• Aucun résultat trouvé

Partie 3 Les enjeux du roman de filles

G. E NJEUX LITTÉRAIRES ET ARTISTIQUES

2. L A PROSTITUTION , UN SUJET MODERNE

2.1. La question du Beau chez les artistes « modernes »

En traitant de la prostitution et de la prostituée venant du peuple, en montrant le bordel où elles évoluent, nos auteurs remettent en question le beau typique qui ferait l’œuvre d’art. Un sujet trivial tel que la fille de maison, appartenant au laid, à l'infâme, devient matière à faire de l'art. Déjà dans sa préface de Cromwell, Victor Hugo avait parlé de l'importance du laid et du grotesque dans l'art :

Le beau n’a qu’un type ; le laid en a mille. C’est que le beau, à parler humainement, n’est que la forme considérée dans son rapport le plus simple, dans sa symétrie la plus absolue, dans son harmonie la plus intime avec notre organisation. Aussi nous offre-t-il toujours un ensemble complet, mais restreint comme nous. Ce que nous appelons le laid, au contraire, est un détail d’un grand ensemble qui nous échappe, et qui s’harmonise, non pas avec l’homme, mais avec la création tout entière. Voilà pourquoi il nous présente sans cesse des aspects nouveaux, mais incomplets357.

Cette citation met en avant la diversité du laid, plus riche que le beau parce qu'il sort de l'organisation humaine et qu'il permet de voir plus grand, d'enrichir notre monde et notre perception de celui-ci. Toutefois le laid sans le beau ne saurait donner une vision complète du monde. Le beau et le laid sont nécessaires dans l'art et forment ensemble, par leur « féconde union », ce qu'Hugo appelle le sublime. Le sublime est alors « le but et l'effet de l’œuvre d'art, dans une poétique moderne propre, celle de la totalité, alliance à la fois désacralisante et féconde du haut et du bas, du noble et du vulgaire,du comique et du pathétique358 ».

Les naturalistes et les réalistes n'ont que faire du noble ou du vulgaire. Ils prennent l'attitude d'un œil, intéressés par la surface de ce qu'ils voient et comment en faire un objet d'art. Ils considèrent que le beau est une exception et qu'il ne saurait rendre compte du réel à lui seul. Taine, philosophe et critique du XIXème, écrit : « L’œuvre d’art a pour but de

manifester quelque caractère essentiel ou saillant, portant quelque idée importante plus

356 Peylet, Huysmans et la double quête, op. cit. p. 109

357 Hugo, Préface de Cromwell in Cromwell, Paris, Ambroise Dupont, 1828

358 Dominique Peyrache-Leborgne., « Victor Hugo et le sublime : entre tragique et utopie. », in Romantisme,

clairement et plus complètement que ne le font les objets réels359 ». L’œuvre d’art est

supérieure à la nature parce qu’elle la rend intelligible. Les naturalistes cherchent à saisir ce réel. D’autre part, à propos de cette définition de l’œuvre d’art, Zola écrit : « Elle laisse l’artiste indépendant sans réglementer ses instincts, sans lui imposer les lois d’un beau typique, idée contraire à la liberté fatale des manifestations humaines360 ». Le beau typique

est considéré comme un concept qui enferme l’artiste et le réduit.

Delécluze, peintre et critique d'art, écrit à propos de la peinture naturaliste : « ceux qui regardent l'imitation comme le but de l'art, prétendent que tout, jusqu'au laid et à l'ignoble, peut et doit être représenté, sous la condition seulement que l'imitation sera fidèle361 ». Non seulement le beau n'est plus le type suprême, mais il n'est plus non plus

synonyme du Bien. En réalité, le naturaliste, peintre ou écrivain, place le souci de la vérité au-dessus du souci du Bien et affirme par là que le beau n'est plus le bien et que le laid n’est plus le mal. Milan Kundera met en avant cette suspension du jugement dans le roman : « Suspendre le jugement moral, ce n'est pas l'immoralité du roman, c'est sa morale362 ». Le romancier cherche à saisir le réel, peu importe si le lecteur voit dans ce réel

le mal ou le bien. Zola écrit d’ailleurs : « Les idéalistes prétendent qu'il est nécessaire de mentir pour être moral, les naturalistes affirment qu'on ne saurait être moral en dehors du vrai363 ». Leur intérêt pour le vrai va au-delà des carcans du Beau typique à la recherche

d’un compte-rendu exact du monde.

Cette nouvelle conception de l’art en entraîne une nouvelle de l’œuvre d’art. L’intérêt des artistes pour des sujets du quotidien est très novateur et rompt avec le beau typique de l’académisme.

« En privilégiant l’observation exacte de leur existence contemporaine364 », les

peintres et les écrivains naturalistes tirent l’art vers le champ de la vérité et donc de la science. Cependant, comme le souligne Zola : « voir n’est pas tout, il faut rendre ». Il ajoute : « Après le sens du réel, il y a la personnalité de l’écrivain. Un grand romancier doit avoir le sens du réel et l’expression personnelle365 ». Ces deux versants, le rendu du vrai, de

359 Zola, Le Roman naturaliste, op. cit. 360 Ibid.

361 Etienne Jean Delécluze, Journal des débats, 7 janvier 1851

362 Milan Kundera, Les Testaments trahis, Paris, Gallimard, 1993, pp 18-19 363 Zola, Le Roman expérimental, op. cit.

364 Marie-Ange Fougère, « Les Peintres du réel », TDC n° 1031, 2012 URL : https://www.reseau-

canope.fr/tdc/fileadmin/docs/tdc_1031_naturalisme/article.pdf

son essence, et l’affirmation du « tempérament » de l’artiste, comme l’a dit Zola, sont constitutifs de ce qu’ils ont appelé la « modernité ».

2.2. La prostituée, incarnation de la modernité dans la peinture et dans