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Nous avons vu dans la section précédente que l’humain sait reconnaître des locu-teurs à partir d’extraits de parole mais que cette capacité dépend de nombreux faclocu-teurs.

Ces éléments ont conduit les chercheurs à proposer des modèles sur les processus cog-nitifs impliqués dans la reconnaissance des locuteurs.

2.2.1 Prototypes

Le parallèle entre la reconnaissance des locuteurs par leur parole et par leur visage est notamment proposé par (González et al., 2011). Selon cette théorie, dans les deux cas, l’auditeur encode un prototype (de parole ou de visage) qui sert de référence pour la reconnaissance. En perception multimodale, le sujet se sert à la fois des indices vi-suels et auditifs pour reconnaître la personne. La figure2.3illustre ce modèle.

FIGURE2.3 –Théorie des prototypes

Reconnaissance des visages

Pour les visages, cette théorie s’appuie sur différentes expériences. Tout d’abord, (Goren et al.,1975) montre que les nourrissons, dès leurs premières heures, sont plus sensibles à des patterns qui respectent l’organisation d’un visage que des patterns qui, bien que composés des mêmes éléments, ne respectent pas l’organisation du position-nement des yeux, du nez et de la bouche. Ils suivent plus le pattern où l’ordre des élé-ments du visage sont respectés que les autres (p <0.001, le nourrisson tourne sa tête à 166.75 pour suivre le pattern qui respecte l’organisation du visage contre 141.25 degrés pour celui où les éléments sont mélangés). Les nourrissons semblent donc présenter une prédisposition à regarder des visages.

Le prototype se construit peu à peu à partir de l’ensemble de visages observés. Ainsi, (Valentine et al.,1995) montre que les sujets ont tendance à mieux reconnaître les vis-ages qui sont de la même couleur de peau que la leur. Alors qu’ils ont peu de contact avec la personne blanche à identifier visuellement, les sujets blancs réussissent à 95%

l’identification alors que les sujets noirs réussissent à 72%. Ce phénomène est bien ex-pliqué par le fait que les sujets sont plus souvent exposés à des visages de la même couleur que la leur. (Sangrigoli et al., 2005) confirme cette hypothèse en mettant en évidence que des enfants asiatiques adoptés très tôt en France obtiennent les mêmes ré-sultats dans l’identification de visages de type caucasien que des enfants d’origine cau-casienne (Tidenti f ication = 96% pour les adoptés vs Tidenti f ication = 94% pour les Français de type caucasien).

Reconnaissance des voix

Pour les extraits de parole, selon la théorie du prototype, l’auditeur construit à travers toutes les paroles qu’il a entendues, un prototype générique de ce qu’est la parole des locuteurs. Lorsqu’il rencontre une nouvelle personne, il se réfère à ce proto-type pour apprendre la nouvelle voix, en retenant en quoi l’enregistrement de la parole diffère du prototype (Lavner et al., 2001). Plus la personne lui est familière, moins il fait appel au prototype comme référence et il encode uniquement les différences au prototype. Ceci expliquerait pourquoi les humains sont plus rapides à reconnaître une personne connue qu’une personne inconnue (Papcun et al.,1989).

Le prototype est construit à partir de la parole déjà rencontrée, ainsi l’auditeur

con-struit son prototype majoritairement à l’aide de parole de personnes qui parlent la même langue que lui. Ceci pourrait expliquer les différences de performance observée en fonction des langues.

Par ailleurs, (Lavner et al.,2001) montre que tous les locuteurs inconnus ne sont pas tous aussi faciles à reconnaître pour un panel d’auditeur. Il suggère que certains in-dices sur le locuteur s’écartent plus que d’autres du prototype, ce qui expliquerait que certains locuteurs soient plus faciles à reconnaître que d’autres (Sullivan et Schlichting, 2000).

Ce modèle, majoritaire chez les psychologues, se rapproche en informatique de l’ap-proche UBM-GMM (Reynolds et al.,2000) qui se fonde sur un modèle générique de ce qu’est la parole et qui adapte ensuite à l’enregistrement du locuteur les moyennes de ce modèle.

2.2.2 Jeux de paramètres acoustiques

(Bricker et al., 1976) suggère plutôt que l’auditeur extrait des indices du signal acoustique et compare ces indices avec ceux des paroles de locuteurs qu’il connaît déjà pour évaluer la similarité entre l’extrait à évaluer et ceux qu’il a stocké. Dans ce cas, l’auditeur ne fait pas appel à un prototype mais compare directement le nouvel exemplaire avec les exemplaires mémorisés.

La fréquence d’apparition de la voix du locuteur joue alors un rôle primordial. Plus l’auditeur a été soumis à un nombre important d’exemples de parole d’un locuteur, plus sa connaissance de la voix est précise. Ici encore, une explication de la différence entre voix connue et voix inconnue est donnée.

Un argument avancé par les teneurs de cette théorie est que les auditeurs ne répon-dent pas à la même vitesse quand il s’agit de discriminer deux locuteurs et de dis-criminer des phonèmes (Cutler et al.,2011). Le traitement du segment est plus rapide que celui du locuteur. Le fait que le processus soit plus long pour la voix suggère que des traitements préalables doivent être réalisés. L’hypothèse, dans ce cadre, est que les traitements préalables en question concerne l’extraction de paramètres pertinents pour mémoriser les locuteurs. Ces paramètres seraient différents de ceux utilisés dans la pa-role.

