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Comme le précédent état de la recherche en témoigne, les travaux sur le shintō en Mandchourie sont peu nombreux. Ils sont en outre limités pour la plupart à l’étude des sanctuaires, et relèvent donc plus de l’analyse du « shintō des sanctuaires » en Mandchourie que du shintō de manière générale. Les grands travaux traitant respectivement du shintō moderne et de la Mandchourie japonaise sont finalement eux aussi très limités dans leur mise en perspective du shintō et de l’impérialisme dans cette région. Afin de contribuer à ce champ de recherche, la présente thèse s’attachera donc à considérer le shintō dans l’ensemble de ses expressions au sein de l’expansion japonaise en Mandchourie. Il sera dès lors nécessaire de décloisonner le shintō pour considérer aussi bien ses aspects relevant de la pensée que ceux relavant de la pratique, l’érection de lieux de culte appartenant à ce dernier aspect. La prise en compte d’individus « constructeurs » 81 BEASLEY 1987, p. 112.

82 BOYD 2008, p. 21.

83 MATSUSAKA 2001, p. 422-423.

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de doctrine est dès lors obligatoire. De même il est indispensable de considérer l’impérialisme en Mandchourie par son versant concret, mais aussi par son versant imaginaire. L’ambition de notre étude sera ainsi de montrer par le prisme des trajectoires de Matsuyama Teizō, Deguchi Onisaburō et Kakei Katsuhiko que les deux facettes respectives de ces deux domaines – la pensée et la pratique shintō modernes, l’illusion et la réalité mandchoues – sont intrinsèquement liées au cœur du mouvement impérial par des logiques d’appropriation réelle et idéelle de cet espace. Nous poserons donc la problématique suivante : en quoi le shintō porté par ces leaders modernes est-il à la fois mû par et moteur du processus de spatialisation de la Mandchourie japonaise, aussi bien dans son versant réel qu’imaginaire ?

Notre hypothèse principale est que le shintō moderne et la Mandchourie japonaise se supportent mutuellement en contexte impérialiste, c’est-à-dire que les leaders shintō sont tout à la fois le produit de ce mouvement d’expansion qui les dépasse, mais aussi parties prenantes dans cette dynamique qu’il peuvent influencer. Il sera dès lors possible de considérer que les deux dimensions du shintō – d’une part la participation concrète à l’expansion territoriale par le biais des sanctuaires d’outre-mer et du prosélytisme à l’étranger, d’autre part l’élaboration de doctrines à vocation universaliste – se placent en perspective du processus d’invasion japonaise en Mandchourie d’un côté, de la constitution d’un imaginaire national marqué par un attrait utopique de l’autre. Comme dans le cas de la Mandchourie japonaise, ces deux facettes sont indissociables et se nourrissent mutuellement.

Plusieurs postulats sont à la base de cette hypothèse : tout d’abord, la Mandchourie représente un horizon de déploiement du religieux pour les leaders modernes ; ensuite, les leaders shintō participent activement au processus d’expansion sur place lorsqu’ils effectuent une appropriation religieuse de l’espace ; ils sont en outre à l’interface des domaines officiels et populaires ; la dynamique d’universalisation des doctrines est profondément liée au mouvement impérialiste ; enfin, ce processus est fondé à la fois sur un principe panthéiste immano-transcendantal et sur un retour idéalisé à un régime théocratique qui puisent aussi bien dans la pensée japonaise prémoderne que dans la philosophie occidentale moderne.

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Afin de répondre à notre problématique, nous inscrirons l’analyse dans le cadre d’une histoire des trajectoires. L’approche historique et sociologique sera ainsi couplée à une dimension géo-anthropologique centrée sur l’idée de rencontre avec un espace. Les trajectoires seront en outre considérées dans leur dimension biographique, c’est-à-dire comme la transcription du parcours concret de l’individu, mais aussi en tant que trajectoire de pensée et de pratique religieuses. Une attention particulière sera donc accordée aux discours produits par ces figures d’élite.

