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Toi tu peux différencier ta partie commerciale de ta partie personnelle. Mais moi, je vends mon travail, et je me vends moi. (Felipe)

Mais après, les gens en tango se sont eux-mêmes professionnalisés, pas seulement nous. En fait, même les amateurs se sont professionnalisés, il y a des gens qui sont sortis de la vie amateur pour se professionnaliser, pour faire un nouveau métier. Il y a beaucoup de profs en Europe, il y a beaucoup d'écoles, et il y a beaucoup d'associations avec vocation de faire les choses professionnellement ou avec un sens de l'efficacité, de la rentabilité, etc. Donc on a aussi vu un énorme marché se développer, en dehors du marché des profs, auquel appartiennent aujourd'hui la vie complètement amateur et la vie professionnelle, et les festivals, et tout ça. (Ernesto)

Pour moi, les Européens sont ceux qui consomment le plus le tango, […] ‘consomment’, ça veut dire, adoptent beaucoup de choses du tango par une décision propre. Ils aiment beaucoup et veulent plus et plus, consomment. (Salvador)

On a vu que la mobilité des danseurs répond principalement a deux objectifs : (sur)vivre en tant que professionnel et évoluer en tant qu’artiste. Ces trois citations de Felipe, d’Ernesto et de Salvador nous permettent de situer un cadre au processus même de la circulation : les danseurs doivent se vendre sur un marché européen où le tango est consommé. Je défendrai ici qu’ils doivent développer un produit pour le faire.

La théorie de base du marketing propose trois concepts utiles pour analyser la pratique des danseurs : le produit, le marché et le positionnement.

Un des ouvrages de base du marketing présente le produit comme « une offre présentée sur un marché, qu’elle soit un service ou un bien. […] Il n’y a pas de produit par nature : c’est le marché qui crée le produit. […] On distingue les biens des services sur la base de deux critères : la distinction tangible (biens) / intangible (services) et notion de transfert de propriété (une prestation de service n’est pas un transfert de propriété). […] Les produits sont porteurs de sens et de valeur. Ils ont à la fois une valeur d’usage et une valeur de signe : ils attirent aussi par ce qu’ils représentent. Le marketing ne s’intéresse pas au produit ‘tel qu’il est’, mais tel qu’il est perçu à la fois dans sa valeur d’usage et de signe » (Lendrevie, et. al., 2006, Chapitre 5).

Le marché est présenté comme un système regroupant l’ensemble des acheteurs, des consommateurs et des distributeurs. A l’intérieur de ce marché les produits sont soit en concurrence directes les uns par rapport aux autres, c’est à dire qu’ils représentent une offre similaire ; soit en concurrence indirecte, car ce sont des offres proches mais de produits de catégories différentes. Les ventes de certains produits sont donc parfois conditionnées par celles d’autres produits (Lendrevie, et. al., 2006, Chapitre 1).

A cause de cette concurrence, les produits doivent donc se positionner les uns par rapport aux autres dans le marché, avec l’objectif d’être perçus comme crédibles, différents et attractifs : « le positionnement permet aux clients d’identifier une offre à une catégorie de produits ou univers de référence et de différencier cette offre de celle des concurrents. Le triangle d’or du positionnement permet de synthétiser et de valider un positionnement en s’assurant que celui choisi : 1) Répond aux attentes du public cible : attractivité. 2) Correspond aux atouts potentiels du produit : crédibilité. 3) Se distingue du positionnement des concurrents : différence » (Lendrevie, et. al., 2006, Chapitre 14).

L’analyse des données montre que la pratique des danseurs, particulièrement en matière de mobilité, s’insère dans ce schéma. Dans leur discours, les danseurs sont conscients de la réalité du marché, et de l’importance de développer un produit qui puisse plaire tant aux organisateurs qu’au public.

Et ensuite j'ai connu mon partenaire, on a commencé à donner des cours ensemble, on a commencé à danser ensemble, et on a fait un produit pour pouvoir danser. […] On danse dans un peu toute l'Europe, en ce moment. Les gens aiment beaucoup ce qu'on fait, c'est un peu différent alors ils nous appellent de beaucoup de festivals. On est très contents. (Cristobal)

Les organisateurs sont en quelque sorte les distributeurs, pendant que le public est constitué des acheteurs/consommateurs. Le produit présenté par les danseurs est un service et correspond à des usages et des signes bien particuliers. Le produit est composé d’usages, il s’agit de la pratique des danseurs : enseigner, se donner en spectacle. Il est pourtant aussi composé de signes, il s’agit de l’image des danseurs, des imaginaires qu’ils réussissent à mobiliser chez les organisateurs et le public.

