• Aucun résultat trouvé

2. LESNAIA

2.5. L A GÉNÉRATION DES CHASSEURS PROFESSIONNELS

2.5.1. De la productivité à la « chance » : la bonne arme et les mots justes

toujours par leurs prénoms respectifs. Pourtant, le double rapport de partenaires professionnels et de fils / gendre de sœurs qu’ils entretiennent laisse présager autre chose entre les deux hommes qu’une réunion mécanique générée par les rouages de l’union matrimoniale ou le fonctionnement du « collectif » qui les emploie. À la question de savoir ce qu’ils sont l’un pour l’autre, les deux hommes avancent ceci : ils sont des chasseurs dont le rapprochement s’est fait progressivement depuis 1992.

Cette année-là, après deux ans de service militaire obligatoire effectués à Petropavlovsk- Kamtchatski en pleine perestroïka, Igor rentre à Lesnaia et devient chasseur professionnel à l’âge de 21 ans. À partir de ce moment, et comme tous ses collègues, il doit passer le plus clair de l’hiver (de la fin d’octobre jusqu’au début de mars) dans un cabanon isolé afin d’installer et de relever les pièges destinés aux animaux à fourrures. Pour les moins bien lotis, ceux dont les territoires de chasse sont les plus éloignés du village (plusieurs jours de randonnée à skis), seules les fêtes de fin d’année – Nouvel an (31 décembre), Noël orthodoxe (7 janvier) et « ancien Nouvel an » orthodoxe (13 janvier) – viennent éventuellement briser la monotonie blanche de cette longue saison passée en solitaire loin des siens. À Lesnaia et à Kinkil, le choix d’un tel emplacement est généralement réalisé en combinant les règles d’une gestion industrielle et traditionnelle du territoire : le chef de chasse, légitimé par ses supérieurs en poste à Palana, octroie une licence à ses employés pour le gibier à fourrure (glouton, hermine, zibeline, loutre de rivière, écureuil, renard roux, lynx), laquelle n’est valable que sur une parcelle territoriale donnée dont les frontières recoupent partiellement les terres de prédation ancestrales des chasseurs actuels, tous Koriaks.

Pour ceux qui savent la déchiffrer, la vieille carte placardée dans le comptoir des chasseurs professionnels indique clairement qu’Igor et Sergej ont été dans un premier temps voisins de chasse. Ils ont en effet passé cinq hivers (1992-1997) à vivre chacun de leur côté dans un cabanon isolé situé à une demi-journée de voyage l’un de l’autre, et à se rendre de fréquentes visites de courtoisie « pour boire le thé et discuter ». Appréciant ces brefs moments de compagnie, les deux hommes décident dans un deuxième temps (en 1997) de quitter leurs territoires d’assignation qu’ils estiment trop proches de Lesnaia et trop accessibles aux chasseurs « amateurs » (8). Ils conviennent alors de s’associer pour remonter ensemble le bras droit de la Lesnaja et pour s’installer sur des terres plus hautes et plus giboyeuses. Nullement contrariés dans la réalisation de ce projet par leur directeur, qui voit au contraire dans une telle

initiative un moyen d’accroître la production de fourrures, les deux chasseurs s’approprient progressivement un territoire qu’Igor a « l’impression d’avoir déjà vu ». Très vite, ce dernier sera légitimé dans son entreprise par sa mère, Nadežda Jakovlevna Jaganova, qui lève les doutes de son fils en lui affirmant être née à cet endroit avant de rejoindre le village. Confortés dans leur choix par cet argument inattendu qu’ils ignoraient jusqu’à ce jour, les deux hommes finissent alors d’instaurer leur mainmise sur ces lointaines zones de forêt en construisant sur place un nouveau cabanon qu’ils occupent désormais ensemble durant la période hivernale. Aujourd’hui installé avec Sergej sur ce territoire ancestral retrouvé, Igor estime que l’endroit est désormais inaccessible à tout autre qu’eux en raison de son éloignement géographique. Un autre élément justifiant à ses yeux un tel monopole est la réputation grandissante de son association professionnelle, laquelle assure désormais aux deux chasseurs une reconnaissance certaine et la non violation de leur « chez-soi ».

Cette nouvelle réputation, Igor et Sergej la capitalisent pragmatiquement et symboliquement (Bourdieu 1994 : 161) au printemps, lorsqu’ils revendent aux tarifs officiels 47 le produit commun de leurs chasses hivernales dans le comptoir du gospromkhoze. Cependant, aussi cher que puissent valoir des fourrures déjà écharnées au couteau et assouplies manuellement par leurs soins, le statut de brigade à succès qui colle à l’association des deux hommes serait incomplet sans la transformation de cette productivité commerciale en imraj (« chance ») dans le domaine de la chasse au gros gibier que sont l’ours (MEDVED’ / kèjŋyn), le mouflon (BARAN / ktèp) et le phoque (NERPA / unaul) (cf. annexe 8). Or, la « chance » à la chasse et une certaine sophistication technique ne vont jamais l’un sans l’autre à Lesnaia. La décoration de « l’arbre de chance » (l’ikron imraj), principal édifice rituel de l’ololo, exprime bien cela : en plus des figurations en bois d’ours, de mouflons et de phoques abattus durant l’année, elle se compose d’une carabine semi-automatique SKS Simonov de 7,62 millimètres qui distingue les hommes du gospromkhoze du commun des chasseurs équipés, eux, d’un simple fusil à deux coups.

