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Quelles réponses apporter à cette situation ?

Dans le document L'eau et le risque (Page 50-55)

Stéphane FRIOUX

2. Quelles réponses apporter à cette situation ?

Comme le proclame un hygiéniste reconnu, le lyonnais Jules Courmont, « fournir de l’eau potable, privée de germes infectieux, à une collectivité un peu importante, est un des plus gros problèmes qui se posent devant les municipalités. La question se résume ainsi : comment être sûr que l’eau d’une ville ne contiendra pas, à un moment donné, les germes de la fièvre typhoïde »13 ?

Pour combattre le risque hydrique, trois grands types de réponses et d’actions sont menées : au niveau central, la création d’instances de contrôle et de législations contraignantes ; au niveau local, une alliance entre pouvoirs publics et hygiénistes pour faire disparaître les causes de contamination des eaux consommées par les citadins ; enfin, la quête d’une eau pure mobilise non seulement les techniciens (médecins, chimistes, ingénieurs) de l’administration publique, mais aussi des entreprises qui tentent d’innover et de créer un marché de la purification de l’eau.

2. 1. Les réponses législatives et institutionnelles

Suite aux épidémies de choléra de la première moitié du XIXe siècle (1832, 1849), l’État met

progressivement en place un réseau pyramidal d’instances consultatives, destinées à conseiller les pouvoirs publics sur les mesures à prendre pour éviter le retour de semblables épidémies : Comité consultatif d’hygiène publique de France, Conseils départementaux, Conseils d’arron dissement, auxquels viennent s’ajouter des bureaux d’hygiène avec des responsabilités accrues, obligatoires dans les villes de plus de 20 000 habitants à partir de 1902, et des commissions sanitaires à l’échelle du canton. Ces organismes sont complétés par une série de laboratoires bactériologiques, universitaires, municipaux ou privés14, qui analysent l’eau et traquent les bacilles à partir des

années 1880. Le grand indice d’une eau contaminée, c’est le « Bacille coli » ou colibacille, car le bacille d’Eberth, responsable de la typhoïde, est très difficile à détecter, ayant généralement disparu de l’eau lorsque l’épidémie éclate.

Analyses bactériologiques, expertises géologiques, deviennent des pièces indispensables des

12. BROUARDEL, 1886 - « Rapport » dans Recueil des travaux du Comité consultatif d’hygiène publique de France pour l’année 1886, tome XVI, 1er mars 1886, p. 145-156.

13. Arch. Mun. Chambéry, 1 O bis 16, document intitulé « Eaux potables dans villes. Extrait de la Revue technique du 10 juin 1904 ».

14. On ne pas oublier le rôle du laboratoire du Conseil supérieur d’hygiène publique, progressivement débordé par les de- mandes d’analyses faites par les municipalités de province. D’où la Circulaire ministérielle du 24 juin 1925 établissant la liste

dossiers que les municipalités constituent afin de faire approuver leurs projets d’adduction d’eau par le Comité consultatif de France (à partir de 188415). L’avis favorable de l’instance supérieure est

indispensable pour qu’elles soient autorisées à emprunter, puis, à partir de 1903, qu’elles reçoivent des subventions de l’État16. Ces nouvelles adductions suppriment bien souvent, à l’échelle locale,

les causes possibles de contamination, en offrant de l’eau plus pure que celle consommée habituel- lement par les citadins : les hygiénistes se félicitent de la chute conséquente des taux de mortalité par typhoïde. Mais l’adduction de nouvelles eaux ne suffit à assainir les villes.

2. 2. Sus aux puits !

Les autorités locales mènent en général plusieurs politiques qui peuvent s’avérer complémentaires : d’une part, dans l’agglomération, la fermeture des puits pour éviter la consommation de leurs « eaux suspectes »17. En effet, à la Belle Époque, l’usage du puits, reste fréquent

dans certaines villes et n’est pas réservé à la campagne, bien que la distribution d’eau dans les immeubles devienne un des critères du confort urbain : ceci pour des raisons économiques, les propriétaires et les locataires étant réticents à payer pour s’approvisionner en eau. Dans le Vaucluse, Carpentras (7700 habitants agglomérés) compte encore 300 puits en 1909, tandis que le chef-lieu, Avignon, bat des records avec 35 500 habitants agglomérés, 6400 maisons et près de 2000 puits18 ! Or, les puits sont

fréquemment contaminés par l’infiltration de matières fécales : les réseaux d’assainissement sont encore plus rudimentaires et moins développés que les canalisations d’eau potable ; la vidange des « fosses d’aisances » coûtant cher, on pratique le système des « puisards absorbants », à cause desquels les germes de la typhoïde se retrouvent dans la nappe phréatique. Ce système ancien est condamné : « par la fécalisation du sol et la contamination de la nappe souterraine, il peut occasionner de nombreuses et graves épidémies »19.

