• Aucun résultat trouvé

Plusieurs usages de la notion « institution » se croisent, au carrefour de plusieurs disciplines. Selon nous, nous pouvons regrouper en deux grandes tendances ces analyses. Un paradigme qui emprunte ses schémas aux sciences politiques américaines, qui s’inscrit dans le champ des sciences politiques et de la sociologie de l’action publique, et qui retient la notion d’institution pour expliquer les résistances aux réformes ou les changements marginaux (dits phénomènes de « path dependance » ou dépendance aux sentiers) induits par ces réformes. Dans ce cas, la notion est mobilisée comme variable explicative d’une réforme ou de sa mise en œuvre.

Des paradigmes qui s’intéressent davantage aux institutions elles-mêmes, à la création et au changement institutionnel (et dans ce cas, ce sont les réformes qui peuvent devenir des variables explicatives). C’est davantage ce cadre qui nous intéresse. Il regroupe un ensemble de travaux issus de différentes disciplines (sciences politiques, sociologie, histoire) et se présente comme ne relevant d’aucune école (Lagroye & Offerlé, 2010). Le point commun à ces travaux est de mettre en évidence des processus institutionnels. Là encore, il existe un continuum : à une extrémité, on trouve des modèles très généraux de processus institutionnels ; à l’autre extrémité, des études de cas très précises, historiquement délimitées.

La notion d’institution est centrale en sociologie271, mais aussi dans d’autres disciplines comme

l’anthropologie, le droit ou les sciences politiques (Dulong, 2005 ; Dubet, 2006). Elle est donc considérablement élastique.

La notion a par conséquent reçu des définitions multiples et elle est particulièrement débattue au sein de différentes sciences sociales, si bien qu’elle est particulièrement difficile à cerner. Si de nombreux objets sociaux peuvent être perçus comme des institutions (la famille, la laïcité…), nous nous en tiendrons aux institutions en tant qu’organisation comme cadres d’activités spécifiques dans un espace social (comme une institution de formation)272.

Nous nous sommes tournée vers cette notion floue pour deux raisons.

La première est partie de conceptions spontanées de notre objet que nous avons déjà exposées : la question de la durée de curriculum en langue français – que nous avons qualifiée de durée « paradoxale » - nous a portée vers la notion d’ « institution ». Si l’université Galatasaray présente tous les attributs externes d’une institution, nous nous sommes demandé dans quelle mesure le statut du français comme langue des enseignements était lié à l’institution universitaire.

Ce statut contribue-t-il à la notoriété et à l’institution « université Galatasaray » ? Inversement, la notoriété de l’institution Galatasaray participe-t-elle au maintien de ce statut ?273

La deuxième raison, que nous allons davantage développer ici, est que, parmi les différentes conceptions et approches de l’institution, une conception en termes d’institutionnalisation nous a paru appropriée pour aborder le statut curriculaire du français, caractérisé par une certaine incertitude de consistance, une instabilité, voire une fragilité, malgré une certaine durée.

Comme nous l’avons vu au tout début de notre présentation (I-A), la caractéristique la plus communément et immédiatement partagée sur une institution est sa solidité dans un espace social (stabilité, pérennité, consensus, légitimité sociale, voire, souvent, inscription juridique). Les juristes et les sociologues qui se revendiquent d’un héritage durkheimien participent à la diffusion de cette image

271 Durkheim considérait la sociologie comme la « science des institutions » : « On peut appeler institution toutes

les croyances et tous les modes de conduite institués par la collectivité ; la sociologie peut alors être définie comme la science des institutions, leur genèse et leur fonctionnement » (2004 [1885]).

272 Les définitions entre les deux notions – organisation et institution - sont souvent interchangeables (Dubet,

2006), même si la notion d’institution est potentiellement plus large que celle d’organisation. La différence essentielle entre les deux notions est la façon de concevoir un même objet social, dans le présent et la régularité de son fonctionnement (organisation) ou dans sa temporalité ou son historicité (institution) (Eymeri-Douzans et al, 2010 : 309).

118 commune, ce qui véhicule aussi l’image d’une forte rationalité, d’une cohérence et d’une grande homogénéité et exclut les tensions, plus ou moins latentes, qu’abrite une institution.

Au-delà des caractéristiques externes qui servent à définir une institution, les sociologues et les anthropologues tentent de rendre compte de l’institution par ses caractéristiques internes.

On peut considérer qu’il existe un continuum entre des institutions peu contraignantes pour leurs membres d’un côté, et des institutions fortement contraignantes de l’autre274.

