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Le premier fragment d’Ératosthène (Strabon I, 1, 1 = Roller 1 = Berger IA1)

Une analyse détaillée du premier fragment d’Ératosthène, qui se trouve au début de la Géographie de Strabon, permet l’introduction de trois thèmes clés que je poursuis au cours des cinq prochains chapitres de la thèse. Tout d’abord, l’analyse de ce premier fragment soulève des questions importantes sur la difficulté à appréhender le traité géographique d’Ératosthène à travers les citations de Strabon. Ce premier fragment témoigne de la prudence qu’il convient d’adopter envers Strabon de manière à avoir une impression fidèle du texte de son prédécesseur. Néanmoins, en examinant ce fragment en parallèle à d’autres passages où Strabon cite des idées similaires d’Ératosthène, mais aussi en prenant en considération le contexte de ces fragments et en comparant cette citation avec d’autres passages qui montrent une intertextualité avec le texte d’Ératosthène, on peut tirer quelques conclusions définitives concernant les stratégies littéraires avec lesquelles

Ératosthène ouvre son traité géographique107. L’analyse cherche à déterminer dans quelle mesure Strabon reste fidèle à sa source. Cette étape est essentielle, car elle apporte des conséquences sur la façon avec laquelle on peut procéder à une analyse des autres fragments. Elle permet de se concentrer sur la manière selon laquelle Strabon utilise l’autorité d’Ératosthène comme géographe afin de se positionner dans la lignée du géographe de Cyrène. On cherche ainsi à identifier comment Strabon s’inscrit dans la continuité d’Ératosthène en adoptant le discours géographique de ce dernier. Pour l’essentiel, cette deuxième thématique comprend deux éléments : la position privilégiée que Strabon accorde à Ératosthène et l’acte de mimésis par lequel Strabon emprunte des techniques littéraires à Ératosthène comme une stratégie discursive communiquant au lecteur le « genre littéraire » dont son œuvre fait partie108. La technique, une simple liste chronologique de successeurs, influencée par la tradition historiographique fut l’invention d’Ératosthène. On suggère les raisons pour lesquelles il a choisi de commencer son texte géographique de cette manière et ce que le lecteur hellénistique a pu comprendre de ces choix littéraires. Pour chaque fragment d’Ératosthène identifié dans l’œuvre de Strabon, on

107 On poursuivra l’analyse avec prudence suivant les conseils de P. A. Brunt dans son article « On Historical Fragments and Epitomes », CQ 30 (1980), p. 477-494. En particulier, les deux avertissements que l’estimation de l’œuvre entière « should be based on the surviving ‘reliquiae’… subject to the proviso that no valid assessment is possible, unless we know that these represent a fair sample of the lost works ». De plus, « the reliability of ancient citations and summaries should in any case be tested by reference to the authors’ practice in handling texts that still survive ». Toutefois, Strabon se présente comme un cas intéressant puisque son texte contient une abondance de fragments d’auteurs dont les œuvres ne sont pas conservées. Les commentaires de G. E. R. Lloyd, « Quotation in Greco-Roman Context », Extrême-Orient, Extrême-Occident 17 (1995), p. 141-153 sont pertinents pour la raison que Strabon cite Ératosthène souvent par l’annonciation de φησί qui n’indique pas nécessairement une citation directe.

108 En adoptant cette perspective concernant le « genre littéraire » d’Ératosthène et de Strabon, on s’éloigne de l’élaboration de la multiplicité de « genres » géographiques en tant que catégories. Cf. F. Prontera, « La geografia come genere letterario », in F. Prontera (éd.), Strabone : contributi allo

studio della personalità e dell’opere, Pérouse, Università degli studi, 1984, p. 189-256. Cette césure de

toute la tradition d’écriture cataloguée « géographique » a été profondément influencée par le regroupement des fragments d’historiens grecs de F. Jacoby, « Über die Entwicklung der griechischen Historiographie und den Plan einer neuen Sammlung der griechischen Historikerfragmente », Klio 9 (1909), p. 80-123. K. Clarke, Between Geography and History : Hellenistic Constructions of the

Roman World, Oxford, OUP, 1999 montre l’impossibilité de séparer la géographie d’une façon

distincte de la littérature historiographique particulièrement au cours de l’époque hellénistique. Mais, elle suit pour la plupart la division de la géographie en sous-genres. Toutefois, mon analyse prend également en considération les assertions de G. B. Conte, (Genres and readers : Lucretius, Love Elegy,

Pliny’s Encyclopedia, trad. G. W. Most, Baltimore, JHUP, 1994) selon qui le genre littéraire

fonctionne comme « a strategy of literary composition » (p. 107) ; Todorov décrit le « genre » d’une façon similaire comme « typologie de discours » formé par l’expression des stratégies littéraires (T. Todorov, Les genres du discours, Paris, Éditions du seuil, 1978, p. 16). Je propose une division entre la géographie parmi les Grecs avant et après Ératosthène.

utilise ces trois thèmes correspondant à trois schémas d’analyse : 1) comment Strabon emploie-t-il le texte d’Ératosthène ? Comment le fragment fonctionne-t-il dans le contexte strabonien ? 2) Dans quelle mesure Strabon reste-t-il fidèle à Ératosthène ? Pourquoi Strabon le cite-t-il et comment Strabon l’imite-t-il ? Et finalement, 3) comment la technique littéraire annoncée par l’évocation d’Ératosthène dans le texte de Strabon révèle-t-elle le caractère d’un texte hellénistique ?