D’autre part, en périphérie, la surveillance des amenées d’eau et l’établissement d’un « périmètre de protection » autour des sources ou captages20. En effet, dans la période 1900-1914,

un tournant s’opère dans l’attitude à l’égard des eaux de sources. Tandis qu’elles représentaient jusqu’alors l’eau pure, parce que fraîche, en opposition avec l’eau de rivière filtrée21, les sources

deviennent de plus en plus suspectes. Le président du Comité consultatif d’hygiène publique de France déclare : « on a cru pendant longtemps que toute eau de source était pure et potable. Mais cela n’est vrai que lorsqu’aucune impureté ne peut venir contaminer cette eau à son origine ou sur son trajet. C’est pourquoi aujourd’hui on considère comme impropres à l’alimentation, des eaux qui, autrefois, paraissaient parfaites »22. Le progrès des analyses bactériologiques et des recherches

géologiques (qui démontrent les possibilités d’infiltration des ordures depuis la surface jusqu’à la nappe alimentant la source) les désigne parfois comme des sources possibles de contamination23.

Même alimentées en eau de source, les villes ne sont plus à l’abri d’une épidémie potentiellement redoutable, si elle se répand par la canalisation municipale. Les ingénieurs sanitaires proposent alors de mettre la technique au service de la sécurité sanitaire.

16. La loi de finances du 31 mars 1903 autorise le financement partiel des travaux d’adduction d’eau par une subvention de l’État issue de fonds prélevés sur le produit du Pari Mutuel.

17. Arch. Dép. Corrèze, 3 O 1022, « Rapport du directeur du bureau municipal d’hygiène de Brive, 1er décembre 1931 ».

L’expression « eaux suspectes » est courante dans les rapports d’hygiénistes.

18. IMBEAUX E. et alii., 1909 - Annuaire statistique et descriptif des distributions d’eau en France, Paris, Dunod, p. 821- 825. Avignon est d’ailleurs victime d’une épidémie en 1912, où l’on recense 667 cas de typhoïde dont 74 mortels (L’eau, 15 novembre 1912, p. 131).

19. Dr MARCOMBES (maire de Clermont-Ferrand), 1921 - « Allocution d’ouverture », Alliance d’hygiène sociale. Congrès de

Clermont-Ferrand, 30 septembre, 1er et 2 octobre 1921, Clermont-Ferrand, imprimerie G. Mont-Louis, p. 18.

20. Le principe de ce périmètre est posé par l’article 10 de la loi du 15 février 1902 sur la protection de la santé publique. Concrètement, « Il est interdit d’épandre sur les terrains compris dans ce périmètre des engrais humains et d’y forer des puits sans l’autorisation du préfet ».

21. La loi de 1902 se faisait l’écho de cette conception. Son article 10 ne parle que de la protection du captage des sources et ne mentionne pas l’usage possible d’eaux souterraines ou d’eaux superficielles filtrées, alternatives qui sont reconnues par la modification de la loi en 1935.

22. Dr BROUARDEL, 1901 - Annales d’hygiène publique, p. 346.

23. Arch. Dép. Vaucluse, 2O54/15. Le Conseil supérieur d’hygiène publique de France rejette ainsi en 1907 un projet d’alimentation de l’Isle-sur-la-Sorgue par l’eau de la Fontaine de Vaucluse.

COMBATTRE LES MALADIES HYDRIQUES. LA QUÊTE DE L’EAU PURE EN VILLE SOUS LA IIIE RÉPUBLIQUE

2. 3. La fourniture d’eau pure, un marché lucratif ?