Comme le montre Michel Foucault par le truchement de son concept d’épistémè, un contexte spatio-temporel donné se voit créateur d’un champ restreint au sein duquel discours et pratiques se forment, changent, s’entrechoquent, se neutralisent et se transmettent. Il définit son épistémè comme un « champ épistémologique » qui définit les « conditions de possibilité des connaissances », tout en l’étendant également au domaine de la pratique85. L’épistémè est donc avant tout un domaine discriminant générateur de « régimes de vérité » qui définissent la norme et les marges de la pensée et des pratiques d’une époque et d’un lieu particuliers.

Randall Collins note par ailleurs que les champs d’idées sont pris dans plusieurs réseaux sous-tendus par le principe de « communication ». Ces réseaux sont aussi bien horizontaux – synchroniques –, que verticaux – diachroniques. La communication entre constructeurs d’idées s’articule donc entre les penseurs d’une même génération, mais aussi à travers les générations ; elle prend ainsi place au cœur de réseaux. En plus de ces mouvements horizontaux et verticaux, le sociologue américain postule également l’existence d’un « moment créatif » qui voit émerger concomitamment plusieurs penseurs majeurs n’étant pourtant pas en contact direct les uns avec les autres. Cette circulation permet de considérer la

85 Si l’on retient souvent l’aspect uniquement discursif de l’épistémè exposé dans Les mots et

les choses, Foucault nuance les principes posés dans ce dernier ouvrage dans L’archéologie du savoir dans lequel il articule les discours de savoir et les pratiques extra-discursives. L’épistémè

déborde alors le cadre des discours de savoir et devient un champ d’émergence des pratiques, qu’elles soient discursives ou non, puisque le discours n’est qu’une pratique parmi d’autres. Je renvoie aux introductions respectives des deux ouvrages, en particulier FOUCAULT 1966, p. 13 ; FOUCAULT 1969, p. 26-29.

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pensée comme un ensemble de « coalitions dans l’esprit » (coalitions in the mind) issues de ces dynamiques spatio-temporelles86.

L’analyse de Collins permet donc de nuancer les ruptures structurales de Foucault et d’y replacer les acteurs et leurs échanges. En outre, elle identifie également des formes de continuité au sein de la transmission des idées qui, même si elles se transforment, s’inscrivent dans un flux cohérent qui navigue d’une épistémè à l’autre. Ce cadre mis en place par Collins rappelle la notion de Zeitgeist, l’esprit ou air du temps, forgée par Johann Gotfried von Herder dans l’élaboration de sa philosophie de l’histoire87. Tout en niant une autonomie totale de la pensée individuelle, qui reste toujours soumise à son temps, Herder introduit d’une part une forme de relativité dans le processus de création des idées, d’autre part une marge d’élaboration idéelle de chaque acteur social. Cependant, l’attention de Herder et de Foucault s’attarde sur une perception spatio-temporelle, tandis que Collins met l’accent sur le rôle des réseaux et interactions dans ce phénomène de production des idées. Il se rapproche donc de la sociologie wébérienne qui détaille la circulation du pouvoir entre individus et complète ainsi l’analyse foucaldienne de l’exercice du pouvoir gouvernemental.

À l’origine des pensées gisent donc des constellations d’individus qui, par leurs interactions, façonnent les concepts qui émergent dans le champ restreint d’une épistémè particulière. Cependant, au sein de ces réseaux, le rôle de certains individus apparaît plus prépondérant que d’autres. Ces derniers, que je nomme

leaders, sont des « créateurs d’inertie » dont la trajectoire soutient la formation de

plusieurs réseaux. Pour Collins, ces individus charismatiques sont caractérisés par leur capacité à capter et produire de l’énergie émotionnelle lors des rituels d’interactions caractéristiques88. Cette attention accrue à la place de certains acteurs trouve ses sources dans la sociologie wébérienne mais aussi dans la méthode micro-historique.

