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Chapitre 2: La théorie des migrations rurales-urbaines.

2.3 La Nouvelle Economie des Migrations de main-d’œuvre.

2.3.1 Prise de décision familiale et aversion pour le risque.

Dans cette section nous rendons compte de deux caractéristiques majeures des réflexions de la NEM : la prise de décision de migration est familiale et les ruraux présentent une forte aversion pour le risque. Nous verrons que la mise en relation de ces deux postulats permet à la NEM de définir un cadre général d’analyse des migrations rurales-urbaines.

Chez Harris et Todaro, le raisonnement est basé sur une prise de décision de migration individuelle. Les théoriciens de la NEM vont remettre en cause ce postulat. Pour Stark et Bloom (1985), il semble irréaliste de considérer qu’un individu prend seul sa décision de migrer. Ils pensent que cette décision est prise par le migrant potentiel conjointement à un groupe de non migrants (le plus souvent la famille qui reste en zone rurale). Cette décision est la conséquence d’une entente préalable ayant pour objectif une mutualisation des coûts et gains liés à cette migration. D’après Stark et Bloom, cette mutualisation résulte d’un contrat passé entre la famille et le migrant ; ce dernier s’engageant à reverser par le biais de transferts, une partie de ses revenus urbains futurs. Les coûts liés à l’installation en ville sont en contrepartie assumés par la famille.

Les travaux de Stark et Levhari (1982), Stark (1982), Katz et Stark (1986) soutiennent l’idée d’une forte aversion pour le risque dans le comportement des migrants potentiels. Cette hypothèse vient contredire les travaux théoriques précédent tels que celui de Kuznets (1964) qui considérait au contraire que les individus aiment le risque. Cette idée avait notamment été reprise afin d’expliquer qu’en dépit de revenus urbains espérés faibles (revenus urbains multipliés par les probabilités d’embauche), on assistait malgré tout, dans les PED, à des flux migratoires ruraux urbains continus. La NEM rejette cette explication. Stark (1986), explique au contraire que ce fait stylisé était tout à fait compatible avec une aversion pour le risque. Si l’on considère qu’un individu prend sa décision de migration en tenant compte de la totalité de sa vie active future, partir pour la ville en dépit d’un revenu espéré relativement faible, n’est pas incompatible avec un comportement averse au risque. En effet, Stark affirme que pour des raisons liées notamment, à la construction du réseau personnel (relations professionnelles), à l’amélioration des techniques de recherche d’emploi en zone urbaine, la probabilité d’embauche du migrant augmente avec le temps. Ainsi, sur le long terme, la migration a de grandes chances de porter ses fruits même si dans les premières périodes de résidence urbaine, les revenus du migrant risquent d’être plus faible que ce qu’il aurait pu obtenir à la campagne. Par ailleurs, si l’on admet que les revenus des activités agricoles sont

très fluctuants (aléas climatiques, prix des matières premières soumis aux variations des marchés mondiaux,…), on peut alors supposer que les ruraux redoutant le risque, éprouvent une forte désutilité liée à cette variabilité de leur revenu. La migration en ville peut apparaître comme un remède à ce problème étant donné que sur le long terme, il est envisageable d’obtenir un revenu élevé et stable. Stark réaffirme donc que c’est bien l’aversion pour le risque qui peut permettre d’expliquer la persistance dans les PED, de forts taux de migrations rurales-urbaines en dépit de faibles différentiels intersectoriels de revenus.

En approfondissant cette notion d’aversion pour le risque et en déplaçant l’entité d’étude (individu vers la famille), les théoriciens de la NEM vont appréhender le phénomène migratoire sous un nouvel angle.

Stark (1978) propose l’analyse suivante. Considérons une famille d’agriculteurs possédant une petite exploitation. Sur le long terme cette famille, étant sensée s’agrandir, doit envisager d’accroître sa production afin de maintenir constante sa consommation par tête. Si l’on suppose l’impossibilité d’augmenter la surface agraire, c’est vers une intensification de la production que le ménage doit se tourner et donc une modification technologique doit être envisagée.

Plusieurs éléments inhérents, à l’activité agricole elle-même, au cadre institutionnel rural, aux caractéristiques du ménage doivent être pris en compte.