Venant s’ajouter à la filtration des eaux de rivière, déjà pratiquée depuis la première moitié du XIXe

siècle (Londres, Toulouse, etc.), des innovations techniques apparaissent donc pour faire disparaître les microbes pathogènes ; l’analyse de leur performance est généralement effectuée à l’aide de numérations (nombre de germes par cm3) du fameux colibacille, dont la présence peut être un indice

de celle du bacille typhique. Les expertises favorables à un procédé d’épuration sont reproduites dans des brochures que les entreprises rédigent à l’intention des municipalités pour les séduire et conquérir de nouveaux marchés.

Plusieurs méthodes rivalisent. La purification chimique par le chlore ou ses composés fait l’objet de nombreux projets au tournant du siècle, portés par un ingénieur sanitaire britannique, Andrew Howatson, et un chimiste belge, Maurice Duyk. En France, elle ne parvient pas vraiment à s’implanter, sauf dans de rares petites villes (Lectoure, L’Arbresle). La « javellisation » est expérimentée vers 1910-1911 à Paris, mais les ingénieurs estiment qu’elle doit rester une mesure d’exception, en cas d’urgence, à cause du mauvais goût de l’eau traitée. Les procédés chimiques se développent dans l’entre-deux-guerres avec la « verdunisation » de Philippe Bunau-Varilla (procédé expérimenté à Verdun vers 1915-1917), qui obtient l’honneur d’être recommandée par une circulaire officielle en 1930.

En même temps que la purification chimique est mise au point une technique de stérilisation de l’eau par l’ozone, expérimentée en grand à Nice (1907), Cosne-sur-Loire, Dinard ou encore Avranches. Elle se répand progressivement dans les villes de province jusqu’à la deuxième guerre mondiale, contrairement à la stérilisation par les ultra-violets qu’une eau peu limpide rend inefficace24.

De véritables guerres commerciales opposent les diverses sociétés qui se créent pour tirer parti de ces inventions, à l’occasion des concours ouverts par certaines villes pour l’épuration de leurs eaux (Paris entre 1906 et 1908, Marseille en 1910-1911). Les archives municipales et la presse locale en gardent des échos25. Certaines expériences se révèlent un échec, et à la fin des années 1920 le

Conseil supérieur d’hygiène reste toujours circonspect sur les procédés, préférant l’utilisation, dans tous les cas où c’est possible, de l’eau de source, car « il doit rester bien entendu que ces moyens sont délicats et demandent toujours une surveillance constante, et que même fussent-ils faciles, on ne devra y recourir qu’en l’absence d’eaux naturellement pures en quantité voulue »26.

24. Cette méthode, promue par la Société Puech-Chabal, spécialisée dans la filtration et adversaire des compagnies de stérilisation par l’ozone, a été appliquée à L’Isle-sur-la-Sorgue et à Lunéville.

Carte 1 : L’épuration des eaux potables dans les villes françaises jusqu’en 1914 27.1

27. Carte non exhaustive. Sur la carte ne figurent que les villes ayant adopté – même durant quelques mois – un système, et non les villes citées par des entreprises comme de potentielles clientes mais dont nous n’avons pu vérifier la décision. Certaines ont pu expérimenter plusieurs procédés, comme Lunéville (abandon de la stérilisation par les ultra-violets) ou Ro- morantin (abandon de la stérilisation par l’ozone).

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Conclusion

À la Belle Epoque, la qualité de l’eau distribuée et consommée en ville fait l’objet de toutes les attentions. L’État renforce les contrôles et l’expertise autour des projets édilitaires ; les municipalités tentent de supprimer les approvisionnements particuliers ; des hygiénistes et des ingénieurs tirent parti commercialement de cette inquiétude à l’égard de la potabilité de l’eau, qui engendre l’intérêt pour la purification de l’eau.

Bien que les améliorations sanitaires soient très vite considérables, cela n’éradique pas le risque hydrique. Une diminution rapide de la mortalité due aux maladies hydriques est incontestable : la typhoïde provoque environ 9000 morts par an en France à la fin du XIXe, seulement 3000 à la

veille de la première guerre mondiale. En outre, suite à la systématisation de la vaccination anti- typhique dans l’armée à partir de 1914, les grandes épidémies de garnison disparaissent, et les hygiénistes proclament en 1932 que « la fièvre typhoïde a été vaincue : c’est l’une des plus belles conquêtes de l’hygiène »28. Toutefois, essentiellement dans les campagnes, la typhoïde sévit

