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Chapitre 3  : Faire entendre l’écoute : le studio d’enregistrement

3.2 Le studio d’enregistrement

3.2.4 Production musicale parasitaire

L’effet des techniques d’enregistrement ne concerne pas que des éléments formellement musicaux. Au-delà de leurs effets dans les arrangements ou dans les mises en scène de la voix, les manipulations techniques laissent des traces sonores, c’est-à-dire des sons résiduels que l’on pourrait qualifier d’effets collatéraux de l’appareillage. Leur caractère plus ou moins indésirable est normalement déterminé par la portée des valeurs esthétiques liées aux pratiques du studio. Or, Le voyage d’hiver est porteur de bon nombre de ce type de sons. L’importance de l’enjeu qu’ils établissent repose sur deux constats. Tout d’abord, les sons ainsi produits, comme nous le verrons dans les prochains extraits, sont difficiles à ignorer, à tel point qu’il faut se demander si leur émergence ne constitue pas une signature assumée de l’apport technique du studio. Ensuite, ils sont générés par des traitements sonores qui visent expressément à mettre en valeur les aspects musicaux des sons produits.

La prise de son du piano et le traitement sonore qui lui est réservé manifestent une configuration particulière de cet aspect de l’enregistrement. Tiré du morceau intitulé « Le bateau », l’extrait audio nº 14 témoigne d’abord d’une combinaison de l’ambiance sonore au moment de la prise de son et d’un important bruit de fond. Dans cet extrait qui présente le prélude de la pièce, on y entend très clairement, pendant les 41 secondes de ce segment, le riche contexte sonore qui s’installe derrière les notes du piano. Le mouvement du mécanisme des étouffoirs, évident par moments, révèle une ambiance qui nous laisse également percevoir l’action des touches du clavier et le déplacement des corps autour du piano29. Voilà quelques

détails qui ne sont pas sans rappeler la chaise et la voix de Gould que l’on peut entendre dans ses enregistrements. Paul Sanden soutient à ce propos que la possibilité d’une perception du corps performant, la « corporeal liveness », malgré l’impossibilité d’un contact direct entre le musicien et l’auditeur, n’est pas absolument évacuée dans ces circonstances, mais au contraire reconstruite à partir de l’enregistrement30. Si l’on avait tendance à écarter du champ de la

29 Voir aussi l’extrait audio nº 2 qui présente le prélude de « Fume » et dans lequel on entend le craquement

du plancher sous les pas du pianiste, que l’on imagine debout afin d’atteindre les cordes du piano qu’il fait vibrer directement à l’aide d’un objet.

30 Voir Paul Sanden, « Hearing Glenn Gould’s Body: Corporeal Liveness in Recorded Music », dans Paul

Sanden, Liveness in Modern Music: Musicians, Technology, and the Perception of Performance, New York, Routledge, coll. « Routledge research in music », 2013, p. 44-64.

musique enregistrée le caractère de la performance au sens de la prestation devant public31, le

studio serait en mesure de réinjecter dans l’enregistrement sonore l’exécution musicale en en restituant certains détails. La prise de son du piano dans Le voyage d’hiver est l’un des plus évidents indicateurs de cette mise en scène des corps. En ce sens, elle témoigne non pas uniquement d’une action technique, mais aussi d’une écoute qui fait un usage musical de l’appareillage en revalorisant le son de la performance de l’interprète à l’intérieur des paramètres du studio.

L’autre aspect intéressant de cet extrait concerne le bruit de fond continu audible, communément appelé hiss ou souffle en français, causé par les outils d’enregistrement. À l’instar de l’ambiance sonore, s’il n’est pas rare de le rencontrer dans nos écoutes musicales, il est généralement considéré comme un son indésirable, dans la catégorie des « signaux parasites32 ». Une écoute attentive de l’extrait en question nous permet de constater que ce

bruit de fond est modifié par chacune des attaques du pianiste. En effet, une bonne partie de la bande de fréquences de ce souffle est soumise à une série d’inflexions qui la fait disparaître, puis réapparaître quelques fractions de seconde plus tard en suivant toujours les accords du piano. Les deux extraits audio suivants (extraits nº 15 et nº 16, respectivement tirés de « Dégel » et « Romances et désirs ») présentent ce bruit de fond dans d’autres contextes33. Ce

phénomène ouvre la porte à l’hypothèse suivante : un signal assez élevé à l’entrée de la chaîne de préamplification génère le bruit de fond relativement puissant des composantes électroniques et amplifie indûment le fond sonore ambiant; par la suite, ces bruits sont soumis à une gestion de la dynamique du signal imposée par un rapport de compression audio; or, les temps d’attaque et de retour de cette compression sont assez longs34 pour laisser entendre le

travail du compresseur à des moments qui ne sont pas expressément visés par ce contrôle du signal. Il s’agit donc d’un effet collatéral du traitement sonore, agissant sur l’ensemble du

31 Ibid., p. 51-53.

32 « IEV number 806-12-15: “background noise” — International Electrotechnical Vocabulary »,

International Electrotechnical Commission, 1996, en ligne, <http://www.electropedia.org/iev/iev.nsf/display?

openform&ievref=806-12-15>, consulté le 2 avril 2020.