La modification de la technologie agricole peut s’avérer hasardeuse. Les résultats, sur le court terme notamment, sont aléatoires. Afin de se lancer dans une nouvelle méthode de production, le ménage rural peut désirer s’assurer contre un éventuel échec de son initiative. De plus, cette innovation technologique nécessite à l’évidence, un effort financier préalable que n’est pas forcément capable de fournir ce ménage.

Or d’après Stark, le cadre institutionnel rural ne facilite pas ce genre d’initiative. L’imperfection des marchés des capitaux et de l’assurance, rend très difficile pour les ménages ruraux l’emprunt pour investir et la souscription de protection contre d’éventuelles variations importantes de leur revenu.

Ces difficultés sont d’autant plus gênantes pour les ménages pauvres qui ne disposent pas de capitaux initiaux pour investir. De plus, force est d’admettre que ces ménages pauvres sont grandement averses au risque. En effet, un ménage miséreux peut d’autant moins se permettre une baisse de son revenu et donc ne peut envisager la moindre innovation technique sans souscription d’une assurance.

Pour Stark, les ménages ruraux averses au risque, devant envisager une évolution technologique aléatoire dans le court terme, et évoluant dans un cadre institutionnel peu

favorable, peuvent alors recourir à l’envoi en zone urbaine d’un membre du ménage. En effet, cette migration présente un double avantage, si l’on suppose que le revenu urbain est stable dans le temps, dès lors que l’on est embauché :

- le surplus non consommé par le migrant peut être transféré à la famille restée en zone rurale dans le but de lancer l’investissement productif,

- la stabilité temporelle du revenu urbain permet au ménage rural de pouvoir compter sur des transferts réguliers, et donc sur un revenu minimum en dépit du caractère aléatoire de l’activité agricole. Ce dernier élément peut être assimilé à un comportement de diversification des risques que Stark a modélisé de la façon suivante :

Stark considère la migration comme la résultante d’une décision familiale et d’une aversion des individus pour le risque. Pour remédier à l’instabilité de leurs revenus, Stark pense que les ménages ont intérêt à envoyer quelques uns des leurs tenter leur chance en ville, au lieu d’allouer toute leur main-d’œuvre au secteur rural.

Soit u(Y) la fonction d’utilité de la famille, avec Y étant le revenu et u’>0 et u’’<0. La famille doit choisir une proportion M de ses membres qui vont migrer. Si Nr

représente la force de travail totale du secteur rural, la migration totale sera M.Nr (en

supposant que toutes les familles enverront la même proportion de leurs membres vers la ville). Le coût de la migration est égal à C par période et par personne (coût qui englobe le déplacement, la hausse du coût de la vie…). Chaque migrant a une probabilité p d’être embauché dans le secteur moderne avec un salaire wu. Ceux qui n’ont pas la chance d’être

embauché se retrouvent au chômage ou dans le secteur informel et perçoivent un revenu minimum égal à wb. La famille conserve une proportion 1 – M de ses membres dans le secteur

agricole avec un salaire wr.

Soit wu* = wu – C, le revenu urbain net des coûts de migration pour un individu qui

réussit à intégrer le secteur moderne. De même, wb* = wb – C, est le revenu d’un migrant qui

n’a pas trouvé d’emploi dans le secteur moderne.

L’utilité espérée de la famille, qui est fonction du revenu, pour la période (en intégrant les revenus urbains et agricoles) est alors :

(1) E

[

u

( )

Y

]

=p.u

(

M.w*u +

(

1−M

)

wr

)

+

(

1−p

)

.u

(

M.w*b +

(

1−M

)

wr

)

.

Pour maximiser cette utilité nous prenons la condition du 1er ordre :

(2) p

(

w w

)

.u'

(

M.w

(

1 M

)

.w

)

(

1 p

)

.

(

w w

)

.u'

(

M.w*

(

1 M

)

wr

)

0 b r * b r * u r * u − + − + − − + − = .

Avant d’aller plus loin, nous devons spécifier la fonction d’utilité que nous allons utiliser. Nous prendrons par soucis de simplification une fonction log.

u (Y) = log Y, et donc,

( )

Y 1 Y ' u = .

