• Aucun résultat trouvé

Chapitre 5 : Discussion

5.3. Les différentes instances

5.3.2. Prouver son état ou retourner travailler

« la non-reconnaissance d’une lésion professionnelle force ceux et celles qui n’ont pas contracté d’assurance collective ou personnelle, soit à retourner au travail alors qu’ils sont encore malades, soit à dilapider leurs biens pour pouvoir survivre et, une fois toutes leurs réserves épuisées, devenir éventuellement admissibles aux prestations de la sécurité du revenu » (Lippel, 2006: 93).

L’aspect médical semble être utilisé par la CSST et les employeurs comme un outil de gestion des coûts du régime, car « une lésion “miraculeusement guérie” a le grand avantage de ne plus générer de coûts en assistance médicale, mais également en indemnité de remplacement du revenu, en frais de réadaptation, en indemnité pour atteinte permanente... »14 Certains travailleurs reçoivent de l’aide de la part de la CSST, mais lorsque la blessure prend un certain temps à guérir, des complications surgissent. Les indemnités de remplacement du revenu fournies par la CSST s’accumulent et celle-ci semble forcer le retour au travail des accidentés. Cela amène différentes conséquences pour le travailleur : aggravation de son état, querelle avec les collègues de travail, arrêt de travail à ses propres frais, etc. C’est d’ailleurs ce que le matériel recueilli vient appuyer puisque les travailleurs rencontrés disaient se sentir jugés, incompris et laissés à eux-mêmes. Ils semblaient avoir à choisir entre voir leur état se détériorer ou perdre leur emploi s’ils refusaient de suivre les indications données par la CSST.

Un point important à noter est que la CSST fonctionne comme n’importe quelle compagnie d’assurance c’est-à-dire que plus un employeur a d’accidents de travail à son dossier, plus cela lui coûtera cher à la fin de l’année. L’employeur a intérêt à contester les réclamations de ses travailleurs afin d’éviter de voir ses cotisations augmenter.

En suivant le processus légal prévu pour contester les réclamations, les employeurs contraignent leurs employés à de nombreux examens médicaux. De plus, « les systèmes de financement basés sur les taux personnalisés à l’entreprise, maintenant utilisés dans presque toutes les juridictions canadiennes encouragent la pratique de la contestation systématique » (Lippel et Cox, 2012: 167). Ces pratiques sont une source de stress pour les travailleurs qui décident de faire une réclamation. Les programmes d’incitation à la prévention des lésions professionnelles ont bien souvent une influence négative sur le taux de déclaration de ces lésions puisque des pressions peuvent inciter les travailleurs à ne pas les déclarer (Lippel et Cox, 2012: 162). Le régime favorise ainsi « l’éclosion ou la multiplication des litiges, ce qui permet à certains acteurs d’intimider les travailleurs pour les amener à s’abstenir de réclamer ou à abandonner leur recours » (Lippel et Cox, 2012: 171). La CSST avait misé sur le système de cotisation des employeurs afin d’inciter ceux-ci à prévenir les accidents, mais cela amène plutôt les employeurs à contester les réclamations des travailleurs ou à faire pression sur eux afin qu’ils s’abstiennent de réclamer (Lippel et coll., 2005: 11). C’est d’ailleurs ce que le matériel recueilli vient appuyer puisque la majorité des travailleurs rencontrés ont eu à prouver leur état de santé et s’opposer à leurs employeurs devant les différentes instances afin de pouvoir continuer à recevoir de l’aide. C’est bien souvent d’ailleurs une situation qui vient toucher émotionnellement les travailleurs puisque ceux-ci se sentent trahis par l’employeur pour qui ils ont travaillé pendant des années.

De plus, lorsqu’on observe certaines statistiques concernant les dossiers évalués par le BEM et la CLP, on constate qu’environ 40 %, des 3 572 dossiers évalués par le BEM, en

révisés par la CSST et 80 % de ceux-ci feront l’objet d’un nouvel appel (Forget, 2008). De plus, 48 % des dossiers fermés par la CLP en 2008-2009 l’ont été à la suite d’une conciliation et près de 73 % de ceux-ci impliquaient le désistement de l’appel (Lippel et Cox, 2012: 168). Peu d’informations sont d’ailleurs disponibles concernant ces lésions et la nature du règlement intervenu dans ces dossiers (Lippel et Cox, 2012: 168). Une étude récente a permis d’établir « qu’un nombre important de dossiers concernant les problèmes de santé mentale se règle par une démission professionnelle et un retrait de la réclamation en échange d’un montant d’argent, transaction qui fait disparaître la lésion des statistiques officielles » (Lippel et Cox, 2012: 168). Les travailleurs vont être entraînés dans un engrenage bureaucratique dont il est presque impossible de sortir indemne et c’est la santé mentale de ces travailleurs qui en paie le prix.

La littérature révèle que bien des travailleurs accidentés ou encore malades vont ressortir du processus d’indemnisation dévalorisés. Ces multiples affronts semblent même prolonger le processus de guérison : « Il est difficile de départager les conséquences des lésions professionnelles des conséquences du processus d’indemnisation. Mais clairement, dans plusieurs cas, le régime en place a des effets anti-thérapeutiques » (Lippel, 2005). Des conflits peuvent surgir pour différentes raisons : il s’agit d’un travailleur atypique, le diagnostic est controversé, le diagnostic est émis tardivement, les médecins spécialistes ne sont pas disponibles, les médecins ne veulent pas faire affaire avec les accidentés du travail, il s’agit d’une maladie professionnelle et non d’une blessure survenue sur les lieux du travail devant témoin, la blessure ne guérit pas selon les attentes de l’organisme, l’employeur s’oppose à la réclamation, les possibilités de retour au travail sont inexistantes ou irréalistes (Lippel et coll., 2005: 19).

Il n’est donc pas rare de voir la guérison d’un travailleur compromise reliée au fait qu’il est privé de soins ou encore que ses traitements sont retardés, et ce, « soit parce que la CSST a refusé de payer, soit parce qu’un médecin a refusé de prendre en charge le dossier, soit parce qu’il est retourné trop vite au boulot » (Forget, 2008). C’est d’ailleurs ce que le matériel recueilli vient appuyer puisque la majorité des travailleurs rencontrés étaient en arrêt de travail, au départ, en raison d’une blessure survenue sur les lieux de leur travail. Au moment où ceux-ci ont été rencontrés, ils n’étaient plus seulement en arrêt de travail en raison d’une blessure physique, mais aussi en raison d’un problème de santé mentale. En analysant les entretiens avec les personnes rencontrées, il semblerait que celles-ci se sont littéralement épuisées à tenter d’obtenir de l’aide et à tenter de prouver leur état de santé. Cette quête pour prouver son état de santé ne s’étend pas seulement sur quelques semaines ou sur quelques mois, mais bien sur plusieurs années et c’est ce qui rend l’impact des procédures par lesquelles les gens passent d’autant plus important.

Documents relatifs