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Du privilège ouvrier à l’hypothèque légale de la construction

CHAPITRE I. LA PROTECTION LÉGALE DES CRÉANCES DES SOUS-

A. La protection des créances des sous-traitants

1. Du privilège ouvrier à l’hypothèque légale de la construction

L’analyse du régime légal et de ses modifications révèle que la protection des sous- traitants est relativement récente. Lorsque le régime fut introduit au Canada, ceux-ci n’étaient pas désignés à titre de bénéficiaires. De plus, l’étendue de la protection des sous-traitants s’est vue modifiée au fil des modifications du régime.

demeurer, considérant la protection qu’elle procure à ceux-ci et les impacts sur la société québécoise en général. En effet, selon celui-ci, la confiance qu’inspire le droit au privilège dans les échanges constitue un plus pour l’industrie de la construction et que pour cette seule raison, il devrait être reconduit, considérant les bénéfices du bien-être de l’industrie de la construction sur l’économie : “In any event, there can be little doubt that the confidence inspired by the right of privilege in the trades is a tremendous plus for the construction industry, and on that basis alone should be retained. It is elementary to say that when this industry is healthy it speaks well for the economy.”

L'idée que des normes juridiques soient nécessaires afin d'assurer la sauvegarde des droits des intervenants de la construction en leur accordant un droit sur la chose qu'ils ont contribué à construire n'est pas nouvelle, on la retrouve en germe dans le droit romain. Le droit romain accordait en effet une hypothèque tacite privilégiée à celui qui avait prêté des deniers pour reconstruire une propriété ou payé la créance de l’entrepreneur qui avait fait les travaux de reconstruction172. Dans l’ancien droit français, la jurisprudence étendit l’hypothèque aux travaux de construction et de réparation et admit les constructeurs ayant contracté avec le propriétaire à titre de bénéficiaires de cette hypothèque173. Le 18 août 1766, le Parlement de Paris adopta une première loi édictant ce « privilège du constructeur »174. Conformément à la jurisprudence, le privilège n’était attribué qu’aux constructeurs ayant contracté avec le propriétaire. Les ouvriers et fournisseurs de matériaux de l’entrepreneur ne pouvaient en réclamer personnellement les bénéfices175. Le Code Napoléon reprit les dispositions de l’ordonnance de 1766, à son article 2103176. La législation fut ensuite introduite au Canada dans les statuts refondus du Bas-Canada177. Les codificateurs du Code civil consacrèrent le privilège de la construction aux articles 2009, 2013 et 2103. Aux termes de ces dispositions, le privilège n’était attribué qu’au constructeur, terme qui n’incluait pas les sous-entrepreneurs ni les fournisseurs de matériaux178.

Par l’adoption de la Loi Augé en date du 8 janvier 1894, le privilège fut étendu au fournisseur de matériaux179 et au sous-entrepreneur180. La Loi Augé fut remplacée en 1895 par une nouvelle loi qui apporta certaines modifications quant aux procédures

172 G.-M. GIROUX, préc., note 164, p. 14. 173 Id., p. 14-15.

174 Id., p. 16.

175 Id., p. 17 ; Guyot, Vol. XII, Rép., Vo Ouvrier, p. 469 & s. 176 Id., p. 17.

177 Status refondus du Bas-Canada, ch. 37, section 26 et 27 (dispositions introduites par le statut 4 Victoria, ch.30).

178 G.-M. GIROUX, préc., note 164, p. 20.

179 Loi Augé, adoptée le 8 janvier 1894 (Statut 57 Victoria, ch. 46), art. 2013 c. 2 : « Le fournisseur de matériaux doit informer par écrit le propriétaire de l’héritage des contrats qu’il a passés pour la livraison des matériaux, et lui en dénoncer le coût et l’héritage auquel ils sont destinés, avant la livraison de tels matériaux. »

180 Loi Augé, adoptée le 8 janvier 1894 (Statut 57 Victoria, ch. 46), art. 2013 c. 3 : « Le sous-entrepreneur doit également dénoncer au propriétaire de l’héritage, au bailleur de fonds, ou à l’un des deux, suivant le cas, ou à ses agents dans les huit jours de la signature d’iceux, les contrats qu’il a faits avec l’entrepreneur principal. »

34 d’acquisition et de conservation du privilège181. Cette nouvelle législation ne désignait plus les fournisseurs parmi les bénéficiaires du privilège. La jurisprudence les jugea tout de même bénéficiaires du privilège et le 2 juin 1904, les articles furent amendés pour les ajouter à la liste des bénéficiaires182. En 1916, les dispositions du Code civil ont été modifiées183. Par ces modifications, l’article 2013a confirma que le terme « constructeur » référait à l’entrepreneur et au sous-entrepreneur184. Ainsi, ce n’est que depuis l’adoption de la Loi Augé, en 1894, que les sous-entrepreneurs et fournisseurs de matériaux bénéficient de la protection légale.

