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CHAPITRE III FAIRE CORPS AVEC LES MERES POUR TRANSMETTRE LA

B. La pudeur du dispositif

Afin de permettre cette expression intime et collective, ces pratiques mettent en place un dispositif que nous pouvons qualifier de pudique. La pudeur est faite d’oubli afin d’éviter de propager la terreur, tout en transmettant la résistance à la terreur. La pudeur est une protection dynamique qui vise à atténuer l’horreur afin de la rendre audible. Elle est mise en place par l’anthropologue aussi bien que par les Mères : elles protègent Alice mais aussi elles-mêmes en témoignant. La pudeur est fragile comme un fil…c’est souvent par l’image du tissu ou du voile qu’elle est exprimée dans les portraits ou les peintures des Mères. Le voile blanc ou transparent des banderoles portées par les Mères est ambivalent : il permet à la fois de « dévoiler » et de « protéger » la figure des Mères et des disparus. Il est un entre-deux entre apparition et disparition…. De même le tissu recouvre, panse, caresse mais il est aussi ce qui transmet et dit l’absence et la disparition. Il fait écho au symbole du « lange », que constitue le foulard des Mères. Sur le foulard des Mères les noms des disparus sont inscrits…les Mères les tiennent, s’y agrippent sensiblement, montrent et protègent en même temps leur disparition. On le voit dans les portraits de résistance, où les mains des Mères s’agrippent à un tissu roulé délicatement, plié dans un recoin, découvrant le reste du tableau (ANNEXES N°5.2, portraits 3 et 7). La pudeur permet également de protéger les Mères de regards futurs portés sur leur lutte ou leur lamentation. Par exemple Alice Verstraeten avec sa mère, lors de l’exposition Ronde de mémoires, pensent avec attention le dispositif visuel pour leurs visiteurs. Elles utilisent ainsi en

77 guise de cartels d’exposition trois grands tissus couverts d’écriture rapportant l’histoire des Mères.(cf. Annexe).

C’est cette expression pudique qui permet la transmission de la lutte des Mères, et son appropriation, notamment par des jeunes. Dans notre entretien, lorsque Véronique me parle de son expérience d’écriture des Lettres, c’est presque toujours à travers le prisme du destinataire de son livre : sa fille, tous les enfants, et à travers eux tout le monde. Elle répète souvent « comme je le dis aux enfants ». Dans la dernière lettre, on a vu que la « relève » de la lutte est assurée par la petite-fille écrivant à sa mère disparue. Elle continue la ronde, mais de manière positive, tournée vers l’avenir. Dans cette lettre, elle s’interroge sur son identité, ses désirs : « Mais moi, qui sera fier de moi ? Quel sera mon combat ? » Elle choisit comme sa grand-mère l’action qu’est l’écriture « c’est mon tour… notre histoire si douloureuse sort de ma chair pour apparaitre enfin dans la lumière ». Faire mémoire et s’approprier une histoire collective et intime pour s’interroger sur sa propre identité, ses propres rêves...Voilà ce que souhaite faire vivre à des adolescents Véronique Massenot et Barbara Moreillon, comédienne, dans des ateliers pédagogiques (cf. ANNEXE N°9). Le dispositif ludique mis en place permet aux adolescents de vivre « dans leur chair », sensiblement, cette expérience de transmission dont ils sont les acteurs.

Ils écoutent la voix de Véronique racontant son expérience, celle que l’on a décrite au chapitre précédent comme une « prise de conscience » compassionnelle… Dans notre entretien, elle me résume avec ses mots ce que la voix enregistrée leur transmet par la médiation d’un casque vissé aux oreilles de chaque enfant. Cette voix, c’est celle de Véronique, guide invisible de l’expérience, mêlée à celle de Daniel Mermet et des Mères. Pour l’occasion ont été retrouvés les bandes-son enregistrées il y a 25 ans…La première étape est la prise de conscience sensible de la situation terrible vécue « ailleurs » : « ils entendent les voix de gens qui racontent des choses vraiment dures ». Alors qu’ils sont assis ou étendus par terre dans leur salle de classe, la voix vient à eux, rend les évènements réels et tous proches. Ils prennent conscience que ces Mères sont là, que leur histoire les concernent tous. Puis la voix leur communique le désir de partager leur lutte et de la transmettre à leur tour par l’écriture. Les enfants sont invités à ouvrir une boite contenant certaines des Lettres à une disparue. Après la lecture, ils vont reproduire la lutte des Mères, puis son acte d’écriture. « Au fur et à mesure que je leur raconte l’histoire de l’écriture du livre, ils se mettent à militer avec les grands-mères ; à les soutenir. Les enfants sont amenées à reproduire les gestes des Mères : ils font corps avec elles, miment la ronde de Mai en s’asseyant en cercle, brandissent les portraits des disparus…Et après, une femme

78 témoigne en disant : « les disparus sont toujours là car on se bat toujours pour eux. Les militaires seront morts et enterrés que nous on parlera toujours de nos disparus. Et on aura gagné car entre nous il y a une telle camaraderie dans la lutte que l’on passe quand même des moment supers autour de quelque chose de triste ». Elle dit cela d’une façon positive. On les fait réfléchir à leur propre liberté. Est-ce qu’ils ont des rêves pour l’Avenir ? Eux ils sont une nouvelle génération, de quoi ils aimeraient être libres ? ». On passe donc de la prise de conscience d’un évènement douloureux arrivé à d’autres dans le passé, au partage de leur lutte « positive » au présent, qui les tournent vers l’avenir. Ils vont partager ensemble un secret en l’écrivant sur le foulard et en le brandissant, comme les Mères, devant eux. Ils mènent ainsi une action de dévoilement, à la fois intime et collective. C’est le but de l’animation : « les amener collectivement à faire quelque chose ensemble, mais (en restant) individuels ». Comment cela est-il possible ?

Rappelons ce que Véronique a expérimenté, en écoutant la voix des Mères à la radio : le désir de partager un « secret » à tous. Si c’est un secret, il doit être reçu et partagé avec pudeur, comme sous un voile. Dans le dispositif, ce voile c’est le casque porté par tous les enfants. « Ils sont reliés par la parole ». Ils entendent tous la même voix et ont pourtant la sensation d’écouter un appel intime. Pour Véronique, ce dispositif est la condition de la réussite de l’animation, parce qu’il fait office de mise en lien tout en conservant l’intimité de chacun. « à la fois ils sont complètement individuels, ils sont dans leur truc (…) En même temps ils écoutent tous la même chose au même moment. Ils sont reliés par ce que l’on leur demande de faire. Ils sont donc reliés dans le temps et l’espace par l’écoute puis par l’action. Ils sont comme dans une bulle transparente qui ne les isole pas les uns des autres et dans laquelle est délivré le secret….Ils ne peuvent pas parler, car ils doivent se concentrer sur l’écoute, mais ils sentent et voient les autres, leurs corps qui se meuvent à côté d’eux. Pour Véronique ce dispositif constitue une forme de protection. « cela reste pudique. Chacun se dit c’est que moi, se sent protégé. Les autres ne vont pas ricaner, car les autres eux-mêmes entendent ce même message. » Il agit comme un voile qui permet de recouvrir ce qui pourrait conduire à un jugement de l’intimité qui se livre. La seule forme de communication entre eux est celle du corps ou des regards, et non celle de la parole ou du rire qui peut juger. Ils sont aussi comme embarqués ensemble dans la même aventure…