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Professeur au CNAM et Directeur de Rexecode

Dans le document Politiques industrielles pour l'Europe (Page 173-179)

Avant tout autre commentaire, je veux saluer l’énorme travail réalisé par Élie Cohen et Jean-Hervé Lorenzi et le caractère impressionnant du résultat obtenu.

La thèse principale qui traverse tout l’ouvrage est exprimée dans la con- clusion de la conclusion. Selon cette thèse, la stratégie européenne actuelle, stratégie de « convergence canalisée » des pays européens mais l’absence de toute politique de compétitivité européenne (et nationale), conduirait progressivement à un retard industriel croissant, à la provincialisation de la recherche et même à « voir la partie la plus innovante de notre population chercher ailleurs ». Elle nous conduirait ainsi à une sorte de déclin et les auteurs ajoutent que « les déclins sont souvent lents mais irréversibles ». Pour enrayer ce processus, il faudrait une véritable « révolution coperni- cienne » dont le rapport s’efforce d’esquisser les orientations.

Il y a donc dans le rapport à la fois un diagnostic sur la situation et les tendances actuelles et des propositions d’orientation, qui s’entremêlent as- sez souvent, mais que je vais discuter séparément.

Le diagnostic d’abord

Il porte à la fois sur la tendance actuelle et sur les origines et les causes de cette tendance.

La tendance…

C’est le retard industriel et plus généralement le retard général de l’éco- nomie avec même à la clé le risque de déclin.

Je partage dans l’ensemble l’inquiétude sur un certain essoufflement de l’économie européenne et sur l’apparition d’un certain retard industriel. Je ferai néanmoins deux observations :

La première est que la thèse de l’essoufflement et du retard devrait être un peu plus documentée. Elle est évidente et étayée dans le secteur des technologies de l’information, elle l’est peut-être moins au niveau de l’éco- nomie prise dans son ensemble. En tous cas, elle mériterait d’être un peu plus étayée.

Dans le sens de la thèse, une indication peut par exemple être tirée du ratio entre le PIB en volume par habitant en Europe et aux États-Unis. Ce ratio est à peu près stable jusqu’en début des années quatre-vingt-dix. Il n’y a pas de dégradation tendancielle de l’Europe, mais un problème dans les années quatre-vingt-dix.

Un autre indicateur est l’investissement productif en biens d’équi- pement (investissement total diminué de l’investissement en construction). Sur ce plan, les choses sont claires pour la tendance des années quatre- vingt-dix. L’Europe a pris dans les années quatre-vingt-dix un énorme retard parce que les États-Unis ont massivement augmenté l’investissement productif.

On trouve aussi beaucoup d’éléments dans le même sens dans le com- plément de Ugur Muldur. Donc au total, on peut plutôt confirmer l’analyse du rapport, sous réserve de le situer dans le temps.

La deuxième observation concerne l’interprétation de la situation ac- tuelle. Les auteurs reconnaissent que le pessimisme peut surprendre à un moment où, pour reprendre leurs propres termes, on observe que « la crois- sance s’accélère, le chômage recule et l’investissement décolle ». Mais les auteurs ajoutent aussitôt qu’« il ne faut pas confondre rebond d’une éco- nomie qui souffrait de sous-investissement, d’anémie de croissance et de stagnation du pouvoir d’achat avec une « new economy » tirée par le high tech, la mondialisation, la déréglementation, la maîtrise de la dépense pu- blique et la société de plein emploi ».

Peut-on écarter de façon aussi catégorique l’hypothèse selon laquelle l’Europe aurait « pataugé » pendant dix à quinze ans parce qu’elle voulait unifier ses marchés et ses monnaies ? Il fallait pour cela éliminer les méca- nismes inflationnistes dans certains pays, dont la France. Il fallait stabiliser les monnaies du noyau central européen. Qu’en est-il aujourd’hui ? Peut- être y avait-il d’autres politiques, mais celle qui a été mise en œuvre a fina- lement atteint ses objectifs. L’euro est fait et on commence maintenant à en bénéficier. Dans cette analyse alternative où le retard aurait une explication

identifiée (et dépassée), il ne s’agirait peut-être pas actuellement d’un sim- ple rebond européen mais bien d’un début de nouvelle croissance, pour peu qu’un effort soit fait pour adapter l’investissement structurel des entre- prises. Cette question peut-elle être approfondie ? Lorsqu’on examine les moteurs de la croissance américaine des dix dernières années, on constate qu’une partie importante de l’investissement a eu un comportement auto- nome tiré par la technologie. En sera-t-il de même en Europe ?

