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Le projet de rendre universellement accessibles les œuvres de l’esprit, et plus particulièrement celles qui sont considérés comme relevant des « savoirs »

revient régulièrement au cœur des discours et des controverses, sans d’ailleurs

laisser véritablement place à une discussion contradictoire. Souligner la

per-sistance, voire le renforcement des inégalités scolaires comme on a pu le faire

récemment à l’occasion des comparaisons internationales destinées à mesurer

l’efficacité des systèmes éducatifs — dont PISA constitue l’exemple le plus

médiatisé — est une façon de rappeler qu’il s’agit d’une ambition toujours

re-nouvelée.

2.3.a Démocratisation culturelle : du patrimoine aux enseignements

Dans le champ de la musique, et probablement à l’instar de l’ensemble des

domaines d’intervention du ministère de la culture et de la communication, la

référence au projet d’un accès universel à une pratique artistique passe par le

recours à la formule « démocratisation culturelle ». Nous parlons ici deformule

et non delieu commun ou de lieu spécifique

13

parce qu’elle illustre deux des

cinq caractéristiques dégagées par Alice Krieg-Planque (2009) : elle constitue

un « référent social » – les formations aux métiers de la culture et aux métiers

de l’enseignement artistique n’en font pas l’économie – et possède un caractère

« polémique » (op. cit.: 104), faisant l’objet de controverses renouvelées. Si les

acteurs qui s’opposeraient à l’objectif de la démocratisation sont certainement

rarissimes, le fait qu’elle puisse constituer l’axe principal des politiques

cultu-relles est en revanche contesté. De ce point de vue, la distinction usuelle dans

les travaux d’histoire des politiques culturelles (par exemple Urfalino, 1996 ;

Dubois, 1999 ; Djian, 2005) entre « démocratisation culturelle » et « démocratie

13. Pour une discussion plus approfondie des différences entre ces trois concepts, nous

ren-voyons à la section III.

culturelle » reste tout à fait significative. Pour résumer à grands traits les

diver-gences entre ces deux approches, qui éclaireront les passages suivants,

rappe-lons que la première est souvent appréhendée comme emblématique du projet

malrucien de mise en relation entre chefs d’œuvres et publics, tandis que la

se-conde consiste au contraire à valoriser les pratiques en amateur comme moyen

d’accès privilégié à l’art, et reste en partie attachée au premier exercice

mi-nistériel de Jack Lang (1981–1986). Comme pour l’ensemble des formules, et

comme le signale Jean-Claude Passeron (2003), « démocratisation culturelle »

peut faire référence à des réalités diverses. Ce dernier auteur en recense quatre

acceptions : la croissance des effectifs en volume, la réduction des inégalités

so-ciales, l’égalisation des probabilités d’accès à telle ou telle pratique culturelle,

et, dans un tout autre registre, la réduction des déterminismes sociaux dans les

interactions verbales quotidiennes. Pour autant, il peut sembler vain de

ten-ter d’identifier l’un de ces quatre sens dans notre corpus : manifestement, les

trois premiers sens dégagés par Jean-Claude Passeron sont convoqués

simulta-nément. Ainsi dans l’« étude de faisabilité » d’un projet de diffusion dans des

salles de cinéma de représentations d’opéra rédigée à l’intention du Festival

d’art lyrique d’Aix-en-Provence, la notion de « démocratisation culturelle » est

associée à l’ambition d’étoffer les publics : il s’agit de « conquérir » de «

nou-veaux publics », dont le caractère de « non-public » n’est pas analysé, ce qui

semble donc correspondre au sens premier de l’expression, de favoriser l’accès

de populations géographiquement éloignées des maisons d’opéra (sens 3), et

de cibler un « public moins privilégié » (sens 2) que les spectateurs familiers

de la « sortie à l’opéra » (Olivennes et CCA : 2). Dans le cadre de ce projet,

les technologies mises en œuvre ne sont pas présentées comme suffisantes en

elles-mêmes pour mener à bien la conquête des publics : il convient, remarque

le rapporteur d’associer « réel » et « virtuel » en mettant en place des formes de

« médiation ».

