• Aucun résultat trouvé

La didactique des langues a connu au cours de son histoire de nombreuses évolutions. Defays met en exergue trois changements qu’il considère comme radicaux :

 le passage du focus sur l’enseignement au focus sur l’apprentissage ;

 la reconstruction du lien didactique entre langue et communication après des siècles d’étude de la langue comme objet (« non seulement la langue est au service de la communication mais on ne peut l’acquérir qu’au moyen de cette communication ») ;  l’interculturel en tant que compétence spécifique et condition d’apprentissage des

langues et de leur usage dans le monde. (2018 : 11, 12)

Étant moi-même imprégnée de cette démarche interculturelle (mon précédent mémoire de master portait sur la formation des enseignants à l’éducation interculturelle), mon premier réflexe didactique par rapport à la problématique de la place de l’écrit dans Intégracode fut de me méfier de mes projections (j’ai besoin d’écrire pour apprendre, donc ils ont besoin d’écrire). Le mémoire de Boivin (L’influence des cultures éducatives sur l’apprentissage du FLE par des adultes migrants, 2015) m’a invitée a une réflexion récursive : prendre conscience de ma culture d’apprentissage pour considérer avec précaution ma culture d’enseignement. L’observation d’enseignants de FLE auprès d’adultes migrants l’avait amenée à souligner qu’ils enseignaient « à la française » notamment parce qu’ils utilisaient des supports écrits pour travailler l’oral (2015 : 37). Adami, qui rappelle que l’interculturel concerne toutes les relations sociales dont la relation didactique, décrit qu’il s’agit d’une conscientisation de l’altérité, plus que d’une méthodologie didactique, qui consiste à mettre à jour les « structures structurantes » y compris celles du formateur, par exemple les règles sociales sur la ponctualité, les relations entre les sexes, l’omniprésence de l’écrit… (2009 : 117). Dans une démarche interculturelle, je voulais donc éviter de proposer de réintégrer la production écrite à Intégracode pour des raisons qui m’étaient propres et non en fonction de l’intérêt des apprenants.

Cette prégnance de l’approche culturelle des questions didactiques, fruit de l’histoire de notre discipline et de la considération du public migrant adulte en France, est perceptible dans les réponses à notre questionnaire : 7 formateurs sur 10 pensent que la place de l’écrit dans l’apprentissage du Code en auto-école dépend « de la culture des apprenants et de l’enseignant », 2 « de la culture des apprenants », 1 « de la culture de l’enseignant », mais aucun pense que cela ne dépend pas de la culture.

Le modèle interculturel s’est construit en contestation au modèle multiculturel. Il propose une démarche qui vise à éviter les deux écueils que sont le culturalisme et l’universalisme, et s’intéresse à la construction permanente des identités et cultures dans les interactions sociales entre groupe et entre individus. Cela implique 3 conditions  : faire honneur à la complexité, choisir le parti pris de la négociation, considérer identité et culture comme des dynamiques (Verbunt 2001). Cette dernière est essentielle pour comprendre pourquoi nous n’avons pas élaboré d’hypothèse liée à la culture pour répondre à notre problématique.

Les langues et le rapport à la langue sont tellement constitutifs de l’identité d’une personne qu’une formation en langue implique nécessairement une transformation culturelle, parce qu’elle met en jeu des questions d’appartenance. « L’objet langue entraîne le sujet, se transforme en sujet et transforme le sujet » (Defays, 2018 : 28). Parmi les six fonctions de la langue présentées par Defays, c’est ici la fonction symbolique ou imaginaire de la langue qui intervient : « en apprenant, en pratiquant une langue, l’individu devient inévitablement quelqu’un d’autre » (2018 : 31). Il ne s’agit donc pas d’essayer de « respecter » la culture de l’apprenant en l’essentialisant. La formation doit permettre l’acculturation linguistique des migrants en respectant la dynamique identitaire de chacun plutôt que de l’éviter : « la culture des migrants, si elle existe, ne se perpétue pas en restant inchangée » (Adami, 2009 : 54). De plus, en ce qui concerne l’aspect culturel de la situation didactique, une proposition plus récente que l’approche interculturelle « pour vivre ensemble » a émergé : celle la construction co-culturelle « pour agir ensemble », notamment en classe de FLE (Cortier 2005 et Puren 2007). Cela rejoint le concept d’interdidacticité, selon lequel la démarche didactique ne doit pas être construite pour les apprenants mais avec eux, dans la rencontre que représente la situation d’enseignement-apprentissage (Puren, 2005). En ce qui concerne notre problématique, il ne s’agit donc pas d’argumenter la place de l’écrit dans Intégracode en fonction de la culture des uns ou des autres, enseignants ou apprenants.

