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CHAPITRE 2 CADRE D’ANALYSE

2.3 Définition des concepts importants

2.3.1 Prise en compte de l’identité religieuse

La prise en compte de l’identité religieuse constitue un concept complexe compte tenu du fait qu’il est constitué de trois concepts distincts. Tout d’abord, l’identité, concept central en sciences humaines et sociales, a été maintes fois défini dans les dernières décennies. L’angle sous lequel il est abordé ici est celui de Mucchielli (2013). Ne tentant pas d’offrir une synthèse revisitant les fondements et différentes approches d’appréhension de l’identité, Mucchielli (2013) situe plutôt le concept dans le paradigme de la complexité du théoricien Edgard Morin (1921-2009). L’identité se voit ici considérée comme un phénomène collectif et individuel en constante construction et déconstruction. L’identité n’étant pas immuable, Sutlive (2004) et Mucchielli (2013) soulignent que sa construction est un processus constant de «négociations» entre l’héritage biologique de l’individu, les groupes auxquels il appartient et le monde dans lequel il évolue. Ainsi, en situant le concept d’identité dans le paradigme de la complexité, Mucchielli sous-entend pour sa part que celle-ci «ne peut être une somme de caractéristiques (fussent-elles "psychologiques" ou

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"culturelles"); l’identité ne peut venir seulement d’une mise en forme par certaines causes (ou influences); l’identité d’un acteur social ne peut être unique pour tous les acteurs du champ social concerné» (p. 9). Puisque l’identité n’est jamais complète et est unique à chacun – et est donc dynamique et fluide – un changement de groupe peut de ce fait contribuer à en modifier les modalités. La modification des modalités de l’identité apparaît ici constituer un élément important à considérer étant donné la population auprès de laquelle la présente recherche a été effectuée. Effectivement, il s’agit d’individus ayant vécu un processus migratoire; leur rapport à leur identité, étant souvent soumise à des remaniements profonds lors d’un tel processus (Abdessadek, 2012), en sera donc teinté. Sur ce plan, Abdessadek (2012, p. 307) précise que l’«acculturation entraine une transformation identitaire suite à l’actualisation des données [de l’univers symbolique]» ayant permis à la personne de donner sens à son expérience migratoire. Cet univers symbolique découle de la culture de l’individu vivant le processus migratoire, mais également de sa personnalité, de la culture d’accueil et de son vécu au sein de celle-ci.

Considérant cette remarque, et pour reprendre les mots d’Amin Maalouf (1998), il est nécessaire d’ajouter que toutes les appartenances de l’identité «n’ont […] pas la même importance, en tout cas pas au même moment. Mais aucune n’est totalement insignifiante. Ce sont les éléments constitutifs de la personnalité, on pourrait presque dire "les gènes de l’âme", à condition de préciser que la plupart ne sont pas innés» (p. 17). L’identité ne peut donc pas être la somme de toutes ses facettes, mais plutôt un brassage constant de celles-ci. À cela, Mucchielli (2013) ajoute que la définition de l’identité issue du paradigme de la complexité implique que celle-ci soit toujours plurielle de par le fait qu’elle nécessite la continuelle lecture des acteurs de leur propre identité – mais également de celle des autres acteurs en présence – selon les situations, les enjeux et les projets présents. Chaque identité est donc, à chaque instant, «une construction, une émergence de sens, résultant d’un ensemble

de négociations circulaires entre les identités de

chacun» (Mucchielli, 2013, p. 119). Ici, encore une fois, la lecture qu’ont les personnes immigrantes de confession musulmane de l’identité des intervenants – et, de façon générale, des individus appartenant à leur communauté d’accueil – au moment de la relation d’aide constitue un élément à prendre en compte dans l’analyse des résultats. En effet, selon

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les propos de Mucchielli (2013) l’identité des personnes aidées pourrait donc prendre une teinte particulière dans le contexte de la relation d’aide compte tenu de l’interprétation qu’elles ont de l’identité de l’intervenant avec lequel elles sont en relation et de ce qu’elles désirent transmettre comme information. Toujours dans le même ordre d’idées, et il sera possible de l’explorer plus en détails dans la section 3.5 Difficultés rencontrées et limites

méthodologiques, un biais de désirabilité face à la chercheure ou une représentation

spécifique de celle-ci en tant que «membre» ou «représentante» de la société d’accueil aura également pu, dans le cas de la présente recherche, influencer l’identité projetée par les participants à l’occasion des entretiens de recherche.

