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Chapitre 4 – L’éthique de l’écriture flaubertienne

4.1 Le procès de Madame Bovary

Lors de la poursuite intentée par la justice du régime impérial de Napoléon III, c’est pour des motifs « [d’] offenses à la morale publique et à la Religion84 » que l’avocat du Ministère public, Ernest Pinard, rédige son réquisitoire. Ce dernier reproche alors à Flaubert d’avoir attenté « aux bonnes mœurs85 » en ayant cherché à peindre des tableaux à la « couleur lascive86 », et d’avoir montré une « poésie de l’adultère […] d’une immoralité profonde87 ». Il voit dans Madame Bovary une influence néfaste pour les jeunes filles, dont l’imagination stimulée par ces peintures lascives pourrait se traduire chez elles en « séduction des sens et du sentiment88 ». Il condamne également, et cela est sans doute encore plus important, l’absence de jugement ou de conclusion morale au sein de l’ouvrage.

Qui peut condamner cette femme [Emma Bovary] dans le livre? Personne. Telle est la conclusion. Il n’y a pas dans le livre un personnage qui puisse condamner. Si vous y trouvez un personnage sage, si vous y trouvez un principe en vertu duquel l’adultère soit stigmatisé, j’ai tort89.

84 PINARD, Ernest, « Réquisitoire » (1857), dans Gustave Flaubert, Œuvres complètes, éd., Claudine Gothot-

Mersch, vol. III, Paris, Gallimard, « La Pléiade », p. 461.

85 « Jugement », op. cit., p. 533. 86 « Réquisitoire », op. cit., p. 465. 87 Ibid., p. 471.

88 Ibid., p. 479. 89 Ibid.

En réponse à l’accusation, la plaidoirie de Flaubert et de son avocat, Jules Sénard, consistera précisément à montrer que « le livre est éminemment moral et utile90 ». D’abord, parce que « l’adultère, chez lui [Flaubert], n’est qu’une suite de tourments, de regrets, de remords ; et puis arrive à une expiation finale, épouvantable91 ». Mais également, en raison du souci de réalisme qui se dégage du roman.

Ce que M. Flaubert a voulu surtout, soutient l’avocat Sénard, ç’a été de prendre un sujet d’études dans la vie réelle, ç’a été de créer, de constituer des types dans la classe moyenne, et d’en arriver à un résultat utile92.

L’argumentaire de défense de Flaubert et de son avocat se déploie essentiellement autour du caractère dissuasif qui naît de cette proximité entre les descriptions du livre et la vie réelle. La préoccupation morale de l’auteur est ainsi rigoureusement associée à sa (supposée) volonté « d’arriver à un résultat utile […] [en] présentant aux yeux du lecteur le tableau vrai de ce qui se rencontre le plus souvent dans le monde ». Cette stratégie adoptée par le camp du principal inculpé de l’affaire mènera finalement à son acquittement complet. Mais malgré ce succès, qui incitera par la suite Flaubert à inscrire le nom de son avocat en tête du roman au moment de sa parution, en avril 1857, un bref regard sur la Correspondance suffit pour constater l’écart qui sépare le discours sur l’œuvre développé lors de plaidoirie et la véritable éthique de l’art à laquelle se soumet inconditionnellement l’auteur. En effet, rien n’est moins contraire à sa « Morale de l’art » que sa subordination à des fins didactiques ou édifiantes, c’est-à-dire hétéronomes. Un art qui aspire à sa pleine expansion ne saurait souffrir d’amalgame entre le beau et le bien. C’est au moment même où le roman paraissait dans la Revue de Paris (c’est-à-dire tout juste avant le procès) que Flaubert affirmait à cet égard que « [l]a morale de l’Art consiste dans sa beauté même, et j’estime par-desssus tout d’abord le style, et ensuite le Vrai93 ». Ainsi, aux impératifs moraux et à la tendance moralisatrice, il substitue l’exactitude et la véracité, de plus que la beauté de la représentation en elle-même. De la même manière que nous avons pu

90 SÉNARD, Jules, « Plaidoirie », op, cit, p. 488. 91 Ibid.

92 Ibid., p. 484.

93 Lettre du 12 décembre 1856 à Louis Bonenfant, dans Gustave Flaubert, Correspondance, éd. Jean Bruneau,

vol. II, Paris, Gallimard, « La Pléiade », 1980, p. 652. (Nous noterons les extraits de la

l’observer chez Moritz, l’éthique de l’art, chez Flaubert, procède de son nécessaire caractère autotélique. Son esthétique se construit étroitement autour de cette exigence d’autonomie complète. La quête éthique dont doit faire l’objet le projet artistique se traduit en recherche de fondements et de valeurs permettant d’assurer la plénitude et l’indépendance absolue de l’activité de l’écrivain. L’autotélie de l’art va de pair avec l’affirmation des principes qui doivent le faire advenir. Chez Flaubert, c’est par un travail réflexif de l’artiste sur lui-même qu’une éthique devient susceptible de se constituer. C’est enfin là qu’il convient de situer la morale de Madame Bovary. Bien loin d’avoir cherché, à travers cette œuvre, à susciter « l’excitation de la vertu par l’horreur du vice94 », Flaubert a plutôt eu le souci d’y inscrire son éthique dans la manière avec laquelle il s’est appliqué à peindre les « mœurs de province95 ». Comme il l’indique à Louise Colet, durant la période de rédaction du roman, « [l]’Art est une représentation, nous devons penser qu’à représenter96 ». « Aie en vue le modèle, toujours, et rien autre chose97 ». Un tel attachement au travail de la représentation marque un aspect central de l’éthique de l’art flaubertienne, qui est le rejet systématique de toute forme d’arrière-pensée que pourrait laisser transparaître le travail d’écriture. Cette conviction, qui s’inscrit au cœur de l’œuvre, constitue probablement, au fond, le motif principal du procès de Madame Bovary. Le réquisitoire de l’avocat Pinard n’avait donc pas tout faux sur ce point. Contrairement à ce que Flaubert a prétendu lors de son procès, son roman n’avait pas du tout vocation à agir moralement en adoptant un certain point de vue. C’est bien plutôt sur sa volonté d’écarter délibérément tout point de vue ou tout jugement conclusif à propos des caractères qu’il a choisi de représenter qu’il fonde la morale de son œuvre. La supériorité que Flaubert attribue à l’esthétique sur la morale courante repose tout entièrement sur ce positionnement surplombant et impartial, que son éthique de l’écriture doit rendre possible. Nous chercherons, dans ce qui suit, à dégager les valeurs et la philosophie qui sous-tendent cette esthétique réaliste teintée d’impartialité, tant caractéristique de la plume flaubertienne.

94 SÉNARD, Jules « Plaidoirie », cité par VATAN, Florence, « ‘Outrage à la morale publique’ et aux ‘bonnes mœurs’! Gustave Flaubert et la ‘morale’ de l’art », dans : Darmon, J.-C. et Desan, P. (dir.), Pensée

morale et genres littéraires, Paris, PUF, 2009, p. 148.

95 Il s’agit du sous-titre du roman, qui fut présent dès sa prépublication dans la Revue de Paris, le 1er octobre

1856.

96 À Louise Colet, 13 septembre 1852, (C, II, 157). 97 Ibid.