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La question du savoir et de la technique

CHAPITRE 3 : EFFETS DE L’INTERTEXTE : CRITIQUE SOCIALE ET MÉMOIRE

3.5 La question du savoir et de la technique

En plus de faire valoir un rapport ambigu entre objet, humanité et animalité, sur lequel repose l’opposition structurante entre les cultures ancestrales et le monde contemporain dans Espèces fragiles, l’intertexte scientifique de « Terres brûlées » présente,

112 Cette idée de la stérilité est d’ailleurs au centre du regard critique que présente également le poème

« Ici » : « ici où sont ancrés / les navires de croisière / longs courriers du vide / vers les rêves impossibles // aspirations à la neige / d’un désert torride / hantise du soleil de feu / dans les cœurs glacés », qui décrient tous deux la vacuité des logiques économiques contemporaines. Ibid., p. 542.

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par le traitement particulier de la question du savoir, plusieurs points de tension entre technique artisanale et technocratisation de masse. Cette opposition participe à la critique plus globale de la logique capitaliste qui sous-tend certains poèmes que nous avons vus : alors que le savoir artisanal est valorisé, celui de la technique industrielle est abordé dans une optique péjorative et est associé, au contraire, à l’obscurité et l’ignorance. Puisque cette optique double est fondée de prime abord sur l’objet, les poèmes archéologiques sont précisément les poèmes par lesquels se développe le regard sur la technique artisanale et sur un savoir « alternatif » et ancestral. La logique scientifique, symbole contemporain d’un mode de savoir légitime, est ainsi détournée en devenant le lieu où se développe une manière artisanale et incarnée – une manière autre – de représenter la connaissance et de resituer l’humain dans une histoire collective et une cosmogonie plus vastes. Par exemple, le travail manuel et artisanal à la source de la production des objets de civilisations anciennes est abordé de façon méliorative dans le poème « Caneton » : « si petit / par la grâce d’une main / qui le fit caneton / et vase d’argile / pour la soif ».113 L’emploi de l’hypotaxe permet ici de souligner la délicatesse du toucher artisanal ou le processus quasi- divin de création de l’objet (« la grâce d’une main »), alors que la proposition relative et le coordonnant « et » laissent entrevoir le pouvoir de l’artisan qui arrive à modeler un objet à l’identité double, à savoir un objet qui est non seulement une représentation vivante d’une figure animale (« qui le fit caneton / et vase d’argile »), mais également une céramique avec une fonction utilitaire plus concrète (« pour la soif »). Dans d’autres poèmes, l’accent mis sur le toucher est l’occasion de souligner une proximité entre l’artisan, la matière et les dimensions sacrées (l’« âme ») qu’elle projette. Les dimensions immatérielles de l’objet

113 Ibid., p. 531.

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impliquent ainsi, dans le poème « Tripode », un savoir ancestral qui imprègne l’objet de significations plus vastes : « ce vase / qu’une main savante / anonyme / autrefois modela ». Ce savoir, qui passe par le travail manuel, permet la transmission de l’« âme » évoquée en fin de poème d’un passé mythique à un présent en devenir. Le poème « Figurines », quant à lui, renverse la figure du pouvoir hégémonique associée au savoir occidental – et donc, par extension, au savoir scientifique – par la juxtaposition de la création artisanale et d’un savoir à la fois plus modeste et plus diffus : « humbles habitants du monde / et dieux divers / créés de main fruste / âme savante ».114 Dans les deux poèmes, la répétition de l’adjectif « savante » (« âme savante » et « main savante ») évoque des figures de la connaissance qui passent par la maîtrise de techniques artisanales et d’un savoir manuel, lesquels permettent d’inscrire l’objet dans un vaste réseau symbolique (connoté par « l’âme »). Dans cette optique, la production matérielle s’imbrique étroitement à un processus de création de sens, à la génération de significations culturelles.

Si la technique artisanale est associée à la formation d’univers symboliques, la technocratie de masse et les modes de production liés à la commercialisation et à l’industrialisation sont traités de manière tout à fait opposée, non sans rappeler le traitement antithétique de l’animalité que nous avons exploré dans la section précédente. La critique d’un savoir désincarné est particulièrement explicite dans le poème « Chiens », où la longue parenthèse reprend les images de la stérilité et de la vacuité déjà évoquées dans « Île sèche » : « (triomphe des robots éphémères / entre la montagne et la mer / là où la terre

114 Ibid., p. 523.

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désertée / la terre virtuelle / s’épuise en phantasmes / mirages d’or […] ».115 L’univers de la technocratisation moderne (évoquée par les « robots éphémères ») et celui de la virtualité s’imbriquent ainsi dans un réseau lexical du vide et de l’illusion. Dans ce même poème, le développement technologique moderne (abordé métaphoriquement par la « nuit cathodique ») est associé à une logique économique de production et de profit présentée de manière négative (« nuit de l’Efficace / et de l’Avare »), où les majuscules connotent une position forte de pouvoir, voire une domination dont le corollaire serait l’anéantissement d’autres logiques ou modes de connaissance du monde. Les figures du savoir et du développement technologique modernes sont ici critiquées par leur association à l’obscurité (par la répétition anaphorique de « nuit » qui traverse le poème) et à la corruption (« nuit sous contrôle / nuit armée nuit / savante et perverse »).

À cet égard, le contraste offert avec les poèmes archéologiques est éclatant. Si l’anonymat de la technique artisanale est abordé de manière positive dans « Tripode » (par les vers « qu’une main / anonyme / autrefois modela » qui donnent à voir l’action du modelage en tant que forme verbale active et qui associent la technique artisanale à une démarche de création), il est au contraire lié à la vacuité technocratique dans « Chiens » : « nuit du chiffre / anonyme et vide / aux victimes sans nom », où l’univers de la mesure et du calcul saborde toute possibilité d’identité ou de mémoire culturelles. La technique, selon l’optique capitaliste-moderne, est ainsi intimement liée à la destruction culturelle, symbolique et mémorielle, métaphorisée par l’enfouissement et l’oubli des objets

115 Voir le poème cité en début de chapitre.

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ancestraux, comme le souligne « Chiens » en ouverture : « avec leurs hommes et leurs dieux / compagnons anéantis / par les armées les techniques ». Or, bien que le savoir et les techniques modernes soient liés à la disparition plutôt qu’à la création, cette destruction ne parvient pas à s’actualiser totalement dans « Terres brûlées » en raison de la manière particulière avec laquelle Lapointe aborde la question de la temporalité. Ainsi, le monde présenté par Lapointe est celui d’un monde passé qui s’imbrique incessamment dans le présent, où les formes ancestrales ressurgissent, en quelque sorte, pour faire acte de mémoire et produire une temporalité du cycle ou du retour.