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La « proximité et les différences avec la fides selon Martin Luther »

2.3. La prise en compte de la théologie luthérienne par Jean Ansaldi

2.3.1. La « proximité et les différences avec la fides selon Martin Luther »

Nous reprenons ici le titre d’un chapitre de la thèse de P. Geissbühler, car il nous paraît intéressant de considérer plus avant cet aspect.

D’une part, l’auteur souligne une proximité à travers l’utilisation d’une métaphore que Jean Ansaldi semble reprendre à Luther pour montrer que Christ est reçu « avec la foi » : pour Luther la présence du Christ apparaît en effet comme un trésor, une pierre précieuse, qui est

388 Ansaldi ne cesse de se référer à Luther alors qu’il formule de vives critiques à l’égard de Calvin dans J. ANSALDI, L’articulation…, op. cit., p. 107-119.

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P. GEISSBÜHLER, La réception apaisante du manque en Dieu et en l’homme selon Jean Ansaldi, le nouage discontinu de la foi, du désir avec le langage, en théologie et en psychanalyse, à partir et en vue de l’existence du croyant chrétien, Thèse dirigée par K. Lehmkühler, Faculté de théologie protestante de Strasbourg, 2010.

390 Nous ne prétendons pas ici à l’exhaustivité, certaines affirmations de Luther nous paraissant assez massives pour être considérées comme typiques de sa pensée.

128 offerte dans la foi mais aussi dans les ténèbres391. La thématique des ténèbres dans la foi est utilisée par Ansaldi pour expliquer que la rencontre entre l’homme et Jésus-Christ relève du registre du Réel : celle-ci précédant392 son inscription dans le langage théologique c'est-à-dire dans le registre symbolico-imaginaire, qui signifie (registre symbolique) la rencontre et la met en cohérence (registre imaginaire), cette rencontre ne peut qu’être existentielle, elle est « expérience réelle » qui fait choc, « a-rencontre » de deux présences qui se touchent sans se voir.

La reprise de cette thématique est fondamentale pour la conception relationnelle typique de l’être humain que constitue l’anthropologie ansaldienne. Cela précise en quoi consiste une ontologie relationnelle. En effet, il s’agit bien de montrer que l’expérience de la présence du Christ n’est pas « en l’homme » mais qu’elle vient de l’extérieur de l’homme, à sa rencontre, dans un espace en dehors du langage et du temps, en dehors de toute signification mise en cohérence. Elle est ainsi marquée du sceau de l’altérité et l’homme ne peut théologiser que de manière a-thée, précisément parce que ni Dieu ni le Christ ne sont présent en lui393.

La référence aux « ténèbres » de Luther, permet en outre d’expliquer en quoi consiste la « certitude du croyant en son expérience de foi »394. Ici le principe, qui nous semble fondamental, et auquel nous avons pu par ailleurs faire référence dans notre partie sur l’idole dans l’Ancien Testament395, est que la confiance suppose l’insaisissabilité de son objet :

Seule cette dernière [la certitude du croyant en son expérience de foi] comprend l’objet de la théologie, son réel, c'est-à-dire l’advenue de Dieu à l’homme, par le Christ et en Esprit. J’y insiste, la fides ne concerne pas la venue de Dieu en-soi, mais du Dieu en vérité, du Dieu sortant du léthé, (silence et oubli), pour rencontrer l’homme dans la foi396.

Dieu, qui ne vient pas « en-soi » est bel et bien insaisissable, et on ne peut que le percevoir dans l’a-léthéia, « en vérité », dans la confiance en cette vérité.

Le respect de ce principe selon lequel la foi suppose l’insaisissabilité de son objet nous semble commun à Luther et à Ansaldi, les affirmations d’Ansaldi reprenant selon nous

391 Ansaldi cite en effet le Commentaire de l’épitre aux Galates, traduit dans MLO XV, op. cit., p. 142-143 avant d’expliquer comment il perçoit la rencontre entre fides Christi et fides hominis comme alethéia dans les ténèbres du Réel dans J. ANSALDI, L’articulation…, op. cit., p. 14-20.

392 Précisons ici que cette précédence n’est pas « début chronologique » mais « choc du Réel se donnant et se redonnant sans cesse au cœur de l’histoire », comme précisé dans J. ANSALDI, L’articulation…, op. cit., p. 20.