47 De retour au village les chasseurs monnaient leurs fourrures dans le comptoir du gospromkhoze selon un

barème des prix qui était le suivant à l’aube de l’hiver 2002-2003 : 1 000-1 200 RUR / 28-35 € pour un vison; 800 RUR / 23 € pour un glouton; 700-800 RUR / 20-23 € pour une loutre; 500-600 RUR / 14-17 € pour un renard; 500 RUR / 14 € pour un phoque; 50-60 RUR / 1,5-1,8 € pour une hermine; 50 RUR / 1,5 € pour un écureuil (la peau de lynx ne se vend pas).

Le rapprochement progressif effectué par Igor et Sergej sur leurs territoires de chasse professionnel a suivi un cours similaire, quoique différé, dans leurs sphères domestiques : le second, célibataire de 35 ans n’aspirant plus au mariage, semble en effet avoir intégré de manière définitive la jeune famille du premier, composée de son épouse Ljuba (25 ans et cousine parallèle matrilatérale de Sergej) et de leurs deux fils en bas âge. Près de cinq ans après le début de leur partenariat professionnel, il n’est en effet plus une partie de chasse ou de pêche, plus une excursion de découpe de bois, ni aucun sauna qui ne se termine sans une longue visite de Sergej au jeune couple Belousov. Au-delà du partage d’un repas ou d’une soirée passée à regarder ensemble la télévision, c’est la relation que celui-ci entretient avec les deux fils d’Igor et Ljuba qui est caractéristique. Non pas du fait que Sergej s’en occupe comme un père et offre ainsi aux parents un peu de répit bien venu, mais parce que ce rapport paternaliste est signifié et renforcé par les propos que tiennent ouvertement les jeunes époux en invitant leurs enfants à aller vers « petit père » (PAPAČKA). Or ce syntagme populaire très répandu en Russie est plus volontiers attribué au père biologique qu’à un tiers, fût-il allié (pour Igor) ou consanguin (pour Ljuba). Un détour par la terminologie indigène peut être utile dans le cas présent pour apprécier le type de relation qui réunit les trois personnages, même si aucun terme koriak ne recoupe exactement l’idée de paternité qu’exprime le vocable russe utilisé par Ljuba et Igor pour désigner Sergej. Un passage que Bogoras consacra aux « group- marriage » chez les Tchouktches fournit des éléments linguistiques intéressants 48 :

« Marriage among the Chukchee does not deal with one couple only, but extends over an entire group. [...]. The men belonging to such a marriage-union are called “companions in wives” (ŋew-tu’mgIt) [and] the union, in group-

marriage, is mostly formed between persons who are well acquainted (ču- tu’mgIt, “looking [on each other] companions”), especially between neighbors

and relatives. » (Bogoras 1904-1909 : 602-603)

Coupons court d’emblée à tout malentendu : le principal enseignement que l’on soit en mesure de tirer des considérations faites par Bogoras sur les mariages de groupe n’est pas tant d’ordre conjugal que lexical. En effet, les termes ŋew-tu’mgIt et ču-tu’mgIt que le célèbre

ethnographe recense auprès de ses informateurs pour définir les relations entre deux « companions in wives », dérivent l’un et l’autre du même radical que l’on retrouve à Lesnaia dans sa forme dialectale nymylan tumgu (« ami »). Un certain nombre de dérivés

complémentaires apparaissent par ailleurs chez les Koriaks de la mer d’Okhotsk, et notamment celui qui désigne un « voisin » (jatumgu). A la lumière de ces quelques considérations terminologiques, c’est bien le champ lexical englobant l’ensemble de ces termes qui paraît essentiel pour définir la nature des échanges réalisés entre unités domestiques. En effet, cette circulation s’articule toujours – même dans son expression postsoviétique – autour de relations d’amitié, de voisinage et de consanguinité (ce qui ressort

de l’examen des liens élémentaires qu’entretiennent les retraités

Najanov / Belousov / Šmagin, cf. annexe 1). Au niveau des enjeux sociaux, la question de savoir si Sergej et Igor sont des « partenaires d’épouse » tombe d’elle-même si l’on suit la piste terminologique jusqu’à son terme : les deux hommes ne se considèrent en effet plus comme des voisins depuis leur réunion sur un même territoire de chasse, mais comme des chasseurs partageant non pas une femme, mais un territoire, les routes d’accès qui y mènent et, par-dessus tout, une correspondance comptable avec le gibier qui l’occupe. L’attitude des deux hommes laisse néanmoins transparaître avec force la perméabilité entre la sphère de la chasse professionnelle et celle de la domesticité, mais à un niveau idéologique qui ne semble pas gouverné par les lois de la polyandrie. Cela, Ljuba l’exprime particulièrement bien lorsqu’elle attribue à Sergej le rôle de « petit père » de ses enfants : en prononçant ces mots, elle rappelle que le partenaire de son mari (par ailleurs aîné dans la chasse), a droit à une place à part dans sa famille, et que cette position l’assimile socialement à Igor en même temps qu’elle l’en distingue d’un point de vue biologique.