3.2 Processus d'ancrage
Clark & Schaefer (1989) critiquent les modèles dans lesquels la mise à jour du
terrain commun est soit réalisée de manière automatique, soit conditionnée à
l'ab-sence de preuve négative de compréhension. Par exemple, pour Stalnaker, le contenu
d'une assertion rejoint le terrain commun, à moins qu'elle soit contredite. Ce type
de modèle ne parvient pas en eet à donner d'explication à la manifestation positive
de compréhension. Le modèle des contributions de Clark et Schaefer suppose alors
que la manifestation positive de compréhension peut être motivée par la volonté des
participants d'atteindre une croyance mutuelle de compréhension. Ce but est décrit
à l'aide d'un critère que les participants cherchent à atteindre, appelé grounding
criterion et que nous traduirons par critère d'ancrage :
Grounding criterion : The contributor and the partners mutually
be-lieve that the partners have understood what the contributor meant to
a criterion sucient for current purposes
1.
Le contenu d'un énoncé ne peut alors rejoindre le terrain commun qu'à partir
du moment où le critère d'ancrage pour cet énoncé est atteint. Comme ce critère
implique une croyance du locuteur à propos de la compréhension de l'interlocuteur,
il permet de motiver la manifestation positive de compréhension comme moyen pour
l'interlocuteur d'atteindre la croyance mutuelle de compréhension. Le processus
dia-logique qui consiste à gérer l'introduction du contenu d'un énoncé dans le terrain
commun par la production de preuves de compréhension est appelé grounding
pro-cess
2(processus d'ancrage).
L'unité qui compose ce processus est la contribution, une unité collaborative qui
rassemble un énoncé et tous les énoncés qui visent à en établir le critère d'ancrage.
Une contribution est alors composée de deux phases : la présentation d'un énoncé
et son acceptation par le partenaire.
Phase de présentation : lorsque A présente un énoncé A
i, il fait l'hypothèse
que s'il reçoit une preuve de compréhension de son partenaire B, il peut
légi-timement croire que B a compris A
i.
Phase d'acceptation : lorsqueB accepteA
i, il produit une preuve de
compré-hension en supposant qu'une fois que A reçoit cette preuve, A croit que B
comprend l'énoncé.
Lorsque ces deux phases sont terminées, elles forment une base partagée pour
inférer la croyance mutuelle de compréhension et alors atteindre le critère d'ancrage
3.
Comme pour les expressions référentielles, on peut estimer que cette inférence n'est
1
Critère d'ancrage : le contributeur et les partenaires croient mutuellement que les partenaires
ont compris susamment ce que le contributeur signiait pour les buts courants.
2
Le terme de grounding process est employé par Ginzburg et Purver dans le sens de processus qui
vise à la compréhension, c'est-à-dire l'instanciation des paramètres contextuels. Au contraire Clark
et Schaefer l'emploient dans un sens plus général, comme processus qui vise à la compréhension
mutuelle et qui permet alors de justier la manifestation positive de compréhension.
3
When these two phases are done properly, they constitute the shared basis for the mutual
belief that B understands whatAmeans by signals(Clark, 1996)
possible que sous des conditions de simultanéité, de rationalité, d'attention, et de
compréhensibilité (Clark & Marshall, 1981).
La coordination de ces deux phases est modélisée par une structure de dialogue
sous la forme d'un graphe associant les contributions aux énoncés qui les présentent
et aux contributions ou aux énoncés qui les acceptent. Le dialogue de la gure 3.3
sera par exemple représenté par la structure de la gure 3.4.
A
1: well wo uh what shall we do about uh this boy then
B
2: Duveen ?
A
3: m
B
4: well I propose to write, uh saying. I'm very sorry
Fig. 3.3 Dialogue tiré de Clark et Schaefer (1989)
C A1 : what shall we do about this boy then B2 : Duveen ?
A3 : m
B4 : well I propose to write, uh saying I'm very sorry Pr C Pr C Pr Ac Ac Ac C Pr
Fig. 3.4 Structure du dialogue 3.3
Manifestation de la compréhension La manifestation de la compréhension
est alors un vecteur essentiel pour transmettre la croyance de compréhension et ce
vecteur peut prendre de nombreuses formes. Le modèle des contributions considère
cinq catégories de manifestation, ordonnées de la plus faible à la plus forte :
1. Attention continue : B manifeste qu'il est attentif et demeure alors satisfait
de la présentation de A
2. Initiation d'une contribution pertinente :B initie une contribution pertinente
au même niveau que la précédente
3. Conrmation (acknowledgement) : B hoche la tête ou dit ok
4. Démonstration :B démontre qu'il a compris tout ou partie de ce queAvoulait
dire
5. Répétition : B répète tout ou partie de la présentation deA
Lorsqu'un locuteur produit un énoncé, il entretient certaines attentes de
com-préhension de la part de son partenaire, et ces attentes se traduisent directement
par des attentes en termes de compréhension manifestée. Par exemple, si un
lo-cuteur transmet un numéro de téléphone par téléphone, il attendra probablement
3.2 Processus d'ancrage
une répétition de ce numéro par l'interlocuteur. S'il a des attentes moins fortes, par
exemple s'il parle du temps qu'il fait, il se sura peut-être d'une conrmation pour
estimer que l'interlocuteur a compris. Le type de compréhension manifestée dépend
de nombreux facteurs dont le but courant, le medium utilisé, la pression temporelle,
etc. (Clark & Brennan, 1991).
