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En novembre 2018, deux groupes de réflexion regroupant des professionnels ont été organisés à l’Université de Genève sur le thème des modes de garde des enfants après la séparation paren-tale. Nous voulions mieux connaître la perspective des acteurs de terrain, c’est-à-dire de ceux qui, au quotidien, sont amenés à ren-contrer des parents séparés et à les aider à trouver des solutions qui leur conviennent. Les participants aux groupes de réflexion ont discuté principalement des profils des parents en séparation qu’ils rencontrent dans leur pratique, des facteurs du choix du mode de garde, des sources de tension, de leurs propres pratiques, de l’évolution du droit de la famille et de la collaboration inter ins-titutions. Chaque focus groupe regroupait des représentants de plusieurs professions (avocats, médiateurs, assistants sociaux et psychologues) afin que les participants puissent confronter leurs points de vue et expliquer leurs pratiques. Les participants ont été sélectionnés pour leurs connaissances sur les modes de garde et la séparation. Leur point de vue complète les chapitres précédents, notamment celui sur les normes et le fonctionnement du couple pré-divorce.

Les professionnels entendent parvenir à un accord qui réglera la vie de famille en fonction du bien de l’enfant. Notons que vien-nent en consultation principalement les parents qui n’arrivent pas à se mettre d’accord à l’amiable sur le mode de garde, ce qui a certainement aussi un impact sur les perceptions des profession-nels. Dans ces situations, le conflit conjugal domine, reléguant au deuxième plan la notion du bien de l’enfant au profit de considé-rations qualifiées comme secondaires par les professionnels eux-mêmes. Les acteurs de terrain rencontrés distinguent différentes raisons éloignées du bien de l’enfant, qui orientent le « choix » pa-rental en faveur d’un certain mode de garde comme la revendica-tion d’un droit, les quesrevendica-tions financières et le conflit conjugal.

« Je constate que le mode de garde qui a précédé la sépa-ration n’est pas le critère dominant. Il y a d’autres critères qui influencent les gens : le conflit, l’envie de prendre sa revanche sur l’autre, aussi les critères financiers. C’est énorme, ça prend une place monumentale. Souvent les conclusions que les gens prennent dans les procédures sont liées beaucoup plus à tous ces critères-là, qu’aux vraies questions fondamentales qu’ils devraient se poser pour décider du mode de garde. Ce sont plutôt des critères d’adultes qui influencent ce qu’ils vont demander au juge par rapport au mode de garde. » (Avocat)

De nombreux critères cités par les professionnels, qui influen-cent le choix du mode de garde et qui amènent les parents devant la justice, sont le reflet des inégalités de genre au sein de la société.

Comme cela sera expliqué ci-dessous, le droit à la garde partagée pour le père et la question cruciale de la pension alimentaire sont des sources de conflit, parce qu’ils renvoient à la position inégale des hommes et des femmes dans la famille et sur le marché du travail.

Revendication d’un droit : les avocats rencontrés lors des fo-cus groupes constatent que les hommes ayant un niveau d'éduca-tion supérieur sont généralement ceux qui sont le plus au fait de

l'évolution de la législation13, donc aussi ceux qui revendiquent da-vantage leur droit à la garde partagée. La connaissance des règles juridiques amène les hommes à s'y référer. Participe à ces de-mandes, la crainte de passer à côté de quelque chose auquel ils ont droit, d'une certaine manière. Pour les acteurs de terrain, notam-ment ceux exerçant une profession juridique, cette revendication de certains pères d’un « droit à l’enfant » sans réflexion sur la fai-sabilité de la garde partagée, à cause, par exemple, des contraintes horaires qu’elle implique, est perçue négativement

« Quand le juge demandait au père d'expliquer pourquoi il estimait bien la garde alternée, il disait : ‘parce que c'est mon droit’. Il n'arrivait pas à l'expliquer autrement. » (Avocat)

Cette revendication des pères à pouvoir s’occuper de leur en-fant à mi-temps crée aussi de l’incompréhension chez les mères et des conflits entre les ex-partenaires lorsque l’investissement des pères dans la famille était faible tout au long de la vie commune.

Comme nous l’avons souligné précédemment lors des témoi-gnages des parents, les couples, dont le fonctionnement était plus égalitaire avant la séparation, acceptent davantage la garde parta-gée que ceux dont le fonctionnement pré-divorce était peu égali-taire. Par conséquent, les premiers ont donc moins besoin de la médiation des professionnels que les seconds pour se mettre d’ac-cord sur le type de garde à adopter.