86 COLLINS 1998, p. 1-7. Notons que des remarques similaires se trouvent déjà chez Foucault lorsqu’il avance que l’histoire des idées décrit le « jeu des échanges et des intermédiaires », devenant ainsi la « discipline des interférences », niveau d’analyse en-dessous duquel se place sa description archéologique visant à décrire les discours comprenant les idées comme des pratiques soumises à des règles spécifiques. Voir FOUCAULT 1969, p. 186-190.

87 Le terme apparaît en 1769 dans Kritishe Wälder (Sylves critiques). HERDER 1962, p. 49-54.

88 COLLINS 1998, p. 30-37 ; voir également sur les leaders charismatiques COLLINS, MCCONNELL 2016.

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Si le but premier de la micro-histoire reste la mise en lumière d’un groupe social et de sa place historique à travers un filtre réduit (parcours individuel, groupe restreint, traces), Jacques Revel nuance cette méthode en l’insérant dans un « jeu d’échelles » qui vise à comprendre l’imbrication des niveaux macroscopiques et microscopiques au cœur des processus historiques. Ainsi, l’expérience d’un individu ou d’un espace peut permettre de saisir une modulation particulière de l’histoire globale89. La micro-histoire projette donc un éclairage d’en bas sur une histoire plus globale. Et c’est bien ce qui la différencie de la biographie qui ambitionne la description de « l’ensemble des événements d’une existence individuelle conçue comme une histoire et le récit de cette histoire »90. La chronique exhaustive d’une vie constituée d’un enchaînement d’événements est donc la fin de la biographie. Par le même moyen, la micro-histoire vise donc une fin différente. C’est aussi le cas d’une histoire des trajectoires qui tentera de replacer la vie d’individus au sein d’un ensemble plus vaste de dynamiques socio-historiques.

Une trajectoire individuelle sera ainsi l’occasion de mettre en lumière des continuités – par exemple dans le cadre de la pensée religieuse –, mais aussi, bien entendu, des discontinuités, dans une logique plus événementielle. De manière générale, ce prisme permettra de considérer des « individus-événements » pris au cœur de cette imbrication de linéaments continus et de points de ruptures.

Le genre du hyōden 評伝, la « biographie critique » japonaise, résulte d’un postulat similaire. Comme l’évoque l’historienne Nishikawa Yūko 西川祐子, le terme comprend certes l’idée de critique, commentaire, mais aussi le parti pris de s’éloigner des grands personnages caractéristiques de la biographie91. L’une des premières séries de hyōden est publiée au sein de la collection « Hyōden senshū » 評伝選集 par l’éditeur Asahi à partir du milieu des années 1970. Cette dynamique qui réinvente le travail de biographie suit l’émergence du courant des études sur l’histoire de la pensée populaire (minshū shisōshi 民衆思想史) qui marque les années 1960. Elle s’inscrit donc dans le mouvement d’émergence de l’histoire par

89 REVEL 1996.

90 BOURDIEU 1986, p. 69.

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le bas92, de la micro-histoire93 et de l’histoire du quotidien94. Au vu de ce contexte, le hyōden, plus qu’une simple biographie critique, apparaît plutôt comme l’étude critique d’un parcours individuel – niveau microscopique – en regard d’un contexte social spécifique – niveau macroscopique. La présente thèse se place donc également dans la continuité de ce type de travaux qui réinventent la biographie.

Outre l’échelle microscopique héritée de ce courant, nous ajouterons, à la suite de la microsociologie de Randall Collins, une attention particulière au niveau mésoscopique dans son sens large, c’est-à-dire aussi bien aux réseaux synchroniques dans lesquels est impliqué directement ou indirectement un acteur, mais aussi aux réseaux généalogiques auxquels il se rattache. L’argumentaire s’articulera, dans cette perspective multiscalaire, autour de trois notions fondamentales et complémentaires de trajectoires qui forment des constellations et se déploient dans un espace spécifique.