La figure2.4illustre cette théorie.

FIGURE2.4 –Reconnaissance des locuteurs par les jeux de paramètres acoustiques

Ce modèle rejoint l’approche par modèles d’ancrage (Mami,2003) qui cherche à situer les locuteurs les uns par rapport aux autres et non à voir comment le locuteur diffère de la moyenne.

2.2.3 Ce que nous apprend la phonoagnosie

La phonoagnosie est un symptôme qui se traduit par le fait que le patient a des diffi-cultés pour reconnaître les personnes de sa propre famille à partir d’un extrait de parole (Lancker et Canter,1982). Cette maladie est l’occasion de mieux comprendre comment l’humain utilisent les indices pour reconnaître ses interlocuteurs.

Comme cette maladie est assez rare, (Garrido et al., 2009) étudie les capacités d’une seule patiente anglophone atteinte de phonoagnosie.

Une déficience pour reconnaître les personnes à partir d’un extrait de parole

Dans un premier temps, (Garrido et al.,2009) montrent que leur patiente a plus de difficultés pour réaliser certaines tâches où intervient un enregistrement vocal qu’un panel de huit auditrices témoins (anglophones et ayant le même âge que la patiente).

Ainsi, elle n’arrive pas déterminer si la voix qu’elle entend lui est connue ou non alors qu’elle dit connaître les personnes à identifier. Par ailleurs, elle n’arrive pas à identifier la personne lorsqu’elle dit connaître la voix (3% d’identification correcte pour la pa-tiente alors que les taux d’identification des sujets témoin varient de 40% à 65%).

Elle arrive également moins bien que le panel à apprendre de nouvelles voix anglo-phones. Dans ce cas, les auditeurs ont à apprendre les six voix de locuteurs inconnus tous originaires de la même région anglophone en associant à chaque voix un prénom.

Les auditeurs écoutent ensuite un autre enregistrement, ils doivent dire s’il s’agit de la même personne ou non que le prénom indiqué. Cette expérience est répétée quatre fois de suite. Si pour le premier bloc de répétitions, la patiente réussit aussi bien que le panel de contrôle, au fur et à mesure de l’expérience la patiente arrive de moins en moins à discriminer les voix. Par la suite, elle n’arrive pas à identifier les voix qu’elle vient d’apprendre et elle n’est pas capable de distinguer les voix qu’elle vient d’appren-dre de nouvelles voix anglophones (12% d’identification pour la patiente contre entre 40% et 55% pour le panel témoin).

Aucune différence avec d’autres auditeurs pour...

Si la patiente n’arrive pas à reconnaître des personnes connues grâce à un enreg-istrement de parole, elle sait reconnaître les gens à partir de leur visage aussi bien que le panel.

La patiente sait aussi bien que les autres auditrices discriminer des locuteurs qui par-lent dans une langue étrangère ou qui parpar-lent dans le bruit (TG=61% pour la patiente vsTG =62% pour le panel témoin). Elle sait également aussi bien qu’elles reconnaître le genre des locuteurs en milieu bruité.

La patiente ne présente pas de problème particulier en terme de compréhension des énoncés : elle réussit aussi bien que le panel témoin à associer un énoncé oral à la sit-uation qu’il décrit ou à répéter des mots après les avoir entendus. Elle n’a d’ailleurs aucun mal à mémoriser des listes de mots lors d’unRey Auditory Verbal Learning Test

(Rey, 1964).2 Le niveau segmental ne lui pose pas plus de problème puisqu’elle sait aussi bien que le panel identifier des voyelles.

La patiente sait identifier, aussi bien que le panel, des émotions. Les émotions testées sont les six émotions suivantes : la joie, la tristesse, la peur, la surprise, la colère et dé-goût. Ces tests sont réalisés à l’aide de données verbales dans un premier temps puis à l’aide de bruits de bouche dans un second temps. Les émotions sont identifiées à 82%

et 72% par le panel témoin contre 83% et 70% par la patiente pour respectivement le premier et le second cas.

Les sons qui ne sont pas des sons de parole ne lui posent pas de problème particulier : elle sait aussi bien que le panel associer un bruit à une image ou nommer des objets ou des animaux à partir de sons. Elle sait également discriminer des instruments de musique.

Les aptitudes de cette patiente atteinte de phonoagnosie montrent tout d’abord que le processus cognitif de reconnaissance de locuteur à partir de la parole est dif-férent de celui employé pour reconnaître le message délivré par la parole. Elle n’a pas de difficulté pour comprendre ce qui est dit ou pour identifier des phonèmes. Il ne s’agit donc pas uniquement de percevoir comment le locuteur dit les choses. Par ailleurs, la reconnaissance des locuteurs n’est pas traitée comme celle d’instruments de musique. Il ne s’agit donc pas uniquement d’une question de mélodie. Enfin, les processus pour reconnaître les voix et les visages ne sont pas exactement les mêmes puisque la patiente n’est pas atteinte de protoagnosie.

Ces études indiquent bien que la reconnaissance de la personne par un extrait de pa-role est un processus cognitif à part entière qui ne se fondent pas sur les mêmes pro-cessus que la reconnaissance de la parole ou la reconnaissance des émotions. Quels sont les indices utilisés pour reconnaître les locuteurs ?