13 Le 1er janvier 2017 est entrée en vigueur la réforme du droit de l’entretien de l’enfant (art. 276 ss CC), qui a introduit le terme de garde alternée dans le Code civil (art 298 al. 2bis et 2ter, art 298b al. 3bis et 3ter CC). Le Parlement fédéral a ainsi souhaité encourager davantage la garde alternée. Ces disposi-tions demandent au juge ou à l’autorité de protection de l’enfant d’examiner, selon le bien de l’enfant, la possibilité de la garde alternée, si le père, la mère ou l’enfant le demande, lorsque l’autorité parentale est exercée conjointe-ment. La garde partagée n’est donc pas attribuée automatiquement, mais doit être examinée par les juges en cas de demande d’une des parties en présence.

Enjeux financiers : Par l’augmentation des charges qu’elle im-plique (double loyer, frais juridiques,…), la séparation a pour con-séquence une détérioration du niveau de vie des ex-partenaires, qui exacerbe les questions financières. Dans ce contexte, les diffé-rents modes de garde ayant des conséquences financières diverses, la garde de l'enfant devient une source importante de conflit selon les acteurs de terrain, soit pour obtenir de l'argent pour le parent qui en a la garde, soit pour réduire le paiement d'une pension lors-qu'elle est partagée. Par le biais de la contribution de prise en charge, le parent gardien peut obtenir une somme d'argent suffi-sante pour lui permettre de maintenir son niveau de vie. Même si la jurisprudence récente demande que le parent qui s'est consacré principalement aux enfants durant le mariage reprenne une acti-vité lucrative à mi-temps au moins à partir du moment où le cadet entre à l'école obligatoire, certains parents, la mère généralement, font valoir leurs difficultés à se réinsérer sur le marché du travail.

Citant des propos entendus de ses clients, un avocat dit :

« Mais, je ne l'ai jamais fait ! C'est difficile ! D'ailleurs, il faut que je me reforme et ça va prendre du temps... » (Avocat)

En face, les pères, parfois simplement parce qu'ils ont peu de moyens financiers, réclament la garde partagée pour éviter de de-voir payer une pension à leur ex-partenaire. Les acteurs de terrain rapportent que les montants des pensions alimentaires demandés peuvent être si élevés qu’ils incitent les pères à se tourner vers la garde partagée, comme l’explique cette thérapeute de famille :

« Il y a un facteur de paupérisation suite à la séparation qui est évident. Ça prend une place fondamentale, parce qu’il y a malheureusement souvent des pères qui ne seraient pas forcément à se battre pour une garde alternée, mais qui se voient à payer des sommes… Des fois, je suis mal à l’aise d’entendre le montant des pensions alimentaires qui sont versées, parce que je me dis : ‘ Comment est-ce possible d’octroyer des montants pareils pour des hommes qui ga-gnent plutôt bien leur vie, mais qui se retrouvent complè-tement exsangues ?’ Ça entre beaucoup en ligne de

compte et ça vient énormément parasiter des accords ou des envies. » (Thérapeute de famille)

Suite à la séparation, les acteurs de terrain notent que les ques-tions financières prennent une grande importance et sont une source majeure de conflits pour les deux ex-partenaires.

« Il y a des mères pour qui l'enfant est un enjeu financier et c'est là-dessus que ça coince. Ce ne sont pas seulement des pères qui voudraient une garde alternée pour ne pas payer. L'enjeu financier est des deux côtés. » (Représen-tant associations)

Les pensions alimentaires et autres compensations financières pallient aux inégalités de genre et protègent les mères de la pau-vreté étant donné leurs revenus plus bas (Wernli & Henchoz, 2018). Les professionnels interviewés soulignent que, dans la pra-tique, avoir un large droit de visite ou une garde partagée a des conséquences financières relativement similaires et que revendi-quer une garde partagée pour réduire la contribution d’entretien n’est pas forcément recevable. L'entretien de l'enfant représente le même montant, ce qui peut faire la différence est donc la contri-bution au parent gardien, la réception des allocations familiales, le droit à des prestations comme à un logement d'une certaine taille et des allégements fiscaux.

Le droit à la garde partagée et les enjeux financiers sont deux facettes des contradictions prévalant encore en Suisse entre les as-pirations des parents à une égalité des relations vis-à-vis des en-fants et les pratiques familiales encore inégalitaires. C’est bien le contexte social qui encourage les mères à accorder plus d’impor-tance aux relations familiales et les hommes à s’engager activement dans la vie professionnelle et qui, au moment de la séparation, est à la base de nombreux désaccords. Les mères, qui ont investi d’abord la vie familiale, pendant parfois plusieurs années, ne sont pas prêtes à changer immédiatement de mode de vie au moment de la séparation. C’est notamment le cas des mères issues des mi-lieux populaires. Seule une plus grande égalité dans l’implication

des hommes et des femmes dans le domaine professionnel et fa-milial permettra de réduire ces types de tensions sur le plan finan-cier.

