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LES PROBLÈMES DE LA TRADUCTION

Dans le document VIRGILE- Bucoliques, Géorgiques (Page 125-129)

Au moment de proposer une traduction de l’anthologie virgilienne que nous avons sélectionnée, nous mesurons la difficulté de l’entreprise. Voltaire le disait déjà : « On ne traduit pas Virgile, car on ne traduit pas la musique ». Et le problème est bien là. On a vu quelle somme, quel aboutissement, quel élixir était la poésie virgilienne. Ce ne sont pourtant pas les traductions qui manquent : rien que pour la langue française, de 1529 à 1965, il y a eu 64 traductions complètes de l’Énéide, une tous les sept ans..., et les Bucoliques et les Géorgiques ne sont pas en reste. Et pourtant, lorsqu’il faut en choisir ou en proposer une, on est bien embarrassé. Ce ne sont pourtant pas les candidats qui manquent, et des plus illustres : entre autres, Hugo, Valéry s’y sont essayés. Et justement, leur cas est intéressant.

Hugo avoue clairement son échec ; pour lui, c’est le principe de la traduction qui est impossible :

« Je déclare qu’une traduction en vers de n’importe qui par n’importe qui me semble chose absurde, impossible et chimérique. Et j’en sais quelque chose, moi qui ai rimé en français (ce que j’ai caché soigneusement jusqu'à ce jour) quatre ou cinq mille vers d’Horace, de Lucain et de Virgile ; moi qui sais tout ce qui se perd d’un hexamètre qu’on transvase dans un alexandrin. »125

.

Valéry, sollicité par le Dr. Roudinesco pour écrire une traduction en vers des Bucoliques, se fait d’abord tirer l’oreille. Puis il l’écrit. Au passage, il nous laisse un texte remarquable intitulé Variations sur les Bucoliques, où il analyse avec profondeur les problèmes d’un créateur confronté à la difficulté de transcrire le discours d’un autre créateur dans sa langue à lui

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(et, puisqu’il s’agit d’un créateur, le mot prend un double sens : sa langue maternelle, mais aussi son langage imaginaire propre, avec sa saveur et sa couleur). Ce qui est très étonnant, c’est que Valéry y analyse avec beaucoup de lucidité à la fois ce qui fait la genèse d’une écriture, et ce qui scelle en même temps l’impossibilité d’une traduction non mutilante ou réductrice pour l’original : « Les plus beaux vers du monde sont insignifiants ou insensés, une fois rompu leur mouvement harmonique et altérée leur substance sonore, qui se développe dans leur temps propre de propagation mesurée, et qu’ils sont substitués par une expression sans nécessité musicale intrinsèque et sans résonance. »126 : autant dire que l’alchimie d’une création, cette alliance subtile, ce tissage entre la langue et les images, cette « composition indissoluble de son et de sens »127, est unique, et n’est pas transposable ad libitum dans une autre langue, fût-ce avec talent, fût-ce par un autre grand créateur.

Comme le dit dans une belle formule D. Montebello, « Virgile est donc truchement : traducteur et guide. Il guidera Dante jusqu’au seuil du Paradis. Mais il conduira en enfer ceux qui, comme Hugo, entreprendront de le traduire. »128 : paradoxalement, Virgile, dont nous espérons avoir montré qu’il parle, encore aujourd’hui, à chacun de nous, n’échappe pas au syndrome de Babel : quand il faut la traduire, c’est une autre histoire et les mots résistent, même aux plus grands...Les