Mon intuition est, comme celle des auteurs, que beaucoup d’obstacles structurels au sein des nations européennes et dans l’organisation de l’Eu- rope s’opposent à une croissance durablement forte à l’américaine, mais je reconnais qu’il manque des preuves pour dépasser cette intuition. On ne peut donc pas se débarrasser de ce débat de façon péremptoire.

Voilà pour ce qui est de l’observation des faits et de leur interprétation.

Mon deuxième point, toujours dans le diagnostic, concerne l’analyse des causes

La thèse plus ou moins explicite est que si nous en sommes là, c’est parce que nous avons abandonné tout projet de politique industrielle.

Pour éclairer le début, il y a un précédent historique qu’il serait intéres- sant d’analyser. C’est le précédent américain du milieu des années quatre- vingt. Le débat se posait à l’époque dans des termes assez similaires à ceux présentés dans le rapport. Deux approches s’opposaient. D’un côté une ap- proche relativement optimiste qui ne voyait dans l’évolution américaine qu’une transition normale entre deux étapes de développement du système productif et qui dénonçaient donc le « mythe de la désindustrialisation ». De l’autre une approche plus pessimiste qui dénonçait avec Stephen Cohen par exemple « le mythe de la société post-industrielle ». Le fait est que l’extraordinaire vague d’investissement des années quatre-vingt-dix a mis tout le monde d’accord. Mais comment est-on passé de la prise de cons- cience du Made in America à la phase actuelle ? Le rapport gagnerait à le préciser. Est-ce la déréglementation des télécoms et d’autres secteurs ? Est- ce un effort volontariste de type politique industrielle ou bien comme le soutient plutôt Suzanne Berger une réaction salutaire et spontanée des chefs d’entreprises qui ont réagi aux défis et aux menaces du marché ? Les fonds de pension ont-ils joué un rôle ?

Pour étayer la thèse de l’inadaptation productive de l’Europe, le rapport établit certaines comparaisons entre l’Europe et les États-Unis. Certains développements sur cet aspect sont particulièrement originaux. C’est le cas par exemple de l’étude empirique du renouvellement des plus grandes entreprises aux États-Unis et en Europe, à partir des classements de Business Week.

Je suis moins convaincu par le concept de « pyramidage optimal » de l’appareil productif. Peut-on vraiment affirmer que « le fait d’avoir une

structure productive constituée de 90 % d’entreprises de moins de dix sala- riés permet en partie d’expliquer les lourds handicaps de l’Europe dans les secteurs porteurs et en pleine croissance » ? Surtout lorsqu’on lit un peu plus loin : « les résultats ne trompent pas, les États-Unis constituent une économie nettement plus favorable à la création d’entreprises nouvelles, constituant des vraies concurrentes des entreprises installées ». La dernière partie de la phrase renvoie à l’intensité de la concurrence, ce qui est autre chose que la pyramide industrielle. D’autres passages ailleurs renvoient aux conditions générales de réussite des entreprises en Europe et aux États- Unis (environnement fiscal et social notamment). Mais on ne sait plus très bien si on est toujours dans la politique industrielle et cela me conduit à la partie sur les propositions.

Les propositions

Le rapport constituera une source d’information et une référence parti- culièrement utile sur la politique industrielle. Il comporte en effet de longs développements sur l’histoire du concept de politique industrielle et sur les fondements théoriques de l’intervention publique dans le domaine de la production et des échanges. Le sentiment qui se dégage de ces parties est que ce que l’on a appelé jusqu’ici « politique industrielle » (surtout en France) est mort et bien mort. Pour sauver le concept, il faut annexer d’autres champs comme la politique de la concurrence ou l’aménagement du terri- toire, peut-être la politique fiscale et pourquoi pas l’Éducation nationale. À la limite, toute action publique a des incidences sur le système productif.