Le produit est souvent lié à l’idée d’authenticité. Les danseurs transmettent, consciemment ou non, une image d’authenticité qui valide leur produit auprès des organisateurs et surtout auprès du public. Ainsi, le produit peut être lié à une authenticité géographique ou temporelle, à l’idée de l’authenticité des origines. Et cette dimension de l’authenticité est utilisée aussi par les organisateurs pour vendre les danseurs.

Le festival, il arrive à la ville d'une façon/ on peut pas dire du ‘tango argentin fait par des maîtres européens’. C'est vrai que c'est un bon argument pour le festival, ‘maestros argentins’. Dans le monde du tango, comme on se connait tous, évidemment ça marche moins. (Ernesto)

Une autre forme d’authenticité peut pourtant aussi être mobilisée, et il s’agit de celle que les danseurs utilisent le plus souvent pour se vendre. Il s’agit de l’authenticité individuelle : la qualité propre et l’originalité du travail du danseur est présentée comme ce qui fait la valeur du produit qu’il propose sur le marché. Ce sont les compétences qu’ils ont pour leur pratique qui est mise en avant :

Donc je ne vois pas le produit comme ‘je suis argentin’, mais comme ‘je danse’. On a créé ce produit avec lui, pour montrer quelque chose de différent au gens. (Cristobal)

Les danseurs peuvent jouer de ces deux dimensions de l’authenticité, mais ils doivent aussi impérativement se positionner sur le marché, car il y a différents produits qui attirent le public. Les danseurs se positionnent souvent quant à un style de danse qu’ils pratiquent. En effet il existe plusieurs courants de danse dans le tango correspondant à différentes époques et à différentes techniques utilisées dans la danse.

Il y a dix ans, le tango salon était pas un tango très commercial, les gens n'achetaient pas du tango salon, mais plutôt le tango nuevo. Le monde entier dansait le tango nuevo. Beaucoup de gens, y compris ceux qui dansaient le tango salon, ont commencé à apprendre le tango nuevo pour pouvoir enseigner le tango nuevo et pour pouvoir vendre du tango nuevo. (Felipe)

Les danseurs sont pourtant aussi positionnés les uns par rapport aux autres : du couple représentant de la tradition et ayant encore appris à danser avec la vieille génération de danseurs, au couple phare de la scène tango internationale, en passant par le jeune couple prometteur et innovateur, les possibilités sont multiples. Selon leur positionnement, les couples oscillent entre la concurrence directe et la concurrence indirecte, selon le degré de similitude de leur produit. Ernesto donne un bon exemple de la manière dont un danseur peut se positionner, et surtout de comment son produit peut évoluer avec le temps :

N'empêche que moi de mon côté aussi j'ai pas résolu quelle est ma position dans le marché, et comment je vais me vendre, j'ai pas résolu à moyen terme où est-ce que je voudrais être. C'est une question que je n'ai pas résolue, en fait. C'est une question, ce n'est pas que je comprends pas, mais je peux pas te répondre parce que j'ai pas la réponse exacte, parce que le marché, entre guillemets, est en train de se modifier aussi. […] Je pense que cette synthèse, c'est la synthèse que je devrais exploiter, surtout après 20 ans de carrière, allez parce que nous on fait ‘salón’, on peut faire n'importe quoi, entre guillemets. Parce qu'il y a beaucoup de danseurs qui changent plus radicalement, alors que nous, on a toujours été au milieu. Et les gens nous disaient basiquement ‘c'est agréable parce que vous faites quelque chose qui est toujours nouveau, mais vous gardez toujours la

tradition’, ça je l'ai écouté mille fois, j'en suis même fatigué. Mais en fait, je m'aperçois que c'est un point fort, que je devrais l'utiliser, mais je l'ai tellement de fois entendu que je ne sais pas si l'utiliser ou pas, ça dépend de ce que je veux vendre. Et donc, je sais par l'expérience qu'on a fait du tango nuevo et par les études qu'on a fait, que quand on fait du tango populaire, du tango de salon, on arrive pas à expliquer pourquoi les gens sont comme ça. Et comme on a fait des autres choses, on revient en arrière, et je sais que aujourd'hui on enseigne bien, on arrive à trouver la valeur de quelque chose qui est un peu inexplicable, la valeur de quelque chose qui est caractéristique mais qui n'est pas essentiel, expliquer comment on marque un truc qui est un peu invisible au niveau de comment les appuis s'organisent, comme ça on arrive à mettre les gens à l'aise. Donc je sais pas où on va aller. (Ernesto)

Cristobal, un positionnement particulier

Cristobal, Argentin né en Patagonie, a immigré à Madrid à 19 ans avec sa compagne et partenaire de tango dont il s’est séparé après 2 ans. Il a maintenant 25 ans, et voyage régulièrement avec plusieurs partenaires. Il enseigne à Madrid avec une partenaire, voyage pour des workshops en Espagne avec une autre, mais c’est avec un produit particulier qu’il se rend à des festivals dans toute l’Europe.

