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La fonction d’introduction référentielle et les moyens linguistiques dont les langues disposent pour la réaliser

1.1. La fonction d’introduction référentielle

1.1.3. Jugement thétique et « détopicalisation » du sujet

1.1.3.1. Proposition thétique et proposition catégorique

Le concept de « théticité » est de nature sémantique, inspiré par la distinction philosophique entre assertions thétiques et catégoriques32. Cette perspective prend pour point de départ la distinction cognitive entre deux types de jugement. Le jugement catégorique, ou « double » (Marty 1918, cité dans Lambrecht 1987a) comprend l’acte cognitif de reconnaître un sujet et celui d’affirmer (ou de nier) ce qui est exprimé par le prédicat à propos de ce sujet. De l’autre côté, le jugement thétique ou « simple » implique seulement un acte de reconnaissance ou de rejet tout court.

31 Voir toutefois Li et Thompson (1979) pour une discussion générale sur le choix entre l’emploi d’un pronom de troisième personne et l’anaphore zéro en chinois, et les hypothèses qui y sont avancées.

32 Pour une discussion détaillée de la notion de théticité, nous renvoyons le lecteur aux travaux de Sasse et tout particulièrement à son article de 2006 ainsi qu’aux références qui y sont citées (2006 : 257).

En d’autres termes, si dans le cas d’un jugement catégorique on dit quelque chose à propos d’une entité, le jugement thétique ne fait que « poser » (le terme est composé sur la base du grec ancien tithēmi ‘mettre, poser’) l’existence d’un certain état des choses (Sasse 2006 : 259). Kuroda (1972 : 154) le formule ainsi :

« This [Brentano-Marty’s] theory assumes, unlike either traditional or modem logic, that there are two different fundamental types of judgments, the categorical and the thetic. Of these, only the former conforms to the traditional paradigm of subject-predicate, while the latter represents simply the recognition or rejection of material of a judgment. Moreover, the categorical judgment is assumed to consist of two separate acts, one the act of recognition of that which is to be made the subject, and the other, the act of affirming or denying what is expressed by the predicate about the subject. With this analysis in mind, the thetic and the categorical judgments are also called the simple and the double judgments (Einfache Urteil and Doppelurteil). » (Kuroda 1972 : 154).

Typiquement le jugement complexe se manifeste dans les phrases à structure topique-commentaire, alors que les phrases thétiques sont logiquement simples, sans présupposition. Quel est donc le lien entre une proposition à caractère thétique et la fonction d’introduction référentielle – qui nous intéresse tout particulièrement dans notre travail ? Précisément, les propositions thétiques ont une fonctionnalité discursive spécifique, car « leur raison d’être est de servir à présenter une entité, une proposition ou un état de choses en tant qu’élément d’information nouveau pour le discours » (Cornish 2008). Ainsi, à la suite des travaux de Kuroda (1972) et de Sasse (1987) cités plus haut on considère que les énoncés présentatifs ont une nature thétique, en tant qu’une instance de la classe plus large des jugements thétiques (« a special case of the more inclusive class of thetic judgements », Gast et Haas 2011 : 132).

Ne demandant qu’une présupposition minimale, la proposition thétique se trouve souvent à la frontière des unités du discours. Elle peut signaler une rupture dans la continuité narrative et commencer de ce fait une nouvelle séquence discursive (Cornish 2008). Si l’information propositionnelle s’articule le plus fréquemment en une structure divisée entre présupposition et assertion, en contraste, il s’agit ici d’une proposition non-binaire, comportant la mise en relief de la phrase entière.

Notons que dans la conception initiale de la notion, les phrases thétiques étaient considérées comme une catégorie à part, qu’on ne peut pas analyser en termes de structure informationnelle (Lambrecht 1994 : 139). Cependant, comme l’explique Sasse (2006), le traitement de l’opposition thétique/catégorique comme un phénomène cognitif indépendant est généralement dépassé (« [t]his strong philosophical viewpoint, which regards the thetic/categorical distinction as a cognitive

phenomenon sui generis, reflecting two radically different types of predication, is usually rejected today. », 2006 : 259). Voir aussi Rosengren (1997) : « There is no such thing as a thetic or categorical clause, but there are clauses that – because of their specific informational structure (being all-focused and all-comment) and the “right” meaning of the predicates, sometimes taking help from the cotext – unambiguously give rise to a thetic or categorical reading. ».

A partir des travaux fondateurs de Halliday (1967) et de Chafe (1976), inter alia33, une approche discursive-pragmatique s’est développée, selon laquelle c’est sur des catégories pragmatiques, et non logiques, qu’il faut s’appuyer pour expliquer la nature et le fonctionnement des phrases thétiques.

Une approche purement logico-sémantique ne rend pas compte du fait que l’opposition entre les deux types de jugement, catégorique et thétique, ne correspond pas nécessairement à une distinction linguistique formelle. En effet, des structures « canoniques » peuvent renvoyer à un contenu propositionnel non prédicatif. Lambrecht (1994 : 141) prend l’exemple de l’énoncé thétique de l’anglais it is raining, ayant la même structure formelle que tout autre énoncé incluant le pronom

it au sens référentiel plein. Voir aussi Halliday (2004 : 259) : « In meteorological processes like it’s raining […t]he it serves the interpersonal function of Subject, liker the there in an ‘existential’ clause,

but has no function in transitivity – if you are told that it’s raining, you cannot ask What is? Ant the

it cannot be theme-predicated (we cannot say it’s it that’s raining) ».

Similairement, l’exemple suivant cité par Sasse (2006)est considéré logiquement comme « thétique » sans avoir aucune marque formelle spécifique (ex. la structure en there ou l’accentuation uniquement sur le sujet).

(I.28) NOBODY LEFT (Ladusaw 1994) Un terme qui semble plus approprié est celui de structure « à focus phrastique »

(sentence-focus ; Lambrecht 2000b). Kuno (1972) décrit ce genre d’énoncé comme « description neutre »

(neutral description) ou « sans-thème » (themeless). Tout en étant conscient des problématiques liées à cette appellation (comme celles que nous venons d’esquisser), Sasse (2006) choisit de garder le terme de construction thétique, étant donné son large emploi dans la littérature linguistique. C’est ce que nous ferons dans notre travail, en entendant par « énoncé thétique » une structure « à focus phrastique », laquelle a donc une manifestation concrète dans la langue en question.

En résumé, les phrases thétiques sont souvent considérées comme ayant une fonction présentative (Cornish 2005), car elles servent à introduire un référent nouveau dans le discours, ou à

présenter un événement impliquant à son tour un référent nouveau pour le discours – ou qui est interprété de cette façon grâce au contexte (Lambrecht 2000b : 623). Comme nous le verrons, une distinction est parfois faite entre les énoncés thétiques centrés sur l’événement et ceux centrés sur l’entité. On peut utiliser l’étiquette de « event-central » (orienté vers l’évènement) quand on présente un état des choses et de « entity-central » (orienté vers l’entité) lorsque c’est une nouvelle entité référentielle qui est mise en avant (Sasse 1987). Nous en parlerons dans la section 1.1.3.3. Pour le moment, il convient de décrire l’une des propriétés les plus saillantes des énoncés thétiques, à savoir la détopicalisation du sujet.