparable à Descartes. Voici
une confrontation pertinente. Mais l’objet de l’intuition de Descartes est-il d’identifier
le moi et l’identité ? Est-ce bien la même question qui est envisagée ? Le terme de la
méditation du cogito consistait plutôt dans le constat de sa propre existence, et dans
l’attribution à son être de la nature de « substance pensante ». Non pas formellement
de conscience de soi, car l’argument vaut autant lorsque Descartes constate qu’il
doute, qu’il réfléchit, qu’il compare, etc. Son activité de penseur lui suffit pour
conclure à son existence, peu importe ce qu’il pense, et même s’il pense juste. Il suffit
qu’il pense. Il semble donc que Peter Simons (ou les cartésiens auxquels il fait
référence) parte du présupposé que la personne n’est autre que la conscience de soi,
désignée comme le « moi ». Présupposé qu’il faudra mettre à l’épreuve.
De plus, on veut faire de l’ego cartésien un modèle, peut-être trompeur,
d’individu identifiable, avec une identité claire. Cette « identité claire », dans le
contexte, est la réponse à la question de la permanence de l’être dans le temps, et de
288 « Cartesians may wish to cite the self as one clear-cut case of an unambiguous identifiable individual
with a clear identity. Sadly for them, the concept of of the identity of the self or person is one of the
most fraught : not only do there appear to be natural violation of the natural groupings of experiences
by owner which are its standard test, the concept of a person appears at least as much endowed with
open texture as any we use. » Peter SIMONS, « Farewell to substance : a differentiated leave-taking »,
p.36.
sa reconnaissance comme tel. En effet, les questions sur l’identité personnelle dans la
littérature contemporaine sont volontiers formulées ainsi : qu’est-ce qui fait qu’une
chose reste la même à travers le temps, et d’autre part, qu’est-ce qui permet de la
reconnaître pour telle 289 ? Or il y a deux questions à ne pas confondre :
premièrement, celle à laquelle Simons veut répondre dans le sens d’une évacuation
de la substance : la personne est-elle une réalité distincte ? Et d’autre part, comment
reste-t-elle elle-même dans le temps ? La première pose le problème du rapport de la
chose aux autres réalités, et la deuxième celle d’un rapport à soi-même. A moins de
supposer que la permanence de l’identité dans le temps soit un rapport d’une partie
temporelle à une autre partie temporelle du même « ver d’espace-temps ». Mais alors
il y a un présupposé métaphysique qui demanderait une justification.
Mais revenons à la notion de personne comme conscience de soi. Là où
Descartes la croyait claire, Simons intervient en faisant référence à l’ouvrage de
Kathleen Wilkes, Real people 290, qui semble montrer que, si la personnalité consiste
dans la conscience de soi, elle demande parmi d’autres conditions, l’unification de la
perception de soi. Or il existe de multiples cas, pathologiques il est vrai, où cette
unification ne se fait qu’à grand-peine, voire pas du tout : schizophrénie,
commissurotomie, etc. Dès lors voici un contre-exemple à la clarté prétendue de la
conscience de soi. Celui qui voudrait prendre le moi comme modèle de la substance
distincte parce qu’elle paraît une idée claire serait déçu dans ces cas-là. Et la science
n’aime pas les exceptions lorsqu’elle pose des principes universels. Plus encore, s’il
s’agissait du meilleur exemple sur lequel on pensait pouvoir compter, il faudra songer
à abandonner l’idée.
Enfin, la deuxième critique contre l’objection que des cartésiens pourraient
avancer s’appuie sur la notion même de personne. D’après les travaux de Derek Parfit
291, la notion même n’est pas claire. Mais à vrai dire, ce n’est pas celle-là qui est
pertinente (qui « compte »). Simons en tire parti : si la notion n’est pas claire, c’est
que la chose n’est pas distincte. Il est bien entendu qu’il faudra clarifier la notion de
personne. Mais on est étonné de trouver comme argument contre la substance la
peine qu’il peut y avoir à préciser la notion : cela passerait pour une pirouette de
sceptique qui veut évacuer le problème sans trop d’effort.
Dans le document
L’individu dans tous ses états
(Page 183-186)