encore en France à la fin des années 40, beaucoup plus qu’en Angleterre ou en Allemagne. À la persistance d’un risque typhique non négligeable s’ajoute la démonstration, enquêtes à l’appui, du retard pris en matière d’assainissement : en 1935, près de 225 villes soit un quart de la population urbaine, en France, n’ont que des fosses fixes, des tinettes archaïques…29 En 1946, « même en y

comprenant les localités pourvues de quelques tronçons d’égouts pluviaux, on ne compte que 986 communes pouvant prétendre à posséder un système quelconque d’assainissement ; sur le nombre, 274 seulement ont des réseaux d’évacuation plus ou moins satisfaisants ; il n’en est que 81 pourvues d’une station d’épuration »30. En matière d’hygiène urbaine, les spécialistes ont échoué à mettre en

place une « technocratie » indépendante des pressions politiques locales et soutenue par des moyens financiers appropriés.

Si la dernière bataille victorieuse contre le risque hydrique a plutôt été menée après 1945 en France, souvenons-nous que cette opération n’est toujours pas terminée à l’échelle de la planète, puisque plus d’un milliard d’êtres humains n’ont toujours pas accès à l’eau potable. Selon l’OMS, 80 % de toutes les maladies peuvent être attribuées au manque d’eau salubre et à l’inadaptation des systèmes d’assainissement. Chaque jour 22 000 personnes meurent encore de la typhoïde, du choléra, du paludisme ou de la diarrhée : les maladies liées à l’eau seraient donc la première cause de mortalité sur le plan mondial.

Résumé

Cet article vise l’étude sur la longue durée du rôle des pêcheurs dans la dénonciation des pollutions aquatiques et la manière dont se transforme leur expertise sur l’espace. Des années 1850 aux années 1950, le risque de pollution des cours d’eau sert d’élément de structuration aux pêcheurs à la ligne. L’analyse de l’espace s’affine de plus en plus par une connaissance accrue du milieu et des enquêtes de terrains de rigoureuses et systématiques. On passe ainsi, en un peu plus d’un siècle, des représentations aux observations, de l’imagination à l’action : du risque perçu au risque connu et reconnu. Ces phénomènes complexes et polymorphes vont de pair avec une évolution du rôle social des pêcheurs : d’utilisateurs des cours d’eau à protecteur de la société. Mots clés. Risque, pollution, industrie, pêcheurs, milieu aquatique.

Abstract

Thise article aims at studying the long term role of the anglers in their denunciation of water pollutions and the way their environment survey constantly evolves. From the 1850s to the 1950s the river pollution risk was used by the anglers as a means of organizing themselves. Environment analysis gained in precision due to a deeper knowledge of the habitat and to the local surveys increasingly systematic and rigourous. In more than a century we evolve from images to observations, from imagination to action – from perceived (risk to recorded and acknowledged risk. These complex and polymorphous phenomena are associated with an evo- lution of the social role of the anglers from river users to society protectors.

Keywords. Risk, pollution, industry, anglers, aquatic environment.

Des études récentes ont déjà abordé l’histoire de la pollution des cours d’eau français, mais en ana- lysant le problème de façon globale (Garcier, 2005). Il est possible d’aborder ce thème par l’étude d’un groupe social précis pour qui la gestion des rivières constitue un souci quotidien. Il s’agit des pêcheurs à la ligne, qui sont de plus en plus nombreux à partir du milieu du XIXe siècle (Corbin, 1995).

Dès le premier tiers du XIXe siècle, des mesures réglementaires existent pour la protection des cours

d’eau à l’égard des « empoisonnements ». L’article 25 de la loi du 15 avril 1829, dite « Code de la pêche fluviale » en est le meilleur exemple. Mais cette loi semble inefficace car au cours du siècle les affaires de pollution se multiplient (Journé, 1901, p. 141). La notion de pollution industrielle pour les eaux douces ne semble pas exister avant les années 1850. La Révolution industrielle change le rapport des hommes à l’eau : elle permet, d’une part, l’accélération de « la conquête de l’eau » (Goubert, 1986), mais elle provoque d’autre part, une pollution sans précédent des milieux aquatiques. Du milieu du XIXe siècle au début du XXe (époque de formulation d’une conscience

1. Professeur certifié d’histoire-géographie au collège Salinis d’Auch.

Risque perçu et risque vécu.

Les pêcheurs à la ligne et la pollution des cours

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