393 J. ANSALDI, L’articulation…, op. cit., p. 20. Ansaldi parle de « production théologique in absentia », reprenant l’un de ses principes qui lui est cher selon lequel la chose est absente du lieu où elle est signifiée.

394 J. ANSALDI, L’articulation…, op. cit., p. 19.

395 Voir infra, 1.1.2.1.

129 correctement le fond de l’affirmation de Luther dans son commentaire de l’épitre aux Galates :

Elle [la foi] est une confiance assurée du cœur et un ferme assentiment, par quoi Christ est saisi, de telle manière que Christ est l’objet de la foi. Ou plutôt, il n’est pas l’objet mais, pour m’exprimer ainsi, Christ est présent dans la foi même. La foi est donc, en quelque sorte, connaissance et ténèbres, elle ne voit rien397.

Néanmoins J. Ansaldi nous semble se distancier de M. Luther en allant un peu plus loin que lui concernant la question de l’extériorité de Dieu et Jésus-Christ par rapport à l’homme. En effet, il apparaît qu’Ansaldi considère que Dieu est totalement absent du lieu où l’homme essaie de théologiser c'est-à-dire de formuler un langage cohérent sur lui. Luther ne dit pas cela, puisqu’il affirme que Christ peut être « saisi par la foi » et « habiter dans le cœur » de l’homme : « Mais il n’est pas possible de concevoir de quelle manière il est présent ; il y a des ténèbres, je l’ai dit […] Ainsi Christ saisi par la foi et habitant dans le cœur, est la justice chrétienne à cause de laquelle Dieu nous répute justes et nous donne la vie éternelle398 ». Notons que contrairement à ce qu’avance Ansaldi, cette présence du Christ n’est, pour Luther pas seulement en Esprit : « Et vaine est la spéculation des sectaires au sujet de la foi, lorsqu’ils rêvent d’une présence du Christ en nous qui serait spirituelle […] c’est bien réellement, de la manière la plus présente et la plus efficace qu’il vit et qu’il opère en nous, ce n’est pas affaire de spéculation399 ».

Si les affirmations d’Ansaldi concernant les ténèbres et la certitude de la foi nous semble conformes à l’intention luthérienne, nous constatons néanmoins que celui-ci fait un pas de plus que Luther vers l’extériorité et l’altérité fondamentale de Dieu en affirmant que Dieu est totalement absent de l’homme, même croyant, lorsqu’il théologise. Il reste néanmoins présent en Jésus-Christ qui habite le cœur de l’homme par la foi. La difficulté provient de la distinction entre l’ « en-soi » et le « en vérité », distinction à laquelle Luther ne fait aucune référence. Il reste donc possible que Luther ait pensé que la présence du Christ ait pu habiter réellement, « en-soi » dans le cœur de l’homme, mais cette possibilité reste de l’ordre de l’interprétation. Nous parlons ici d’un pas en plus et non d’une non-conformité des affirmations d’Ansaldi aux affirmations de Luther, car les deux vont dans le même sens de

397 M. LUTHER, Commentaire aux Galates, traduit dans MLO XV, op. cit., p. 142-143 cité dans J. ANSALDI, L’articulation…, op. cit., p. 14-15.

398 Ibid. concernant le pouvoir justifiant de la présence du Christ comme « voile » qui empêche Dieu d’imputer le péché à l’homme voir aussi les très belles lignes de Luther, relatives au simul justus, simul peccator, semper penitens, traduit dans MLO XV, op. cit., p. 238-239.

399 M. LUTHER, Commentaire aux Galates, traduit dans MLO XVI, op. cit., p. 142-143 cité dans J. ANSALDI, L’articulation…, op. cit., p. 15.

130 l’extériorité de Dieu par rapport à l’homme : si Christ habite le cœur de l’homme ce n’est en tout cas pas de manière naturelle, mais seulement par la foi, foi dans laquelle est rendue possible l’advenue du Christ, en-soi ou en vérité, une advenue d’un ailleurs de l’homme. Cela conditionne la formulation d’une conception relationnelle de l’être humain, dans le sens ou l’humain reçoit sa justification d’un ailleurs, d’une altérité radicale qui fonde son humanité.