En second lieu, la religion se définit, selon Koenig, comme impliquant «des croyances, des pratiques et des rituels reliés au transcendant. On considère ici le transcendant comme Dieu; Allah; haShem ou une quelconque autre Force Supérieure pour les traditions occidentales; le Brahman ou ses manifestations; le Buddha; le Dao ou l’ultime vérité pour certaines traditions orientales [traduction libre]» (2012, p. 2). Il est nécessaire d’ajouter, avant de s’avancer plus loin sur le plan de la définition de ce qu’est la religion, tel que le précisent Couture (2009) et Hamdi-Chérif (2014), qu’il faut être prudent à l’adoption d’une définition trop occidentale du terme, une telle définition menant à une vision non représentative de la diversité des valeurs et des systèmes de croyances – mais aussi, dans le cas présent, des identités. Couture (2009) souligne d’ailleurs à cet effet que les religions sont des faits sociaux qui, au même titre que les langues ou les cultures, ont tendance à outrepasser les limites que l’on tente parfois de leur attribuer. Afin de tenir compte du fait que «[l]a religion tend naturellement à imprégner tous les niveaux de la culture dans laquelle elle apparaît» (Couture, 2009, p. 12) et d’utiliser une définition pour des fins uniquement opérationnelles, la définition à laquelle le terme religion référera lorsqu’utilisé est celle de Koenig (2012), présentée ci-haut. À la précédente définition, celui-ci ajoute qu’une religion implique fréquemment un aspect mystique ou surnaturel et des croyances spécifiques quant à la vie après la mort ou la façon de se comporter en société. Il précise finalement que la religion est un construit multidimensionnel constituant un système de croyances, de pratiques et de symboles ayant entre autres pour utilité de faciliter le rapprochement avec le transcendant; et de favoriser une meilleure compréhension de la relation et de la

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responsabilité de chacun face aux autres membres de la communauté (Koenig, 2012, p. 3). Bien que le religieux n’occupe pas uniquement une fonction de cohésion sociale, il est ici nécessaire de préciser qu’il s’agit là d’une dimension essentielle à celui-ci. De fait, réduire le religieux à l’expérience individuelle contribue à négliger le lien dont il munit une communauté (Hamdi-Chérif, 2014). Pour les besoins de l’exercice et considérant que les définitions du religieux et du spirituel, termes qui sont fréquemment reliés ou interchangés, sont aussi variées que les personnes qui les expérimentent (Hodge, 2016; Lemieux, 2008; Oxhandler et Parrish, 2018; Scott, Sheperis, Simmons, Rush-Wilson et Milo, 2016), il est possible que les deux termes soient utilisés à l’occasion de ce mémoire. Le souci de l’auteur étant principalement de respecter la vision, les sentiments et les expériences des personnes interrogées, l’analyse des données recueillies sera faite en fonction des propos utilisés par chacun des répondants. Cette décision abonde d’ailleurs dans le sens des précisions de Couture (2016) quant à la définition du religieux en mentionnant que «[l]’usage commun du mot "religion" et de termes abstraits comme hindouisme, bouddhisme, taoïsme, etc. pour désigner des regroupements définis et exclusifs de croyants est une pratique récente qui va à contrecourant avec la fluidité naturelle des échanges en matière religieuse» (p. 1).

Considérant le fait que l’identité est ici reconnue comme dynamique et en constant changement et qu’une définition englobante de la religion est utilisée, il apparaît adéquat de se baser sur la définition de l’identité religieuse de Danièle Hervieu-Léger (1998) afin de circonscrire ce qui est ici entendu par l’expression «identité religieuse». Ses idées abondant dans le même sens que celles de Mucchielli quant à la fluidité et à la renégociation constante de l’identité, Hervieu-Léger (2002) avance que les identités religieuses ne peuvent plus, aujourd’hui, être traitées comme des identités héritées, le devoir d’adhérer à une «lignée de croyance» étant de moins en moins valorisé – bien que toujours présent dans certains cas. En effet, elle souligne que les individus construisent leurs propres identités religieuses en se basant sur les multiples ressources symboliques qui sont à leur disposition ou auxquelles ils peuvent avoir accès à travers leurs différentes expériences.