Bucoliques, les Géorgiques, nous modifient, nous grandissent...mais en latin dans le texte. Je crois que c’est là l’explication de l’acharnement de Hugo, de Valéry, à traduire malgré tout, malgré le sentiment concomitant de l’aporie et de l’insuffisance : on a envie de diffuser cette lumière, de faciliter l’irrigation de cette source, pour qu’elle ne reste pas, de plus en plus, limitée à des happy ( ?) few latinistes. Il serait injuste que seuls des manieurs habiles de la langue latine puissent entrer dans un message qui s’adresse, par définition, à l’humanité entière. De façon générale, c’est toujours le sentiment de la limite qui a obsédé les traducteurs : tradutore, tradittore...P.A. Nicolas s’en moque avec humour, mais sur un point qui ne me semble pas essentiel : comment bien parler des Géorgiques si

126

P. Valéry, Traduction des Bucoliques, Paris, Gallimard, 1956, p. 23.

127

Ibid., p. 24. C’est Valéry qui souligne.

128

D. Montebello, « Traduire Virgile », in Virgile, Europe, n° 765-766, janvier-février 1993, p. 42.

l’on n’a vu jamais vu une vache que de loin ? C’est vrai qu’on peut légitimement suspecter la vocation bucolique de beaucoup de traducteurs et commentateurs, « gens de lettres, de prose et de cabinet, fils pour la plupart de la très docte Université, et aussi bons latinistes qu’ignorants agriculteurs »129. C’est, a contrario, une des raisons qui faisaient que Marcel Pagnol se sentait autorisé à traduire les Bucoliques : il avait vécu à la campagne. Tout ceci est vrai, mais ce n’est pas essentiel, car la véritable malédiction du traducteur est, nous l’avons vu, plus intrinsèquement liée à la nature de tout processus créateur. À cela s’ajoute peut-être aussi, chez le grand artiste, un sentiment de défi – dirons-nous d’orgueil ? – (on le sent bien chez Valéry) : « Alors, ce que tu as exprimé, je ne pourrais pas, moi, le transposer dans mes codes, ma lumière, mon éclairage ? ». Il faut, quand même, essayer. Essayons, nous, de faire le bilan.

Techniquement, les choix sont limités : prose, vers libres, vers rimés. La prose semble sans doute pauvre pour restituer la richesse de l’hexamètre : précise, certes (Pagnol persifle son professeur de latin, qui ne tolérait pas que l’on traduise at autrement que par « et je dois ajouter que », et saltus par « terrain accidenté et boisé »130), mais peu musicale. La poésie propose un arsenal plus approprié. L’ennui, c’est que le génie des deux langues n’est absolument pas le même. Il serait donc prudent de ne pas rimer, car le décalage entre les deux codes s’accroît. Valéry en était bien conscient : à Roudinesco – qui rêvait de l’impossible : Valéry refaisant du Virgile en français – et qui lui demandait : « Je veux une transposition, je veux du Valéry, je veux des beaux vers comme ceux de La Jeune

Parque », il répond : « Vous voulez, en plus, des rimes ? Alors,

je demande cent ans !131 Pourquoi avez-vous besoin de rimes ? Virgile n’en a pas, c’est saint Ambroise qui a inventé cette calamité. »132. Valéry s’en tiendra donc à l’alexandrin non rimé, pour une traduction que certains, comme Jacques Perret, considèrent comme un événement majeur dans l’histoire posthume de Virgile, mais dont l’auteur lui-même n’était pas très satisfait – sans doute par conscience intime des raisons que nous

129 P.A Nicolas, Lettres d’Humanité, VII, Paris, 1948, en introduction à sa traduction des Géorgiques en vers libres, p. 22-126.

130

M. Pagnol, op. cit., p. 19.

131 On remarquera qu’il ne dit pas que c’est impossible ; simplement, c’est plus long.

132

avons évoquées. Pagnol, lui, pensera pouvoir aller plus loin, et nous propose une traduction rimée. Compte tenu de la stature de ces deux personnages, il nous a semblé intéressant de proposer, en parallèle, des extraits des deux traductions, auxquels nous joindrons les tentatives, en prose celles-ci, d’autres traducteurs : le lecteur se fera une opinion.

Dans le document VIRGILE- Bucoliques, Géorgiques (Page 125-129)