Je suis assez d’accord avec l’idée que la politique industrielle, c’est d’abord le réflexe de penser aux conséquences industrielles chaque fois qu’une décision publique importante doit être prise. J’avais exprimé cela quelque part en disant « nous n’avons pas besoin d’une politique indus- trielle, nous avons besoin d’une bonne politique pour l’industrie ». Et c’est un peu au travers de cette grille que je vais réagir aux six propositions présentées comme des chantiers d’études à poursuivre :

• renforcer le rendement en innovation de la recherche scientifique euro- péenne : tout à fait d’accord sur l’objectif, bien sûr. Simplement on sait déjà que c’est difficile (cf. autres rapports) et que les essais thérapeutiques en la matière ont souvent relevé de l’homéopathie (loi sur l’innovation) ;

• réarticulation des politiques concurrentielle, commerciale et techno- logique au niveau européen : oui, mais le problème est bien celui d’une unité de conception politique au niveau européen (globale ou par grands secteurs), ce qui renvoie aux institutions européennes (c’est-à-dire à la fai- blesse des institutions politiques européennes) ;

• politiques structurelles : je suis d’accord sur l’idée que la politique fiscale, la politique de santé, l’allocation des dépenses publiques ont des effets sur le système productif, mais le champ devient alors trop vaste pour pouvoir l’aborder ici ;

• réforme des institutions européennes : c’est vrai qu’il faudrait faire remonter les choix stratégiques au niveau européen. Mais qui va décider ? On revient encore au problème des institutions européennes ;

• enfin l’organisation de la régulation (sur les marchés régulés) : il me semble assez clair que les instances de régulation devraient être européennes. Que signifie Marché unique lorsque des instances nationales coexistent ?

La question des effets néfastes de la mosaïque réglementaire sur l’effi- cacité économique est un point essentiel que le rapport évoque et sur lequel il faut insister. On le retrouve régulièrement cité comme un handicap au dynamisme de l’offre. Dans sa contribution sur la biotechnologie, Turquet de Beauregard rappelle l’écart impressionnant qui s’est créé entre les États-Unis et l’Europe, puisque l’industrie américaine de la biotechno- logie serait quatre à cinq fois plus importante que celle de l’Europe. Parmi les raisons de cette situation, il souligne l’importance du rôle stimulant d’un vaste marché réglementairement unifié aux États-Unis par la Federal Drug Administration. On pourrait trouver de multiples exemples, y com- pris dans beaucoup de domaines plus limités (mais au total nombreux) qui montrent que le fractionnement des marchés est non seulement un facteur d’inefficacité productive, mais aussi un frein à la recherche et à l’inno- vation.

Je soulèverai enfin une dernière question. Le rapport se défend de sug- gérer un retour aux politiques sectorielles qu’il considère comme ayant fait leur temps. Je partage cette opinion, mais faut-il la pousser à l’extrême et abandonner toute idée de focalisation des efforts publics sur certains sec- teurs ? Je n’ai pas la réponse à cette question que nous avions déjà rencon- trée sans la résoudre en préparant le rapport innovation et croissance. J’ob- serve que c’est la deuxième fois que nous ne parvenons pas à faire émerger une stratégie des urgences ni même une méthode, en matière de choix sec- toriels. Je ne sais pas si c’est parce que nous n’avons pas su nous y prendre ou bien parce que c’est un problème sans réponse. Mais c’est en réalité la seule question qui relève spécifiquement du champ de la politique indus- trielle. Il est donc fâcheux de la laisser sans réponse.

Ces observations et suggestions n’enlèvent rien à la force des messages portés par le rapport présenté.

Commentaire

Dans le document Politiques industrielles pour l'Europe (Page 173-179)