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Chapitre 2: Nature des unités du lexique et nature de la syntaxe

B. Formation du lexique mental et débats associés

1. Principes généraux d’apprentissage des mots: modèles et facteurs

La manière dont les mots sont intégrés au lexique adulte est expliquée de différentes manières mais qui se basent essentiellement sur les éléments inconnus dans le discours entendu. Le modèle computationnel PARSER (Perruchet & Vinter, 1998) inclut par exemple un module permettant de créer une représentation pour chaque nouveau percept. Un poids est alors attribué à cette représentation qui vient s’inscrire dans le réseau constitué par le lexique. L’apprentissage explicite de nouveaux mots s’opère aussi très bien chez l’adulte.

Cependant, la question demeure beaucoup plus compliquée chez l’enfant et notamment le jeune enfant. La plupart de ces modèles considèrent le repérage de séquences inconnues parmi des unités de parole connues. Les jeunes enfants apprennent très vite mais ils n’ont pas les connaissances langagières d’un adulte leur permettant d’avoir une base pour identifier les nouveaux mots de leur langue et pour les inscrire dans leur lexique. Chez le jeune enfant, les mécanismes d’identification des nouvelles unités langagières tendraient donc à être relativement différents de chez l’adulte. En effet, ils impliqueraient davantage les indices de segmentation (vus dans le Chapitrre 1) et reposeraient davantage sur certains indices de contexte.

Parmi ces indices, le premier à prendre en considération est la prosodie. La manière toute particulière qu’ont les adultes de s’adresser aux bébés et aux jeunes enfants, souvent appelée babytalk ou langage adressé à l’enfant (« Child Directed Speech », CDS), a été rapportée comme facilitant l’acquisition du langage car elle est adaptée aux capacités perceptive des enfants (Dominey & Dodane, 2004). Cette manière de parler comporte certaines caractéristiques qui lui sont spécifiques: « une hauteur plus élevée, […], un tempo plus lent, des rythmes plus réguliers, des expressions plus courtes, […] des répétitions plus nombreuses » (Blanc, 2005), etc. Les nouveaux nés sont bien plus sensibles aux mots qui sont prononcés avec une forte accentuation (en babytalk) qu’aux mots prononcés normalement (Eimas, 1975). Sur la base de ces informations prosodiques accentuées, les jeunes enfants repèrent donc certaines frontières d’unités, « les séquences précoce[ment mémorisées dans le

41 lexique] prennent la forme des unités qui sont délimitées par l’intonation » MacWhinney (1978). L’adulte s’adressant à un jeune enfant a aussi tendance à davantage répéter les mots en les accentuant pour les rendre d’autant plus saillants. C’est en grande partie sur cette saillance que se base la formation des nouvelles représentations lexicales d’après Peters (1985). Selon un principe relativement similaire à celui du modèle PARSER, l’auteure a abordé la question du passage du flux de parole au lexique en mettant en avant des Principes Opératoires (OP) (initialement proposés par Slobin, 1973) qui pourraient diriger la formation du lexique. Ces principes résident dans des processus successifs: le premier est d’extraire tout chunk saillant du flux de parole, de comparer ce qui est extrait du flux de parole à ce qui est connu et de mémoriser le chunk s’il n’avait pas déjà été mémorisé (ou de prendre en compte sa similarité avec l’élément déjà stocké s’il existe). Les chunks ainsi mémorisés ne correspondraient pas forcément à des mots, ils pourraient au contraire être plus longs que des mots (Peters, 1983).

Le contexte visuo-spatial est très lié à ces mécanismes d’identification des nouvelles unités langagières. Par exemple selon le principe d’exclusivité mutuelle (Markman, 1990; Markman & Wachtel, 1988 cités par Bernal, 2007), lorsqu’un objet n’a pas de nom et qu’un nouveau mot est prononcé, ce mot a tendance à être attribué à l’objet sans nom plutôt qu’à un objet ayant déjà un nom. Lorsqu’un ensemble d’objets ayant une caractéristique commune (comme la texture ou la couleur par exemple) sont dénommés de la même manière devant un enfant, cette caractéristique permet à l’enfant d’inclure de nouveaux objets du même type sous ce même label (Akhtar & Montague, 1999). L’élément constant aux différentes rencontres avec un nom est ainsi associé à ce nom par les jeunes enfants (entre 2 et 4 ans dans cette étude). De plus, la non-variabilité du contexte situationnel est prédictive des premières productions (Roy, Frank, DeCamp, Miller, & Roy, 2015). Par exemple, le mot bain est toujours rencontré dans le même contexte situationnel (que les auteurs qualifient alors de « très distinctif »), ce qui permet d’en identifier le sens rapidement. Le mot « bain » sera donc produit relativement tôt.