L’analyse d’Ératosthène à travers Strabon commence par une exploration du premier fragment d’Ératosthène situé au tout début de la Géographie de Strabon. L’étude de ce fragment suivant cette méthodologie révèle une complexité appréciable qui servira d’introduction à l’analyse de l’ensemble des Geographica d’Ératosthène.

Le début de la Géographie de Strabon est le suivant :

Τῆς τοῦ φιλοσόφου πραγµατείας εἶναι νοµίζοµεν, εἴπερ ἄλλην τινά, καὶ τὴν γεωγραφικήν, ἣν νῦν προῃρήµεθα ἐπισκοπεῖν. Ὅτι δ᾽οὐ φαύλως νοµίζοµεν ἐκ πολλῶν δῆλον. Οἵ τε γὰρ πρῶτοι θαρρήσαντες αὐτῆς ἅψασθαι τοιοῦτοί τινες ὑπῆρξαν, Ὅµηρός τε καὶ Ἀναξίµανδρος ὁ Μιλήσιος καὶ Ἑκαταῖος, ὁ πολίτης αὐτοῦ, καθὼς καὶ Ἐρατοσθένης φησί καὶ Δηµόκριτος δὲ καὶ Εὔδοξος καὶ Δικαίαρχος καὶ Ἔφορος καὶ ἄλλοι πλείους, ἔτι δὲ οἱ µετὰ τούτους, Ἐρατοσθένης τε καὶ Πολύβιος καὶ Ποσειδώνιος ἄνδρες φιλόσοφοι.

I, 1, 1 – Roller 1(Berger T1 et IA1)109

Nous pensons que la pratique géographique, que nous nous proposons maintenant d’étudier, relève de la pratique du philosophe – s’il en est une autre. Maints arguments appuient l’évidence que notre pensée n’est pas mauvaise. D’une part en effet, les premiers qui entreprirent résolument de s’y adonner étaient de cette sorte : Homère ; puis Anaximandre de Milet et Hécatée, son concitoyen, comme le dit aussi Ératosthène. Et, ensuite, Démocrite, Eudoxe, Dicéarque, Éphore et plusieurs

109 Roller suivant Berger place la dernière phrase de la citation dans les testimonia concernant Ératosthène ce qui est tout à fait justifié (Berger 1880 p. 1 et Roller 2010 p. 111-112). J’ai inclus cette phrase afin de montrer l’appropriation de la technique ératosthénienne avec l’insertion d’Ératosthène lui-même dans une liste de géographes ; une question que je discute en détail plus loin.

autres. Encore, après eux, Ératosthène, Polybe et Posidonios, tous des philosophes (trad. K. Coghlan).

On s’aperçoit que la présence d’Ératosthène est au centre de la liste des géographes ; Strabon clarifie qu’au moins la première moitié de la liste provient d’Ératosthène lui-même et il prend la première position des géographes nommés pour l’époque hellénistique. La liste des géographes au centre du passage se présente comme la caractéristique la plus remarquable, mais elle se trouve encadrée par deux mentions de la philosophie, ou plutôt des philosophes. Après avoir introduit son sujet, la géographie (τὴν γεωγραφικήν) comme un sujet du philosophe (τῆς τοῦ φιλοσόφου πραγµατείας), Strabon dresse une liste de tous ceux qui avaient le courage d’entreprendre « ce sujet » (θαρρήσαντες αὐτῆς ἅψασθαι) et il les qualifie de philosophes. Ce début programmé annonce au lecteur la lignée de son œuvre et la tradition au sein de laquelle l’auteur se place. Le discours préliminaire de Strabon trahit visiblement une influence importante d’Ératosthène. Cependant, et avant d’examiner en détail l’intertextualité entre Ératosthène et Strabon, il est essentiel de souligner en premier lieu ce qui n’est pas d’Ératosthène dans ce passage, autant que faire se peut.

L’invitation à concevoir la géographie comme un sujet de la philosophie ne remonte pas à Ératosthène. En revanche, il reflète le stoïcisme dont le point de vue de Strabon concernant la géographie est imprégné110. Cette opinion n’est pas très controversée, mais il est bon de passer en revue l’ensemble des preuves du stoïcisme de Strabon dans son prooemium. Je propose aussi l’hypothèse qu’Ératosthène n’a pas commencé sa liste des géographes avec Homère et que l’insertion du poète au début de la tradition est encore un ajout de Strabon pour tenter d’accorder une importance prépondérante à Homère, ce qui est le résultat du type de stoïcisme que Strabon pratique111. Seul Roller avance l’hypothèse que toute l’ouverture de Strabon aurait pu remonter au texte d’Ératosthène. Il suggère que

110 On trouve un parallèle à la comparaison de la géographie avec la philosophie ou, dans le cas de Strabon, à l’insertion de la géographie à l’intérieur de la philosophie avec le prooemium géographique préservé dans le « Papyrus d’Artémidore » . L’ensemble des chercheurs voit ce passage, colonnes I-III du papyrus, dont la position maintenant est assurée suivant le deuxième passage IV-V (l’ordre des fragments du papyrus est b-a-c-d) comme une rédaction d’un écrivain qui n’est pas Artémidore essayant de produire un prooemium géographique. Néanmoins, retenons que les disciplines spécialisées furent souvent associées à la philosophie à partir de la basse époque hellénistique.