En substituant dans (2) et en résolvant par M on obtient finalement :

(3)

(

)

(

)(

)

(

r *b

)(

*u r

)

* b r r * u r w w .w w w w . p 1 w w p . w 1 M − − − − − − = .

En supposant comme dans le modèle HT que * b

r w

w > et * r

u w

w > , la migration ne peut avoir lieu qu’à la condition suivante :

(4)

(

)

(

)(

*

)

b r r * u w 1 p.w w w .

p − ≥ − − qui peut être réécrite de la façon suivante :

(4bis)

(

)

r * u * b p.w C w w p 1− + − ≥ .

Nous retrouvons en définitive la condition d’équilibre du marché du travail donnée par le modèle HT.

A notre connaissance peu de travaux empiriques ont donné suite à ces considérations théoriques. On peut toutefois citer les travaux de Lambert (1994), De Brauw & Ale (1999) ou encore Paulson (2000). Mais ces études ont donné des résultats peu probants. Pour preuve nous détaillons le dernier travail empirique cité qui présente de plus, l’intérêt d’utiliser des données thaïlandaises.

L’objectif de Paulson (2000) est de vérifier que dans le cadre d’une prise de décision familiale de migration, les motivations liées au désir d’assurance contre les variations de revenu, sont primordiales.

L’auteur base son travail sur l’étude des mouvements migratoires vers Bangkok. Reprenant les arguments de Stark, Paulson pense que la migration en ville d’un membre du ménage est une bonne solution dans une optique de recherche d’assurance contre les variations de revenu. Pour confirmer ce raisonnement, trois principaux résultats doivent être vérifiés :

- un revenu espéré élevé en zone de destination doit pousser à migrer,

- une variance forte des chocs sur revenus en zone d’origine doit inciter à migrer (motivation d’assurance du fait de la forte variabilité des revenus initiaux),

- en cas de variance élevée des chocs sur les revenus dans la zone d’origine, la zone de destination doit présenter une variance faible de ces mêmes chocs. Autrement dit, la covariance des chocs sur revenus entre les deux zones doit être faible, en fait fortement négative. Donc une covariance positive influence négativement la probabilité de migrer : lorsque la variabilité des revenus est élevée on envoie un des membres du ménage vers

une région présentant une variabilité des revenus évoluant dans le sens opposé afin de s’assurer que le ménage pourra compter sur une source de revenu relativement stable.

L’auteur dispose de données microéconomiques diverses sur les ménages et notamment sur les mouvements migratoires de chacun des membres de ces ménages. Afin de tenter de vérifier ses hypothèses, Paulson va rechercher de manière classique les déterminants de la probabilité des individus à migrer à Bangkok. Parmi ces déterminants, elle inclut notamment le niveau de revenu en zone d’origine, le revenu espéré à Bangkok (estimé à partir de régressions sur les caractéristiques personnelles des migrants potentiels), la variabilité des chocs sur revenus en zone d’origine et la covariance des chocs entre les deux zones. Cette variabilité et les covariances sont calculées grâce aux chocs exogènes qui sont symbolisés, par les variations des PIB régionaux (provinces diverses et Bangkok) et par les variations dans les relevés des pluies (influençant fortement les niveaux des revenus des ménages thaïlandais à plus de 65% ruraux) pour chaque région, Bangkok comprise. Disposant pour ces données de plusieurs années, l’auteur déduit les variances régionales des chocs ainsi que les covariances entre chacune des régions et Bangkok. Ces variances et covariances sont ainsi intégrées parmi les variables explicatives de la probabilité de migrer.

Les estimations des logits effectuées par la suite offrent des résultats mitigés. Si la variable de revenu espéré à Bangkok influence positivement et significativement la probabilité de migrer, les résultats sont moins clairs pour les variables d’assurance. Quelle que soit la variable de chocs prise en compte les variances des chocs en zone d’origine influence les probabilités de migrer, des membres de l’échantillon, de façon positive mais non significative. Concernant les covariances, les résultats confirment les attentes uniquement lorsque la variable chocs est symbolisée par la variance des relevés des pluies.