• Aucun résultat trouvé

L’organisation territoriale-administrative

G. Et la question de la systématisation des villages ?

Tous, nous venons dʼun village;

Les uns, immédiatement, les autres, au travers de leurs ancêtres105. …

Le village roumain106 est perçu comme le cœur d’une culture, «une matrice stylistique»107, «une carte spirituelle», tout autant que la source mythique d’une population.

L’attention de l’Occident s’est dramatiquement portée sur les villages roumains vers la fin des années huitante lors de la mise en route du Plan de systématisation des localités rurales de Ceaußescu. Il s’agissait d’une politique d’aménagement visant à se défaire de plus de la moitié des villages du pays en déplaçant la population rurale vers de petits centres agro-industriels. Le concept n’était pas nouveau puisque Khrouchtchev en 1951, cherchant à améliorer les conditions de vie dans le milieu rural, afin de combattre le mouvement migratoire des jeunes ruraux vers les villes, avait développé l’idée dʼamalgamation de villages. Des plans similaires ont d’ailleurs été avancés en Hongrie mais c’est en 1967-1968 que Ceaußescu, réorganisant le système de gouvernement local, annonce l’intention de rayer près de 6’300 villages pour les remplacer par 120 villes nouvelles et 558 «centres agro-industriels»108.

Le but déclaré (en référence d’ailleurs à une idée développée dans le Manifeste Communiste de Marx et Engels) était «de liquider radicalement les différences essentielles entre la ville et le village» pour mener à une «homogénéisation» de la société roumaine et créer ainsi

«l’avènement du peuple unique ouvrier»109; «d’amener les conditions de vie et de travail de la classe laborieuse rurale plus près de celles des villes» en rassemblant les gens dans des blocs d’appartements de telle sorte que «la communauté domine et contrôle l’individu» et produise un

105 Premières strophes d’un poème d’Ana Blandiana traduit duroumain, Dʼun village, in: — [1990] Eloge du village roumain, Anthologie de prose et poésie, Editions de l’Aube, p. 244.

106 Lire par exemple REY, V. [1996] op-cit. pp. 163-170.

107 — [1990] Eloge du village roumain et autres textes, Editions de l’Aube, p. 11.

108 Voir à ce propos: ROSIERE, S. [1990] «Le programme de systématisation du territoire roumain», in: Les Temps Modernes, N°522, pp. 46-62.

109 CEAUSESCU, N. [1988] Discours du 3 mars 1988 à la conférence nationale des Présidents des Conseils Populaires, Scîntea, numéro du 4 mars 1988.

«homme nouveau socialiste». Heureusement, le projet fut quelque peu délaissé, Ceaußescu étant pris par des chantiers plus prestigieux à ses yeux tels celui du Canal Danube-Mer Noire ou du nouveau centre de Bucarest, mobilisant les ressources financières du pays. Il relança cependant l’idée en mars 1988 alors même que l’obsession du remboursement de la dette nationale et de l’augmentation des exportations battait son plein.

Depuis la collectivisation, la production agricole de la Roumanie est en constant déclin et ce sur une terre des plus fertile alors que le minuscule secteur privé arrivait à produire une quantité non négligeable de produits de base. Ceaußescu semblait déterminé à révolutionner l’agriculture en augmentant la surface de production tout en augmentant aussi la centralisation et en réduisant tout encouragement à l’initiative individuelle. Alors que les paysans avaient plus ou moins bien réussi à subvenir à leurs besoins avec leur propre cheptel, on ne retrouvait aucune accommodation pour les animaux dans les nouveaux blocs. Pour ajouter l’insulte à l’injustice, les paysans devaient recevoir une compensation dérisoire pour la démolition de leur maison mais en retour devraient dorénavant assumer le loyer de leur nouveau logement ne disposant d’ailleurs pas de tous les équipements utiles. Plus qu’un programme de modernisation des conditions de vie à la campagne, cette politique visait bien le démantèlement d’un mode de vie ancestral et ses traditions culturelles spécifiques.

Le Secteur Agricole d’Ilfov, au nord de Bucarest, devait être le modèle de cette politique. Ce fut là que les premières démolitions eurent lieu en août 1988, après seulement deux ou trois jours d’avis précédant la fermeture des boutiques, l’arrêt des transports publics et le déménagement forcé de la population. Des villages entiers furent déplacés dans des blocs à Otopeni et Ghermanesti, où l’on vit jusqu’à dix familles se partager une cuisine alors même que le système des égouts n’était pas terminé. En même temps, les villages de Buda et Ordoreanu, au sud de la capitale, étaient déplacés à Bragadiru afin de faire place à un réservoir du Canal Bucarest-Danube qu’on voulait navigable. Dans d’autres villages du pays voués à devenir les centres des villes nouvelles, on commença également à voir apparaître des «Centres Civiques».

Les réparations étaient interdites dans tous les villages condamnés et sur toutes les constructions possédant un seul niveau mais ces règlements furent interprétés différemment dans les départements et on put observer une certaine résistance passive des administrations en charge de la mise en œuvre de cette politique. En Maramureß par exemple, les autorités comprenant que l’accroissement des distances entre les lieux d’habitat et les champs serait un désavantage, permirent les réparations dans les fermes isolées et donnèrent la possibilité de compter les greniers comme second étage de l’habitation pour détourner la loi. En Banat, des efforts furent fait pour attirer des migrants dans les maisons abandonnées par les Schwabes110, même si celles-ci avaient été démolies.

Ce programme, qui aurait mené au déracinement de la moitié de la population rurale de la Roumanie fut largement désavoué, moins dans le pays lui-même à cause de la peur qui y régnait qu’au niveau international. En août 1988, à l’académie de Cluj, Doina Cornea écrivit une lettre ouverte de protestation. Celle-ci fut publiée en Occident depuis la Belgique, ce fut l’occasion de lancer une campagne de solidarité qui se structura progressivement dans l’

«Opération Villages Roumains», un mouvement de solidarité en Belgique, France, Suisse, Pays-Bas et Luxembourg qui fêtera en 1998-1999 ses dix ans d’action dans le développement local111.

110 Schwabes : nom que l’on donne aux allemands qui se sont installés au Banat durant le 18e siècle, originaires de la région de Souabe.

111 Pour plus de détail, voir,par exemple: EMSELLEM, K. [1995] «L’opération villages roumains, une coopération locale transeuropéenne», in: Revue géographique de lʼEst, N°2, pp. 115-136.

Même si la population d’origine hongroise perçu le plan de systématisation comme une attaque envers leur communauté, il semble clair aujourd’hui que le but de Ceaußescu était de s’attaquer à la communauté rurale et à son mode de vie dans son ensemble. Environ 18 villages ont souffert de démolitions importantes jusqu’à la fin 1989 lorsque le plan est tombé en même temps que le régime communiste de Ceaußescu. Ces villages revivent progressivement aujourd’hui avec le retour de leurs habitants.

Chapitre 3

Des maillages géographiques