Il n’en va pas toujours de même : la majeure partie des projets de

numéri-sation et d’indexation d’œuvres de l’esprit qui se sont développés récemment,

en se réclamant du modèle mythifié de la bibliothèque d’Alexandrie, ont mis

en avant la possibilité de rendre directement universellement accessibles, à tout

moment, l’ensemble des savoirs. En amont des grandes projets de numérisation

de livres, d’origine publique ou privée — les deux types d’acteurs étant souvent

liés par des partenariats — commeGoogle Livres,GallicaetEuropeana, ou

en-core laWorld Digital Libraryinitiée par l’Unesco, la Bibliothèque du Congrès

et Google, qui ont déjà fait l’objet de nombreuses analyses (Jeanneney, 2005 ;

Benhamou & Farchy, 2007 ; Moatti, 2012), le projet utopiste du Mundaneum

initié par Paul Otlet s’appuyait sur l’ambition de rendre accessible, à tout

mo-ment et en tout lieu, l’ensemble des savoirs ayant fait l’objet d’une publication

imprimée. Pour chacun de ces projets, la démocratisation reste un enjeu

sous-jacent : il s’agit de « réduire les fractures numériques au sein des pays et entre

pays »

14

pour laWorld Digital Library, de rendre « la connaissance accessible

à un très large public »

15

pourEuropeana, et de réaliser « le rêve d’élargir

l’ac-cès à ces livres de façon exponentielle, au-delà du petit cercle des lettrés » pour

Google Livres, étant entendu que la mission première de l’entreprise

consiste-rait à « rendre l’information universellement accessible et exploitable »

16

. Si

la formule est moins fréquemment employée telle quelle à propos de l’accès

à l’enseignement, la médiatisation et la diffusion large de cours répond à des

objectifs proches : il s’agit, ici également, de rendre les connaissances «

ac-cessibles à tous ». L’engouement récent pour les Massive open online course

(MOOC)

17

a ainsi donné lieu à un ensemble de discours d’accompagnement

qui s’appuient sur les mêmes antiennes que ses prédécesseurs, des plateformes

les plus institutionnalisées (campus numériques,OpenCourseWare

18

) aux plus

informelles (cours enregistrés en autoscopie et diffusés sur des plateformes

au-diovisuelles généralistes comme Dailymotion ou Youtube). Interrogé par un

journaliste de la BBC, Jonathan Biss, concepteur d’un cours d’interprétation

pianistique des sonates de Beethoven insiste ainsi sur la dimension d’«

ouver-ture à tous », par contraste avec la sélectivité de l’école de musique (le « Curtis

Institute of Music » de Philadelphie) où il enseigne par ailleurs :

14. http://www.wdl.org/fr/about/

15. http://chroniques.bnf.fr/archives/juin2007/frameset.php?src1=

numero_courant/dossiers/menu_gauche.php&src2=numero_courant/dossiers/

biblio_numerique.htm&m3=1

16. « For the first time since Shakespeare was a working playwright, the dream of

expo-nentially expanding the small circle of literary scholars with access to these books seems

wi-thin reach. [. . . ] In keeping with our mission to organize the world’s information and make it

universally accessible and useful, we donate $3 million to the Library of Congress to help

build the World Digital Library, which will provide online access to a collection of rare

and unique items from all around the world. » (http://books.google.com/googlebooks/

about/history.html)

17. Massive Open Online Courses; la Commission générale de terminologie et de néologie

en a récemment proposé la traduction suivante : « cours en ligne ouvert à tous » (Journal

Officiel, 21/09/2013, NOR : CTNX1322729K.

18. À la suite du MIT qui fut l’une des premières universités à diffuser des supports de

cours en ligne, un consortium éponyme a été constitué par d’autres établissements, auquel s’est

récemment associé le Ministère de l’enseignement supérieur et de la recherche, dans le cadre

du lancement de l’agence « France Université Numérique » :www.ocwconsortium.org.

« Biss tells me he designed the syllabus “for everyone” : from those who may

have played all 32 Beethoven sonatas to those who had never even bashed out

a C-major scale

19

. » (Burton-Hill, 2013)

L’utilisation de comparaisons chiffrées entre les effectifs des apprenants

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