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proposer une lecture neuve et actualisée de cette œuvre foisonnante 
 et essentielle pour l’histoire de la féodalité occidentale

Dans le document Les répliques de la haine (Page 37-40)

par Pierre Tenne

L’HISTOIRE CONTINUÉE

Avec ces deux livres fondateurs, la présente compilation sait documenter dans un choix clas-sique mais heureux l’intérêt du médiéviste pour une histoire de l’art médiéval aussi rigoureuse qu’accessible (Le temps des cathédrales, qui l’ouvrit à des activités télévisuelles à l’époque inédites pour un historien universitaire), pour l’histoire des femmes (Dames du XIIe siècle) ou encore pour des monographies pénétrantes d’éru-dition et de verve (Guillaume le Maréchal). La visée synthétique de ces Œuvres fonctionne à

merveille, restituant un Duby « officiel » qu’il était indispensable d’honorer.

À travers ces textes, c’est une immense part de la révision de notre compréhension de la féodalité caractérisant ce Moyen Âge central (Xe-XIIe siècles) qui fut sans discontinuer au cœur des recherches du médiéviste : en héritier de Bloch et de Braudel, Duby reprend au premier des concepts, notamment la féodalité et une utilisa-tion féconde des sciences sociales ; au second, le sens géographique et un économisme exigeant. 


Histoire p. 38 EaN n° 89

Georges Duby à son bureau (1984) © B. Lesaing

L’HISTOIRE CONTINUÉE

Ne se contentant pas de faire prospérer l’héritage des générations précédentes, Duby formalise cer-taines intuitions encore inexplorées de la pre-mière génération de l’école des Annales : ce sera l’histoire des mentalités et l’irruption de nou-veaux concepts – notamment celui d’imaginaire – qui transformèrent notre compréhension de la société féodale et de ses complexités, au-delà même du seul triptyque inspiré de Georges Du-mézil des « guerriers, seigneurs et paysans ».

Avoir su payer sans écart cet écot au curriculum brillant de l’historien tout en ouvrant sur des as-pects plus inattendus de son œuvre est un mérite encore plus louable de ce volume. Felipe Brandi, spécialiste de la biographie et de l’œuvre de Duby, parvient à introduire d’autres pans de la contribution du médiéviste à notre compréhen-sion du Moyen Âge, en ajoutant une leçon inau-gurale au Collège de France impressionnante et toujours actuelle, ainsi que d’autres textes plus intimes et épistémologiques qui pourront intéres-ser un lectorat moins spécialisé. On ne peut s’empêcher d’y voir le signe d’une influence posthume de Georges Duby sur son éditeur, qui parvient ainsi à nouer les multiples historiens cohabitant au sein de l’illustre médiéviste, tout à la fois vulgarisateur, cacique iconoclaste de la faculté et modernisateur intellectuel, avec les combats savants pour lesquels il milita.

La préface de Pierre Nora, personnage essentiel de la carrière de Duby et de tout ce qu’on appela autrefois la « Nouvelle Histoire », ajoute à cette impression de proximité affective pour l’œuvre qui se dégage de l’édition. Outre cette impres-sion, ces Œuvres apportent une lecture vérita-blement nouvelle de la bibliographie pléthorique de l’historien, prenant leur place parmi d’autres anthologies, notamment celles de la collection « Quarto », avec lesquelles elle a de nombreuses analogies qui ne sont pas pour autant des redon-dances. Plus synthétique et moins thématique que les compilations déjà disponibles, celle que pro-pose la Pléiade présente en effet une œuvre ri-goureusement documentée – et donc susceptible de séduire un public universitaire – tout en visant d’abord à toucher un public moins spécialiste, qui y trouvera une porte d’entrée dans l’œuvre.

Cela dit, la restitution réussie de cette œuvre à la fois proche et lointaine évacue une grande part de la question des postérités de Duby, à une époque où les médiévistes s’emparent de nouvelles voies

scientifiques et médiatiques pour transformer, une fois encore, notre Moyen Âge. Entre Patrick Boucheron au Collège de France, la réussite nu-mérique puis livresque du projet « Actuel Moyen Âge » et l’intérêt pour la période suscité par de nouveaux objets (Game of Thrones, en premier lieu), force est de constater que l’héritage de Duby et de bien d’autres continue d’habiter la discipline et la période – quoiqu’on ne retrouve plus l’intérêt de médias plus installés pour ce bouillonnement, au contraire des années 1970 à 1990, signe possible d’une dévaluation de la pa-role universitaire…

Cette postérité aurait mérité qu’on lui fasse un sort, pour mieux comprendre Duby non seule-ment dans son époque mais aussi dans la nôtre, où ses héritages contrastés pourraient être plus importants qu’on ne le croit souvent, mais aussi plus stériles. Ainsi de l’insistance stimulante de l’éditeur pour l’importance du style littéraire et de la subjectivité dans l’écriture de l’histoire par Georges Duby, qui paraît accuser la vie histo-rienne contemporaine, dans laquelle de telles ré-flexions ont perdu beaucoup de leur énergie. Cela reste toujours une surprise bienvenue, mais deux mille pages de Pléiade ne permettront jamais de tout dire.