Mais, parallèlement aux objets eux-mêmes, il existe aussi des manières différentes de concevoir l’institution275. On peut, pour schématiser, les situer entre deux pôles.

- Un pôle dur, qui conçoit les institutions comme des blocs immuables : « des relations sociales cristallisées qui survivent aux individus » (Beaud, Weber, 2010 : 303), qui formatent les cadres de pensée de ceux-ci276. Dans ce sens, « l’institution, conçue comme une cristallisation de routines,

de savoirs, et de représentations, comme imposant ses contraintes et comme proposant des modèles d’action agit donc en un sens par les agents qui la représentent, qui ont assimilé sa culture, et qui s’acquittent du rôle qu’elle leur assigne » (Lagoye et al., 2006, 165).

- Un pôle « mou », pour qui l’institution commence dès qu’il y a « un minimum de coordination durable entre des acteurs », soit le minimum en deçà duquel il est difficile de parler d’organisation ou d’institution (Lagroye & Offerlé, 2010 : 12). La définition qui suit entre parfaitement dans ce cadre : « [Une institution est] un ensemble de personnes qui ont entre elles des relations en partie régulières et prévisibles » (Romelaer, 2015)277.

En général, cependant, hors des modèles qui considèrent d’emblée les institutions comme des « blocs », les analystes qui travaillent sur l’institution travaillent moins sur la présence de tel et tel critère que sur des processus d’institutionnalisation.

A rebours des visions statiques d’une institution, de ce qu’elle est ou ce qu’elle n’est pas, de ce qui est solide ou de ce qui ne l’est pas, la sociologie des institutions conçoit les institutions comme des processus permanents d’institutionnalisation de règles (formulations, reformulations, interprétations, traductions diverses). Sans donner de chemin de recherche particulier, elle propose à partir de cette conception et d’un ensemble de travaux relevant d’écoles sociologiques différentes, des pistes pour questionner diverses facettes des institutions (Lagoye & Offerlé, 2010).

Notre objet d’étude ne présente pas une durée suffisante pour prétendre à être traité comme une institution au sens du pôle dur. Néanmoins, on peut se poser la question de savoir dans quelle mesure le statut curriculaire du français est en train de devenir une culture institutionnelle, dans quelle mesure malgré l’apparente fragilité que nous avons relevée, il n’existe pas des processus à l’œuvre susceptibles de conférer une inscription durable à ce statut curriculaire278.

Nous présentons le concept d’institutionnalisation (a) et des notions couramment associées, dont les désignations peuvent varier : configuration /réseau d’acteurs (b) ; règles institutionnelles (c).

274 On peut ranger dans cette catégorie les institutions totales d’E. Goffman.

275 On pourrait se poser la question de savoir si c’est alors la réalité institutionnelle qui peut varier de « nature »

ou bien seulement le point de vue qu’on porte sur elle qui en fait varier la nature ? Si nous considérons que le point de vue est fondamental dans la compréhension des phénomènes, néanmoins, nous nous écartons d’une épistémologie relativiste : la réalité existe indépendamment du point de vue qu’on y porte. Au moyen du même point de vue, il est possible d’apprécier des réalités différentes, en l’occurrence des réalités institutionnelles différentes, les unes relativement aux autres.

276 Comme la conception de l’anthropologue Mary Douglas, telle qu’on la trouve dans un essai au titre

particulièrement signifiant : Comment pensent les institutions ? (2004 [1986]).

277 Ce pôle tend à rapprocher les notions d’organisation et d’institution.

278 Les auteurs qui conduisent des travaux pouvant recevoir l’étiquette de « sociologie de l’institution » s’occupent

surtout d’institutions qui sont ou ont été des institutions liées à la puissance publique, l’Etat ou de grandes institutions comme l’Eglise catholique. Ce sont des institutions qui généralement s’inscrivent sur le temps long et marquent le paysage social. Non seulement notre objet ne présente pas a priori une durée qui permette, selon le « pôle dur », de le qualifier d’ « institution », mais le fait d’être aussi micro (un curriculum de formation), relativement aux grands objets institutionnels, est également a priori peu propice à une analyse en termes d’institutions. Un raisonnement en termes d’institutionnalisation, en revanche, ne nous semble pas incompatible avec cet objet micro de faible durée par rapport aux grands objets institutionnels, mais d’une durée que l’on peut considérer suffisamment longue relativement à la durée d’un curriculum universitaire.

119

a) Les cadres de la création et du changement institutionnels : les processus

Outline

Documents relatifs