D’ailleurs, plusieurs auteurs convergent pour réfuter l’idée répandue que le rapport à l’apprentissage dépend de la culture d’origine des apprenants. D’une manière générale Adami affirme que le niveau de scolarisation est déterminant dans le rapport à l’apprentissage guidé, la façon d’acquérir la langue cible en milieu naturel et pour comprendre le parcours d’intégration (Adami 2008a dans Adami 2009). Les conclusions de Boivin (2015) abondent en ce sens en affirmant que les cultures d’apprentissage sont moins importantes que le niveau de scolarisation dans les stratégies d’apprentissage des apprenants. Et plus précisément en ce qui concerne la compétence de production écrite, Mortamet met en évidence « un lien très clair entre le niveau à l’écrit en français et le niveau d’étude des personnes : plus que le temps de présence en France, c’est le niveau d’étude atteint (en France ou dans le pays de scolarisation) qui détermine le plus les difficultés à l’écrit. » (dans Leconte 2016 : 302).

Nous avons pu vérifier cela dans nos données en observant les productions d’apprenants pour trois activités qui utilisaient l’écrit comme support. La première a servi à travailler les questions

ouvertes en cours et contenait 4 exercices : le 2ème proposait 8 questions à réécrire sous une autre forme, et le dernier proposait 7 réponses pour lesquelles il fallait inventer et rédiger une question ; donc 15 questions à écrire au total (annexe 9). La seconde devait servir de guide à l’observation d’un cours de conduite15 et aider à en rendre compte en cours par la suite : elle

comportait une partie de prise de note de vocabulaire reconnu pendant l’observation, et 4 parties avec quelques lignes en rédaction libre chacune pour préparer le compte-rendu oral (annexe 10). La troisième est l’évaluation finale en compréhension orale et écrite qui comportait 13 questions pour lesquelles la réponse devait être écrite (annexe 8). Nous avons simplement comparé le nombre de questions pour lesquelles ils avaient répondu par une trace écrite ou non (ce qui est évidemment à dissocier du fait qu’ils aient ou non réfléchi à la question d’une part, et de la qualité de leur réponse, qu’elle soit orale ou écrite d’autre part). Le tableau ci-dessous en rend compte et nous en présentons en annexes les deux exemples significatifs de B. et M.. Nous avons ensuite croisé ces données avec la variable de la scolarisation (niveau atteint et langue de scolarisation au plus haut niveau atteint puisqu’il s’agit de l’aisance à l’écrit mais en français) et avec celle du pays d’origine, indicateur certes réducteur en termes de culture mais malgré tout intéressant à explorer. Appre nant Évaluation finale nombre de réponses écrites /13 Activité questions nombre de réponses écrites /15 Activité observation cours de conduite nombre de traces écrites / 5 Total du nombre de réponses écrites /33 Scolarisation (niveau et langue) Pays d’origine

B. 4 1 0 5 Lycée - arabe Soudan

AL. 10 7 4 21 Univ - arabe Soudan

C. 12 12 NC. extrapolé

à 4 à partir des 2 autres activités

28 École - français Sénégal

M. 12 10 5 27 Univ - anglais Érythrée

Y. 7 9 2 18 ? Soudan R. 13 9 5 27 Diplômée univ - anglais Thaïlande J. CO NC. 4/6 en CE extrapolé à 8/13

4 1 13 Lycée - arabe Soudan

Quand on les classe dans l’ordre de celui qui a le plus répondu aux questions nécessitant une réponse écrite à celui qui a le moins répondu, un ordre logique apparaît du point de vue du critère de scolarisation. Celle qui a été scolarisée en français est celle qui a le plus répondu, bien

15 Les apprenants Intégracode sont montés à l’arrière d’un véhicule auto-école pendant l’heure de conduite d’un élève de l’auto-école pour découvrir et essayer de comprendre en situation les échanges entre moniteur et élève.

qu’elle n’ait été scolarisée qu’à l’école. Viennent ensuite ceux qui ont été scolarisés jusqu’à l’université, mais avec un meilleur score pour ceux dont la langue de scolarisation était l’anglais, plus proche du français que l’arabe, et arrivent à la fin ceux qui n’ont été scolarisés que jusqu’au lycée et en arabe. A l’inverse, même si peu de regroupement sont possibles du point de vue du pays d’origine, si on prend tous les soudanais, ils ont beau être tous regroupés « dans le bas de l’échelle », les écart sont tels entre eux que la catégorie n’apparaît pas comme significativement corrélée à leur nombre de réponses écrites.

Les entretiens confirment que cette difficulté dans le rapport à l’écrit en français s’atténue en fonction du niveau de scolarisation, et au sein d’un même niveau de scolarisation en fonction de la proximité de la langue de scolarisation avec le français. Différencier la place de l’écrit dans Intégracode en fonction des cultures d’origine n’est donc non seulement pas possible étant donné l’hétérogénéité qui caractérise de ce point de vue les groupes d’apprenants, mais cela ne serait pas non plus pertinent car les rapports à l’écrit et les stratégies d’apprentissage sont plus liées à la scolarisation qu’à la culture d’apprentissage. De plus, pour ce qui est de la culture des apprenants, il s’agit d’accompagner son évolution vers l’avenir plutôt que de cristalliser ce qu’elle fut dans le passé.