33 Ces extraits permettent d’entendre le piano lorsqu’il joue dans un espace sonore assez dégagé. C’est à ces

moments que l’on peut clairement percevoir les sons résiduels qui bougent avec le piano.

34 Lors de la phase d’attaque, le rapport de compression audio augmente progressivement jusqu’à la valeur

paramétrée, dans la durée d’une plage généralement exprimée en millisecondes. Lors de la phase de retour, le rapport de compression audio diminue progressivement jusqu’à la valeur du signal à l’entrée.

signal de cette prise de son, qui vise à assurer une forte présence du piano malgré l’interprétation douce, pianissimo, du pianiste.

Les imperfections de ce genre ont été souvent considérées comme des erreurs techniques ou des indésirables. Par exemple, Thomas Frost, producteur de musique classique, s’excusait auprès de son auditoire pour les craquements produits par la chaise de Gould, espérant que ces sons « insignifiants » puissent ne pas importuner l’auditeur35. Toutefois, selon Marie

Thompson ces éléments anormaux pourraient bien véhiculer le potentiel politique d’une transformation fondamentalement inhérente au système utilisé36. Dans le paradigme du studio

comme instrument de musique, l’insignifiance de ces sons peut très bien être évaluée sous l’angle d’une prise de position sur le statut musical des sons et des outils qui en sont la cause.

Dans les extraits que nous venons d’écouter, le parasite émerge effectivement du mode d’écriture sonore qui est pratiqué dans cet enregistrement; il relève précisément d’une direction esthétique qui, au moins, le tolère. L’effet que produit cette compression sur le bruit de fond n’est pourtant pas anodin dans un contexte pianistique de ce genre : comme on peut l’entendre, les inflexions de cet arrière-plan sonore onduleux collent à chaque attaque du piano, ils le suivent comme s’ils étaient l’écho technique de la musique. Ces sons circulant aux dépens d’autres sons seraient l’équivalent sonore du parasite biologique : parfaitement intégrés à leur hôte, ils trouvent leur chemin à travers la musique et vivent avec elle. Cet effet collatéral nous laisse sur l’impression finale que le studio joue littéralement avec le pianiste, compensant l’impossibilité pour l’interprète de maîtriser lui-même le son à travers l’ensemble de sa chaîne de traitement — là où d’autres écoutes prennent le relais.

Les sons parasites découlent évidemment du contexte de production : ils sont induits par l’appareillage en usage ou captés de façon plus ou moins fortuite. Mais ils sont surtout une conséquence directe de la volonté de faire entendre le piano dans une configuration sonore particulière. Ce geste s’inscrit dans l’ensemble des pratiques d’écoutes du studio que décrit

35 « And we hope that you, the consumer, will refuse to be discomforted by some audible creaks that are

insignificant in light of the great music-making on this disc. » Voir l’endos de la pochette de Ludwig van Beethoven, Glenn Gould plays Beethoven Piano Sonatas, Opus 10 Complete, Glenn Gould (piano), disque microsillon, Columbia Masterworks, MS 6686, 1965; voir aussi Paul Sanden, op. cit., p. 58-60.

36 Marie Thompson, Beyond Unwanted Sound. Noise, Affect and Aesthetic moralism, New York, Bloomsbury

Academic, 2017, p. 177-178; voir aussi Mark Nunes (dir.), Error: Glitch, Noise, and Jam in New Media Cultures, New York, Continuum, 2011.

Hennion : « c’est la pratique du bricoleur », avec ses méthodes et ses appareils, qui permet de façonner les sons et de les assembler37. Ici, la production sonore du Voyage d’hiver laisse les

parasites se greffer à la musique, que ce soit par choix, par dépit ou par compromis. Puisqu’elles mettent en valeur des exécutions musicales, les pratiques associées à ces présentations esthétiques du son reposent sur une écoute musicale — non au sens de simplement écouter de la musique, évidemment, mais surtout au sens d’en faire. Cela soulève la question de la poïétique de l’écoute, car ces sons forment des traces qui sont loin d’être insignifiantes. Par exemple, les bruits de fond nous donnent des indices sur la façon dont on s’y prend pour faire entendre ce piano, plus précisément sur les paramètres techniques de la prise de son et du mixage. L’ambiance sonore fournit des indications sur l’espace et les objets qui s’y trouvent. À travers cette volonté de faire entendre une disposition particulière de l’instrument, les procédés techniques que l’écoute manipule dans le studio permettent l’élaboration de cet arrangement du plan sonore.

Comme dans le cas du déploiement des percussions dans l’espace ou de la mise en scène de la voix, l’inscription de cette écoute est une trace effective : elle est impliquée dans une expérience auditive où elle s’entend et fait entendre à la fois. Comme nous le supposions d’entrée de jeu, l’écho technique de la musique est donc une signature, comme une marque personnelle de l’écoute transmise par la prise de son. Mais cette trace relève de gestes pratiques très précis, posés dans le contexte d’une médiation qui se situe dans la proximité de l’exécution musicale. Lorsqu’elle est constituée des sons qui débordent la musique, elle nous permet de saisir la profonde portée de l’écoute du studio, d’envisager non plus seulement l’écoute qui signe dans l’œuvre, mais celle qui marque en plus la dimension sonore, déterminante dans la transformation musicale opérée par le Voyage d’hiver.