S'il est clair que cette attente de compréhension est variable, la hiérarchie des
preuves du modèle des contributions est moins évidente : peut-on considérer qu'un
élève qui répète les paroles d'un professeur fait preuve de plus de compréhension
que s'il les démontrait, par exemple avec une paraphrase ? La hiérarchie semble
s'appliquer plutôt bien au niveau de la reconnaissance de la parole mais peut-être
moins au niveau sémantique par exemple. Bien que Clark ne le formule pas en
ces termes, nous appelerons seuil d'ancrage la quantité ou la qualité des preuves
attendues par un locuteur pour considérer que le critère d'ancrage est atteint. On
appelera également statut d'ancrage l'état courant d'un énoncé relativement au seuil
d'ancrage : si la compréhension d'un énoncé atteint ou dépasse le seuil d'ancrage,
son statut sera ancré (grounded).
Diérentes conceptions de l'ancrage L'ancrage n'est toutefois pas réalisé qu'au
niveau de la compréhension mais on peut considérer que toute connaissance ou
croyance peut faire l'objet d'un ancrage. Bunt et al. (2007) rappellent la
distinc-tion entre l'ancrage de l'énoncé, grounding utterance, et l'ancrage de la proposidistinc-tion,
grounding content (voir également Cherubini et al. 2005). L'ancrage d'une
proposi-tion vise à établir son statut en termes de valeur de vérité dans le terrain commun.
L'ancrage de l'énoncé correspond alors à l'ancrage de la proposition :
l'interlocu-teur a susamment compris l'énoncé pour les buts courants , et cet ancrage est
une condition requise pour que la valeur de vérité puisse être établie dans le terrain
commun. Par exemple Asher & Gillies (2003) considèrent l'ancrage au niveau de la
vérité des propositions ou au niveau des relations rhétoriques entre ces propositions.
Dans l'exemple de la gure 3.5 ci-dessous, B n'est pas d'accord avec la proposition
They gave Peter the new computer . Bien qu'elle soit comprise, cette proposition
ne peut rejoindre le terrain commun étant donné le désaccord sur sa vérité, mais
la proposition B a susamment compris A
1pour les buts courants est, elle,
susceptible d'y être établie.
A
1: They gave Peter the new computer
B
2: No, they gave JOHN the new computer
Fig. 3.5 Exemple de désaccord sur la vérité
Dans l'exemple de la gure 3.6 (p. 56), c'est la relation entre les deux propositions
John went to jail et He was caught embezzling funds from the pension plan
qui est remise en question. Bien que B soit d'accord avec la première proposition
(et éventuellement avec la deuxième), il ne considère pas cette deuxième proposition
comme une cause de la première.
A : John went to jail. He was caught embezzling funds from the pension plan.
B : Yes, John went to jail,
B : but he did so because he was convincted of tax evasion.
Fig. 3.6 Exemple de désaccord sur la relation rhétorique
En dehors du niveau d'ancrage, les auteurs divergent même sur ce que l'on appelle
grounding. Dans les travaux (Gaudou et al. 2006a; Gaudou et al. 2006b), l'ancrage
correspond au statut d'une information qui est publiquement exprimée et acceptée
comme vraie par tous les participants. Cette approche vise à représenter ce statut
de manière logique au niveau du groupe. On peut rapprocher ce point de vue sur
l'ancrage de Saget & Guyomard (2006) qui consiste à dénir la modalité du statut
d'ancrage en termes d'acceptation collective et note que cette acceptation peut ne
valoir que pour deux participants
4. Ces approches visent avant tout à dénir la
rela-tion entre les individus et les proposirela-tions logiques, mais ne prennent pas en compte
l'élaboration dialogique des croyances de compréhension en situation de divergence
d'interprétation. Au contraire, dans Ginzburg (2007) ou Purver (2004b), l'ancrage
concerne les problèmes d'interprétation, mais correspond plutôt au processus
d'ins-tanciation des paramètres contextuels et ce processus peut être dialogique dans le
cas où ces paramètres ne peuvent pas instanciés de manière autonome. Face aux
diérentes dénitions de l'ancrage que l'on peut trouver dans la littérature, nous
resterons dèle à la dénition de Clark : l'ancrage est le processus dialogique qui
vise à établir une proposition dans le terrain commun. Nous nous focaliserons
cepen-dant sur la compréhension de l'énoncé, c'est-à-dire sur l'ancrage de la proposition
l'interlocuteur a susamment compris l'énoncé pour les buts courants .
Dans cette perspective, l'intérêt du modèle des contributions est double. D'abord
en exprimant un critère d'ancrage, il formule un principe motivant la manifestation
négative mais également positive de la compréhension. Ensuite, en introduisant une
unité dialogique, il explicite le fait que les contributions sont des actions conjointes
et que le dialogue est avant tout une activité collaborative. La convergence de
l'in-terprétation n'est cependant pas garantie lorsque le critère d'ancrage est atteint. En
eet les participants peuvent croire à tort qu'un énoncé est ancré alors que ce n'est
pas le cas (voir Cherubini et al. 2005), le critère d'ancrage indiquant tout au plus une
croyance de compréhension. Cette croyance est d'autant plus nécessaire que les buts
courants l'imposent, et si elle n'est pas assez certaine, les participants ne peuvent
poursuivre le dialogue à cause de l'existence potentielle d'une divergence.
Le modèle des contributions soure toutefois d'un problème majeur. Il n'est en
eet pas formulé de manière computationnelle mais décrit le processus d'ancrage
tel qu'il peut être observé dans des corpus. Ce défaut a entraîné de nombreuses
critiques. Nous présentons ici ces critiques et les modèles qui en découlent.
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