Cette compilation n’est donc pas seulement un coup éditorial et symbolique, signifiant la recon-naissance de la validité littéraire et intellectuelle de la discipline historique, représentée par l’un de ses hérauts les plus incandescents. Le respect qu’elle suppose pour l’œuvre de Georges Duby est d’abord patent dans la rigueur et l’érudition avec lesquelles sont mis en valeur ces textes es-sentiels, qui permettent de rendre un hommage appuyé à ce Moyen Âge réinventé par Duby, qui continue aujourd’hui encore de faire de la pé-riode le creuset d’imaginaires et de réflexions polymorphes.

Plus encore, cette vie d’historien qu’il partagea avec tant d’autres auteurs défendant un autre Moyen Âge fait ressurgir avec vigueur l’esprit universitaire et intellectuel d’une époque vivi-fiante où l’université, les médias et le public semblaient chercher ensemble les voies vers d’autres histoires. Ce legs précieux a désormais un bel étendard, qui synthétise une œuvre et l’ouvre à de nouvelles lectures. Pour reprendre le titre d’un livre d’auto-histoire de Georges Duby, L’histoire continue…

Arlette Farge


Vies oubliées. Au cœur du XVIIIe siècle

La Découverte, coll. « À la source », 304 p., 18 €

Depuis la disparition dans les années 1990 de la si précieuse collection « Archives », co-publiée par Gallimard et Julliard sous la direction conjointe de Pierre Nora et de Jacques Revel, et dans laquelle l’historienne moderniste Arlette Farge avait publié le très beau Vivre dans la rue au XVIIIe siècle en 1979 et, avec Michel Fou-cault, le trop méconnu Désordre des familles en 1982 — deux volumes heureusement repris dans la collection « Folio-Histoire » —, on rêvait d’une collection dédiée aux archives. La nouvelle collection des éditions de La Découverte, dirigée par Clémentine Vidal-Naquet, vient exaucer ce souhait. Louons cette dernière d’avoir proposé à Arlette Farge d’en écrire le premier volume, et d’une manière totalement inattendue, comme à rebours de son propre travail. Arlette Farge aurait pu se contenter de reprendre quelques grandes lignes de force de son travail, une sorte de Goût de l’archive II, trente ans après, mais elle n’a pas cédé à cette tentation et propose de travailler avec ses « restes », le reliquat de ses recherches longues et patientes aux Archives nationales et dans les archives de la Bastille.

Ce geste, très simple a priori, consistant à re-prendre ce qu’elle avait laissé de côté alors même que, lors de la campagne en archives, l’histo-rienne avait trouvé trace de ce document, permet d’ouvrir une question essentielle, celle qu’évoque Georges Perec dans Penser/Classer, à savoir : quels sont les énoncés qui échappent à nos caté-gories de pensée, au questionnaire historique et plus largement à celui des sciences sociales ? Jean-François Laé, vieux complice d’Arlette Farge avec qui elle publia le journal d’un homme à la rue, avait commencé à poser cette vaste ques-tion ; l’historienne la place, quant à elle, sous le

signe de Foucault et d’un ordre du discours qui exclurait certaines figures de la production des savoirs.

Arlette Farge constate qu’il serait facile d’échap-per à ce passage au miroir de la table de travail de l’historien.ne en avançant le caractère trop singulier de Jean-François Héron dit la Forest, auteur de Mémoires si « magnifiquement calli-graphiés », ou la trop grande banalité de Marie-Thérèse Julie Beaucourt qui n’est qu’une femme pauvre. L’insatiable chercheuse se confronte à ses

« oublis », non pour faire repentance (de les avoir laissés dans la salle des pas perdus de l’Histoire), mais pour penser le rapport de la discipline histo-rique à l’individu unique. Quand on s’est donné comme tâche de « faire savoir » du passé en constituant des séries qui font lignes, que fait-on des points ? C’est une réponse en acte qui nous est livrée : l’ouvrage n’est pas une suite de frag-ments mais un accrochage d’énoncés. Arlette Farge invente une forme d’exposition de ces restes, un agencement très fin de listes, de billets, de brefs rapports et de courtes lettres. On y re-trouve bien sûr les thèmes de prédilection de l’historienne – les rapports hommes/femmes, les relations de pouvoir, le corps –, mais dans la configuration d’une historienne qui se livre de-puis cinquante ans à un travail acharné de labou-rage d’un même lopin de terre, assurée que c’est de ces sillons toujours renouvelés que de nou-veaux fragments vont émerger. Et en creux, très pudiquement, se dessine un autoportrait d’Arlette Farge, en historienne fondamentalement sou-cieuse de l’autre, aussi singulier soit-il.

C’est peut-être cela que l’auteure, en acceptant d’ouvrir cette collection, veut nous faire en-tendre : notre regard sur les archives ne cesse de nous renvoyer à nous-mêmes, à nos empêche-ments et à nos lâchetés face au présent. L’histo-rien.ne n’est pas une figure au-dessus, surplom-bante, mais un sujet qui se cogne, trébuche, et parfois même tombe. Il ne suffit pas d’être celle 


Histoire p. 40 EaN n° 89

Dans le document Les répliques de la haine (Page 37-40)