L’intensité du conflit conjugal : est un troisième facteur in-fluençant la mise en place du mode de garde, selon les acteurs de terrain. Les plus ou moins bonnes relations entre les parents ont un impact sur le type de mode de garde mis en place après la sé-paration, dans le sens où un niveau de conflits élevé réduit drasti-quement la probabilité d’une garde partagée. Pour les profession-nels, le conflit a une influence double, à la fois sur les demandes des parents, mais aussi et surtout sur la perception des juges. La coparentalité, c'est-à-dire la capacité des parents à collaborer sur les questions relatives à l'enfant, est un critère primordial dans le processus décisionnel des tribunaux, lorsqu'ils doivent trancher en faveur d'une garde partagée ou non, c’est ce qu’explique cet assis-tant social interviewé :

« Les tribunaux sont encore très sensibles à la question de la qualité de la collaboration, à la capacité des parents à se concerter suffisamment et à apaiser suffisamment leurs conflits pour mettre en avant leurs compétences paren-tales et la coparentalité. C'est un argument qui est aujour-d'hui souvent invoqué pour aller vers une garde alternée ou pas. » (Assistant social)

Bien que les professionnels participants aux focus groupes ne nient pas l’existence d’un lien entre la garde partagée et le niveau de conflit, leur posture de travail est de ne pas avoir d’a priori sur la question, tout en essayant de faire diminuer le conflit. Ils ne se prononcent pas sur l'effet du type de mode de garde sur le niveau de conflits, mais tous admettent que celui-ci ne doit pas être un obstacle à la garde partagée. Le conflit étant toujours présent lors d'une séparation, les acteurs de terrain préfèrent réfléchir à la ma-nière d'amener les parents à le dépasser pour qu'ils puissent ensuite dialoguer autour des questions liées à l'enfant. La permanence des liens entre l’enfant et ses deux parents est plus fondamentale aux yeux des professionnels que l’entente entre les deux ex-conjoints.

Pour les acteurs de terrain rencontrés, la mise en place du mode

de garde dépend majoritairement de ces différents facteurs, mais leur rôle est d’orienter les parents vers l’évaluation d’un autre fac-teur – qui est primordial aux yeux des professionnels – celui de l’intérêt de l’enfant.

Intérêt de l’enfant : selon les professionnels, il est dans l’inté-rêt de l’enfant de maintenir les liens familiaux antérieurs à la sépa-ration et de préserver l’organisation du quotidien, et cela est com-patible avec n’importe quel mode de garde. Par exemple, l’éloigne-ment géographique est évoqué comme un motif défavorable à la garde partagée. Pour les professionnels interviewés, on ne doit pas imposer à un enfant un trajet de 45 minutes pour aller à l’école parce que l’un des parents vit dans un quartier très éloigné de celui de l’autre parent. Le quotidien de l’enfant doit être préservé, ce qui signifie que, dans une garde alternée, chacun doit se soucier des affaires scolaires de l’enfant, de ses activités extrascolaires pendant son temps de garde, ou encore de certaines formalités administra-tives. Pour autant, cela ne signifie pas qu’un seul mode de garde idéal doit être appliqué pour tous les cas, mais qu’au contraire les parents doivent réfléchir à ce qui est le plus adéquat pour leur en-fant. En effet, ils sont ceux qui connaissent le mieux leur enfant et ses rythmes.

« Il faut tenir compte de chaque enfant. Chaque enfant est différent et les parents sont les personnes qui connaissent le mieux leur enfant. C’est la première règle de base. Si les parents arrivent à rester des parents et qu’on les aide pour qu’ils arrivent eux-mêmes à regarder ce qui est bien pour leur enfant, c’est ce qu’il y a de mieux. » (Pédopsychiatre) En résumé, les parents tendent, d’après les professionnels ren-contrés, à se focaliser sur les problèmes d’adulte lors de la mise en place d’un mode de garde après la séparation. Face aux acteurs de terrain, les parents revendiquent d’abord leurs droits, défendent leurs intérêts financiers ou encore ressassent leurs conflits conju-gaux et, ce faisant, ils négligent l’intérêt de l’enfant. Une des tâches des professionnels est donc de rediriger les parents qui consultent vers les besoins de leur progéniture.

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EGARD DES PROFESSIONNELS SUR LEUR RÔLE