S’être séparé de sa compagne, Cristobal a créé une milonga avec un ami, avec lequel il a commencé à s’entrainer puis à enseigner. Rapidement ce couple d’hommes a été invité à se produire lors de milongas, puis dans des festivals. Avec son partenaire, Cristobal a cherché consciemment à créer un produit unique et qui se différencie fortement des autres sur le marché. Et cela fonctionne, ils sont invités une à deux fois par mois à se rendre à l’étranger dans des festivals.

Un autre élément qui ressort par rapport au produit est que le danseur ne le propose pas seul : le produit est créé par le couple. Les danseurs qui ont un partenaire fixe ont donc un produit plus fort, dont les caractéristiques sont mieux définies et ainsi mieux identifiées par le public. Felipe l’exprime très bien :

Les gens veulent des noms, c'est très important. Mon assistante danse aussi très bien, c'est très beau, parfois, c'est même plus beau que Laura, mais c'est égal, les gens veulent un nom. Ce sont les organisateurs des festivals qui t'invitent, et ils veulent des couples qui attirent le public. Alors, c'est pas la même chose ‘Felipe y Laura’ ou ‘Felipe y l'assistante’. (Felipe)

Cristina souligne à plusieurs reprises la difficulté qui découle du fait de ne pas avoir de partenaire fixe. Il est ainsi plus difficile de se positionner car elle s’affiche avec différents partenaires et ainsi gère plusieurs images. Elle avance que ceci l’empêche de progresser sur le marché du tango :

Aliás, acredito muito no que faço, estou muito convencida de que trabalhei muito para isso, então é isso que vendo um pouco. Mas ao mesmo tempo, o que me acontece sempre, como não tenho um par fixo, o que tu vês dos vídeos de mim é muito diferente com os diferentes pares. Então quando as pessoas me dizem ‘tu eras tal ou tal coisa’, eu digo ‘mas com quem ?’, porque a minha imagem muda

muito de um par para outro. Estou convencida que o que faço está bem feito, mas o que as pessoas vêem já não sei. As pessoas compram pares, em festivais, tudo.

Porque as pessoas compram o que vêem, e o que se vê é um par.22 (Cristina)

L’analyse de la pratique des danseurs et de leurs discours sur la manière dont ils se positionnent sur le marché du tango correspond parfaitement aux logiques du marketing. Pourtant, certains danseurs, comme on l’a vu, se placent souvent dans une rhétorique de la vocation et refusent donc de voir leur activité comme étant commerciale et du ressort de la vente.

C'est normal, vendre un produit, c'est même bien, mais moi, je ne peux pas le faire, je ne peux pas vendre mon produit. Ce que je veux, c'est le faire. Je donne un cours, mais je ne m'invente pas une histoire pour te faire croire que mon cours est le meilleur. Je donne mon cours, et je le fais avec tout mon cœur et je donne tout pendant cette heure et demie de cours. (Mario)

d. La question de la légitimité

On a vu que les danseurs se positionnent dans le marché du tango où ils sont en concurrence les uns avec les autres. Selon les théories résumées par Lendrevie (2006), ils le font dans le but d’être attractifs aux yeux du public, d’être crédibles en tant que produit et de se distinguer des autres par la notion de différence. Je résumerai ces trois objectifs par l’idée de légitimité qui a été abordée dans les entretiens avec les danseurs. En effet, dans le cas des danseurs, ces différents objectifs sont imbriqués les uns dans les autres : le fait de proposer un produit innovateur peut être synonyme d’attractivité, tout comme le fait d’être crédible en tant que professeur, par exemple.

La légitimité d’un danseur est à analyser dans deux perspectives : il y a d’une part le jugement extérieur des organisateurs ou du public qui attribue de la légitimité à chaque danseur sur le marché du tango, et, d’autre part, leur propre affirmation de ce qui fait leur légitimité. Bien sûr, ces deux perspectives sont à comprendre dans une dialectique. Comme toutes mes données reflètent uniquement la perspective des danseurs, je ne pourrai que prendre en considération la manière dont ils perçoivent l’interprétation propre au public du terme de légitimité.

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