Pour poursuivre notre réflexion, nous suivrons donc l’orientation préconisée par Adami (2009 : 56) : « dans le champ de l’intervention didactique, la prise en compte de la culture des apprenants devrait s’orienter vers l’analyse de ces habitus particuliers qui concernent les rapports spécifiques des uns et des autres à la langue, à l’écrit, à l’apprentissage ou au savoir ».

Pour cela, en croisant les entretiens, l’observation ci-dessus des 3 activités de productions écrites, et notre expérience de formation avec ces apprenants, nous les avons regroupés en 3 catégories pour les besoins de ce travail, que nous illustrons avec des extraits d’entretien.

 Les apprenants pour qui l’écrit en français demande peu d’efforts (de 27 à 28 réponses écrites sur 33) : C., R., M.

C. (E4, 15’35) au sujet des langues qu’elle écrit : « tout le temps j’écris en français même si ma langue c’est soninké mais j’utilise tout le temps en français »

(E4, 17’13) au sujet de ses notes : « moi j’écris souvent des mots et parfois je fais des phrases aussi » R. (E9, 35’36) BFM : « ça ne te posait pas de problème de devoir écrire pour apprendre ? »

R : « oui pas de problème »

(E9, 36’10) BFM : « dans l’évaluation […], y’avait des questions où fallait cocher et y’avait des questions où fallait écrire [...] est-ce que c’était difficile de trouver les mots pour écrire ? »

R : « euh pour moi c’est pas difficile »

 Les apprenants pour qui l’écrit en français demande un effort mais est suivi d’un résultat en termes d’intelligibilité (de 18 à 21 réponses écrites sur 33)  : AL., AR., Y, K.

Y (E7 : 1’02) BFM « Parler c’est plus difficile qu’écrire ? »

Y « Hum écrire c’est un peu difficile parler c’est beaucoup difficile compris c’est bien »

BFM « Pourtant tu as écrit quand même pendant la formation. Toi tu préférais écrire que parler ? » Y « Écrire c’est un peu mieux »

AR (E2 : 23’03) AR « le livre de Code, oui ça entre, en fait le problème c’est pour apprendre le français plus pour écrire »

BFM « c’est encore trop difficile »

AR « c’est trop difficile , mieux pour le lire et pour le // et pour le parler aussi »

 Les apprenants qui sont en difficulté avec l’écrit en français (ou même en alphabet latin) : gros effort pour faible résultat (5 à 13 réponses sur 33) : J. et B.

B. (E1, 16’45) au sujet de sa formation précédente : « mais après quand je finis le le xxx cours de OFII c’est mieux, je compris un ptit peu bien , … hum lire aussi c’est bien, c’est juste pour l’écrire, c’est c’est difficile… pour moi écrire c’est plus difficile. »

J. (E11, 8’22) au sujet de l’anglais comme langue étrangère étudiée à l’école, donc première langue à écrire en alphabet latin : « non je parlais jusqu’à, écrire c’est trop difficile, parce que j’ai pas beaucoup de temps pour apprendre l’anglais, mais l’arabe je écrire je lire et anglais aussi je lire mais j’écris pas » Nous tenons à préciser que nous avons vérifié la spécificité de ces catégories quant à la production écrite en français : elles ne sont pas superposables avec le niveau général en français, bien qu’évidemment il y ait des recoupements, principalement pour les niveaux les plus forts. Nous avons pour cela croisé avec 3 autres données (qui ont chacune leur biais mais apportent une information) : le niveau certifié à l’entrée dans Intégracode, les résultats à l’évaluation initiale, et à l’évaluation finale. Nous voyons dans le tableau suivant que les catégories ne sont pas superposables. Si R. et M. se retrouvent (pour toutes les données disponibles) dans les « niveaux les plus forts », tous les autres apprenants varient entre deux niveaux.

nc Niveaux les plus forts Niveaux intermédiaires Niveaux les plus faibles PE en frçs - Peu d’effort R, M,C Effort ac résultat AL,K, AR, Y Effort ss résultat J, B

Niv. certifié J Y A2 R, M A1 B, AL, K,C A1.1 AR

Éval. initiale M B Sup à 50 % R Entre 30 et 50 % CAR Inf à 30 % J Y ALK

Eval. finale AR Sup à 65 % R, M Entre 45 et 65 % C J ALK Inf à 45 % B Y ---

Après avoir caractérisé le rapport à l’écrit en français de nos apprenants, et exclu la dimension culturelle comme facteur explicatif à prendre en compte d’un point de vue didactique, nous allons maintenant explorer les pratiques de l’écrit dans Intégracode, leurs bénéfices, ou les difficultés qu’elles entraînent, pour chercher à répondre à notre première hypothèse, à savoir :

Bien que la production écrite ne soit pas nécessaire au passage de l’examen du Code de la route, elle renforce l’apprentissage des autres compétences langagières.

B) La production écrite est déjà présente dans