Le contexte social a lui aussi une place prépondérante dans l’apprentissage des mots. Dès l’âge de 2 ans, les enfants utilisent leurs connaissances sociales pour apprendre de nouveaux mots. C’est ce qu’ont montré Akhtar, Carpenter et Tomasello (1996): après avoir interagi avec différents jouets (sans nom), lorsqu’un nouveau jouet est introduit parmi les autres, si les parents de l’enfant et le compère disent « oh un modi, je vois un modi ! » (sans le pointer ni le regarder particulièrement), l’enfant associe très bien ce nom au nouvel objet, bien que les autres jouets n’aient pas non plus de nom. De même lorsque le jouet n’est nouveau

42 que pour l’adulte et non pour l’enfant, ce dernier associe le nom prononcé par l’adulte à l’objet qui n’est pas nouveau pour lui mais qui l’est pour l’adulte. Comme le précisent les auteurs, sans parler directement de théorie de l’esprit, les enfants de 24 mois se servent de leurs compétences sociales pour associer un nom à un objet (voir aussi Tomasello & Akhtar, 1995). Ces capacités d’associations nom-objet ne nécessiteraient pas la présence de l’objet au moment où le nom est prononcé par l’adulte (Akhtar & Tomasello, 1996).

La phonotactique, qui aide à la segmentation de la parole, influence aussi l’apprentissage de nouveaux mots. Par exemple, chez les enfants préscolaires (3 à 6 ans), lorsque des pseudo-noms sont composés d’une suite de phonèmes fréquente de la forme CVC, ils sont mieux appris (en tâche de choix forcé entre les images, entre les pseudo-noms et en tâche de naming) que des pseudo-noms dont la séquence de phonèmes CVC est rare (Storkel, 2001). C’est aussi le cas lorsque les pseudo-mots présentés aux enfants sont des verbes plutôt que des noms (Storkel, 2003). Les mots peuvent aussi être appris par le biais de la lecture et ce notamment grâce au contexte permettant d’en comprendre le sens, du moins à partir d’un certain âge (13-14 ans) et d’un certain niveau de lecture (moyen à au-delà) (Nagy, Herman, & Anderson, 1985). A l’âge de 8 ans, lors d’une lecture comprenant des mots nouveaux, les explications apportées par un adulte facilitent l’apprentissage de ces mots par les enfants (Elley, 1989).

Plus généralement, le Semantic Bootstrapping (Pinker, 1984 cité par Bernal, 2007) suggère que le contexte (particulièrement au sens situationnel et donc non-linguistique) de rencontre avec un nom permet de déduire des informations sur son signifié (le concept qu’il représente) qui seront ensuite mises en lien avec celles sur les nouveaux mots rencontrés. Le Syntactic Bootstrapping suppose qu’il y a un lien entre la structure syntaxique dans laquelle se situent les verbes et leur sens (Naigles, 1990, Bernal, 2007). Les enfants pourraient donc s’appuyer sur des bases variées pour déduire le sens d’un nouveau verbe ou d’un nouveau nom (biais d’attribution de noms ou de labels à des objets nouveaux, processus déductifs de la sémantique, relève d’informations variées, etc.). Au départ, les connaissances rudimentaires des jeunes enfants en termes de vocabulaire et de syntaxe notamment, sont limitées à certains principes et certaines connaissances qui évoluent au cours de l’acquisition du langage. Ainsi, plus l’enfant grandit et plus ses connaissances sur sa langue pourront lui être utiles pour repérer de nouvelles séquences ou de nouveaux mots dans le flux de parole et ainsi leur attribuer à la fois une image et/ou une signification. En effet, plus un enfant a de vocabulaire, plus il lui est aisé d’apprendre de nouveaux mots (Penno, Wilkinson & Moore, 2002; Robbins & Ehri, 1994; Senechal, Thomas & Monker, 1995 cités par Justice, Meier & Walpole, 2005).

43 L’augmentation du volume du vocabulaire passe par le processus de lexicalisation que l’on peut considérer comme l’inclusion d’un mot au lexique mental d’où résultera son implication dans la perception à venir. C’est un processus particulier qui s’effectue au travers de plusieurs étapes, parmi elles, la mémorisation du mot et sa consolidation. C’est durant le sommeil que la nouvelle représentation lexicale va s’inscrire dans le processus de perception de la parole au même titre que les représentations plus anciennes. Chez l’adulte, lorsqu’un nouveau mot est rencontré, il est mémorisé, mais c’est seulement après plusieurs heures de sommeil que ce mot entre en compétition lexicale avec les autres mots du lexique alors que ce n’est pas le cas après ce même temps sans sommeil (Dumay & Gaskell, 2007; Gaskell & Dumay, 2003). Bien que le sommeil soit parfois considéré uniquement comme facilitateur et non comme indispensable à la lexicalisation des nouvelles séquences rencontrées (Szmalec, Page & Duyck, 2012), il apparait tout de même important pour cette lexicalisation chez l’adulte comme chez l’enfant (e.g. Henderson, Weighall, Brown & Gaskell, 2012).

Le système langagier est difficilement dissociable du système de mémoire puisque son fonctionnement repose tout particulièrement sur le lexique mental qui est constitué de traces mnésiques (dont la nature est controversée). Cependant, pour qu’un individu soit un auditeur et un locuteur expert de sa langue, les mots qui sont mémorisés dans son lexique mental ne suffisent pas. Ces derniers doivent aussi être agencés entre eux selon les règles spécifiques à chaque langue et qui sont incarnées par la syntaxe. Comment se forme-t-elle?