Suivant les recommandations de l’ORCC, la notion de privilège en tant que droit réel devait être abolie. L’Avant-projet de loi sur les sûretés185, en 1986, n'a pas suivi ces recommandations et a reconduit la notion de privilège. Cependant, l’Avant-projet de loi sur les sûretés prévoyait une hypothèque légale sans rang privilégié186. N’édictant pas un rang prédéterminé, les participants à la construction auraient bénéficié d’une hypothèque légale prenant rang en fonction de la date d’inscription187. Cette suggestion fut toutefois écartée, en raison de son incompatibilité avec l’article qui prévoyait le même rang pour tous les intervenants à la construction et leur paiement en concurrence188. Le projet de loi 125, en 1990189, avait donc prévu expressément que la date d’inscription prise en compte serait celle du premier avis d’hypothèque légale publié190.

181 Statut 59, Victoria, ch. 42, 21 décembre 1895. 182 Statut 4 Edouard VII, ch. 43, 2 juin 1904. 183 Statut 7 Georges V, ch. 52., 22 décembre 1916.

184 David H. KAUFFMAN et Guy GILAIN, The Construction Hypothec, Montréal : Wilson & Lafleur, 2007, p. 145 ; C.c.B.C., art. 2013a : «[…] Le mot « constructeur » comprend également un entrepreneur et un sous-entrepreneur ».

185 Loi portant réforme au Code civil du Québec du droit des sûretés réelles et de la publicité des droits, Avant-projet de loi, 1re session, 33e législature, Québec.

186 Id., art.2888(2), 2890-2891 ; Denise PRATTE, « La réalisation des hypothèques légales de la construction », (1994) 97 R. du N. 52, 54.

187 Id., art. 3309.

188 D. PRATTE, « La réalisation des hypothèques légales de la construction », préc., note 186, p. 54-55. 189 Code civil du Québec, Projet de loi 125, 1re session, 34e législature.

190 En ce qui a trait à la limite relative à la valeur marchande : lors de ces amendements, elle fut abandonnée au profit d’une entière garantie du coût des travaux, matériaux ou services : D. PRATTE, « La réalisation des hypothèques légales de la construction », préc., note 186, p. 55.

Enfin, en 1991, le projet fut amendé pour réintégrer le rang privilégié comparable à celui dont il jouissait sous le Code civil du Bas-Canada191. Ainsi, selon la professeure Pratte, le législateur a choisi de reconduire le privilège de la construction de l’ancien régime dans le véhicule de l’hypothèque légale192. En effet, le Code civil du Québec accorde aux personnes qui ont participé à la construction ou à la rénovation d'un immeuble une hypothèque légale avec un rang privilégié, pour la plus-value apportée à l’immeuble.

L’hypothèque légale du Code civil du Québec répond à la même définition que celle donnée aux privilèges de la construction sous l'empire du Code civil du Bas Canada et elle continue de profiter aux sous-traitants. Son existence est toujours fondée sur la plus- value qu’apportent à l’immeuble les participants à la construction. L'hypothèque de la construction prend sa source à l’article 2724 du Code, qui la consacre en ces termes : « Les seules créances qui peuvent donner lieu à une hypothèque légale sont les suivantes [...] Les créances des personnes qui ont participé à la construction ou à la rénovation d'un immeuble [...]». Sous le régime du Code civil du Bas-Canada, l’article 2013 édictait : « L’ouvrier, le fournisseur de matériaux, le constructeur et l’architecte ont un privilège et un droit de préférence sur l’immeuble, mais seulement quant à la plus- value donnée à cet immeuble par leurs travaux ou matériaux, à l’encontre de tous les autres créanciers »193. Les privilèges, qui résultaient de la loi, conféraient donc à leurs bénéficiaires des droits de suite et de préférence. Le droit de préférence s’exerçaient sur la partie représentant l’augmentation de valeur que les travaux ont procurée à l’immeuble194. La sûreté réelle était acquise sans formalités195, sous réserve pour les fournisseurs et entrepreneurs qui ne traitaient pas avec le propriétaire de dénoncer leurs contrats196. Sa conservation provisoire était assujettie à des formalités197 et une action

191 Projet de loi 125, art. 2937 (aujourd’hui à l’article 2952 du C.c.Q.) ; D. PRATTE, « La réalisation des hypothèques légales de la construction », préc., note 186, p. 55.

192 Id., p. 56.

193 C.c.B.C., art. 2013.

194 G.-M. GIROUX, préc., note 164, p. 52-53 ; Le privilège porte sur l’amélioration. L’idée qui sous-tend ce principe est ainsi justifiée : « Il est raisonnable que le coût (de l’amélioration) en soit acquitté avant qu’elle n’entre sans lien dans le patrimoine du propriétaire et qu’elle ne soit soumise, libre de toutes charges, au droit de gage général ou spécial de ses créanciers. ».

195 C.c.B.C., art. 2013f ; G.-M. GIROUX, préc., note 164, p. 55.

196 Dénonciation du sous-entrepreneur : C.c.B.C., art. 2013f al. 3 ; dénonciation du fournisseur : C.cB.C., art. 2013e al. 3.

36 devait être entreprise dans le délai édicté198. Les dispositions du Code civil du Québec ne sont pas fondamentalement différentes de celles du Code civil du Bas-Canada.

Au-delà des raisons qui militent en faveur du maintien d’une sûreté légale avec rang privilégié, la deuxième partie de ce chapitre exposera certaines difficultés qui subsistent toujours quant à son application.