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À cela, il convient finalement d’ajouter que Glock et Stark (1965) proposent un schéma analytique pour appréhender le religieux tel que la personne l’expérimente, aussi retenu ici, qui propose les cinq dimensions principales de l’appartenance religieuse (ou de la religiosité) soit la croyance, la connaissance, l’expérience, la pratique – ou la dimension rituelle – et ses influences sur la vie de l’individu. Pour Glock et Stark, la dimension de la croyance, ou dimension idéologique, comprend les composantes doctrinales de la religion. Il s’agit en fait de l’acceptation de certaines croyances spécifiques telles que, par exemple, Dieu, la vie après la mort, le sens de la vie ou le surnaturel. Ces croyances constituent donc un système interprétatif offrant une réponse aux questionnements ultimes de la personne. La dimension intellectuelle de la religiosité (connaissance) sous-entend la connaissance, chez la personne croyante, de certains principes de bases dont est issue sa foi, de l’histoire de sa religion et/ou de ses principaux écrits (p. ex. moralité, sacrements). La dimension expérientielle, pour sa part, se concentre sur l’expérience personnelle de la foi; cette dimension met l’accent sur les sentiments religieux et les moyens personnels qui sont mis en place pour établir un lien avec le sacré et qui impliquent un investissement. Bien que cette dimension soit fréquemment associée à des formes plus extrêmes de l’expression religieuse (p. ex. glossolalie, visite de l’Esprit Saint), des sentiments plus subtils et intimes font pourtant partie de celle-ci, comme le sentiment intime de l’existence ou la présence d’une force surnaturelle et l’expérience d’une relation avec le sacré. Ces sentiments plus intimes peuvent être reconnus à travers des éléments tels que la foi ou la confiance. D’un autre côté, la dimension rituelle concerne plutôt l’expérience de culte au sein de la communauté croyante, elle peut également inclure des pratiques individuelles qui sont partagées avec d’autres croyants (p. ex. la prière, le jeûne, le pèlerinage). Également appelée «pratique externe», elle peut inclure des éléments tels que l’assistance aux services religieux ou encore la participation aux activités organisées par la communauté religieuse d’appartenance et l’investissement au sein de ces activités. Finalement, la dernière dimension englobe les effets des quatre autres sur la vie séculière de l’individu. Ainsi, bien que le religieux puisse avoir des impacts sur des éléments tels que le bien-être général des personnes – par exemple la recherche de Dezutter, Soenens et Hutsebaut (2006) qui avance que l’appartenance religieuse constitue un prédicteur significatif de la satisfaction générale de la vie –, ses impacts se traduiraient également à travers la moralité de la personne avec,

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par exemple, les valeurs prônées par l’individu. Il est important de noter ici que les dimensions de la croyance et de la connaissance, bien que non dépendantes l’une de l’autre, peuvent se retrouver fréquemment intrinsèquement liées, l’acceptation d’une croyance pouvant dépendre ou être renforcée par une connaissance plus approfondie de cette croyance.

Bien que le modèle de Glock et Stark date de 1965, il est encore utilisé aujourd’hui dans des recherches portant sur l’étude des dimensions de la religiosité (p. ex. Abou-Youssef, Kortam, Abou-Aish et El-Bassiouny, 2011; Pearce, Hayward et Pearlman, 2017; Rehman et Shabbir, 2010; Reitsma, Scheepers et Grotenhuis, 2006) et il souligne la nécessité d’utiliser une approche multidimensionnelle pour appréhender l’expérience religieuse des personnes. Approche critiquée parce qu’inspirée du christianisme dans sa construction, elle pourrait difficilement être appliquée dans tous les contextes de diversité religieuse. Elle apparait ici bien s’appliquer pour l’interprétation du vécu en islam, cette religion étant abrahamique et partageant donc avec le christianisme des bases communes et, du même fait, certains symboles ou appréhensions de la réalité. Loin ici l’idée de créer des amalgames entre ces religions regroupant, dans certains cas, des courants ou des traditions difficilement conciliables, et ce, d’autant plus que certains de ces courants ont évolué dans des contextes culturels également très différents. L’idée est plutôt que ce schéma a été construit pour s’adapter à une religion de type monothéiste. Il serait ainsi possiblement beaucoup plus difficile de l’appliquer à une religion telle que l’hindouisme ou dans un contexte animiste par exemple. Ce schéma analytique s’avère donc ici tout à fait pertinent pour appréhender l’identité religieuse des personnes participant à ce projet, d’autant plus qu’il considère qu’il est possible que la religiosité d’un individu s’exprime à travers l’une ou l’autre des dimensions sans nécessairement adhérer ou correspondre à chacune d’entre elles.

Finalement, le concept de prise en compte répond au principe de considération de l’être humain dans son ensemble, valeur majeure en travail social. Compte tenu des précédentes définitions et considérations, il est possible d’avancer que ce qui est entendu, dans le cadre de ce travail d’exploration, par la prise en compte de l’identité religieuse, est la considération des différentes facettes d’une identité multiple dont les dimensions peuvent

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varier grandement d’un individu à l’autre et dans le temps. Ainsi, il est ici nécessaire de ne pas perdre de vue que ce que signifie être «religieux» ou, dans le cas présent, être musulman, n’a pas la même signification d’une personne à l’autre et chacune des dimensions de sa religiosité, bien que liées entre elles, n’est pas nécessairement tributaire des autres.

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