111 K. Geus, « Progress in the Sciences : Astronomy and Hipparchus », in S. Bianchetti, M. R. Cataudella et H.-J. Gehrke (éds), Brill’s Companion to Ancient Geography, Leyde, Brill, 2015, p. 156. Geus reconnaît l’inclusion d’Homère au début de la liste ne provient pas d’Ératosthène.

Strabon utilise le terme « philosophe » comme une expression générale traduite en anglais par « scholar », ou « more cumbersomely, “educated person” »112. Je suggère qu’au début de son traité, Ératosthène a choisi d’invoquer à dessein les Milésiens du VIe siècle comme

étant à l’origine de la discipline géographique. Il y a, cependant, des indications suggérant que Strabon cite Ératosthène de façon erronée113.

Un consensus parmi les chercheurs voit dans l’affirmation de la géographie comme la tâche du philosophe le résultat de l’adhésion de Strabon à la doctrine stoïcienne. La définition de la géographie en termes stoïciens dans son prooemium, qu’il développe après la liste des figures qui ont contribué à la géographie, confirme l’influence stoïcienne dans son appréhension de la géographie114. Strabon déclare la πολυµαθεία nécessaire pour la géographie et selon lui le géographe possède la « pluridisciplinarité », « car il a contemplé les affaires divines et humaines » (I, 1, 1), une expression typiquement stoïcienne115.

112 Roller 2010, p. 111.

113 Sur la question de l’utilisation du mot φησί dans les citations de textes anciens, voir Lloyd 1995, p. 148-149.

114 Les chercheurs modernes ont déjà montré les influences stoïciennes dans la Géographie de Strabon. Les analyses du stoïcisme de Strabon chez G. Aujac, « Strabon et le stoïcisme », Diotima 11 (1983), p. 17-29 et chez D. Dueck, Strabo of Amasia, Londres, Routledge, 2000, p. 62-69, commencent avec l’interprétation de ce passage d’ouverture de Strabon. C. Horst Roseman, « Reflections of Philosophy : Strabo and Geographical Sources », in D. Dueck, H. Lindsay et S. Pothecary (éds), Strabo’s Cultural

Geography : The Making of a Kolossourgia, Cambridge, CUP, 2005, p. 27-41, souligne la composition

circulaire du premier chapitre de Strabon qui se termine par « Oui, la présente étude est une œuvre pleine de substance et digne d’un philosophe : en voilà suffisante preuve » I, 1, 23 (trad. G. Aujac). Son explication ne confronte aucunement le stoïcisme de Strabon. Or, ce qui présente une plus grande difficulté est la désignation du titre de philosophe aux savants de la liste. L’attribution du titre de philosophe aux écrivains qui n’ont pas écrit des œuvres philosophiques n’a pas donné lieu à un consensus dans l’historiographie. Dans sa nouvelle traduction, Roller utilise le même « scholar » pour les philosophoi et le déploye dans argument concernant l’appartenance de la géographie aux disciplines de la philosophie (The Geography of Strabo, Cambridge, CUP, 2015, p. 37). Dans son commentaire, Roller suggère que Strabon utilisait ce terme au moment de la rédaction afin de désigner des savants en général. Dueck, par contre, insiste sur le fait que les figures de la liste montrent une pluridisciplinarité nécessaire pour le géographe. La désignation de philosophe pour Strabon inclut donc l’idée de pluridisciplinarité. Dueck n’a pas tort de souligner cette idée puisque Strabon établit la définition de la πολυµάθεια comme élément fondamental de la discipline géographique (I, 1, 1). Horst Roseman remarque que la pluridisciplinarité des auteurs serait appropriée aux contemporains de Strabon (de désigner tous ces auteurs comme des philosophes) puisqu’ils « dealt with empirical data about the natural world and Strabo evaluated them in the same manner » (2005, p. 31). Or, cette évaluation de Horst Roseman doit être nuancée pour la raison que la formulation stoïcienne inclut à la fois la pluridisciplinarité et la caractérisation de la géographie à la basse époque hellénistique comme une branche de connaissance autonome.

115 Strabon fait référence aux stoïciens comme « les nôtres », οἱ δ᾽ἡµέτεροι, Ι, 2, 2. Ce passage n’est pas sans intérêt à l’ouverture de sa géographie. Il confirme que les stoïciens disaient que le poète (Homère) est le seul sage, ce qui représente une justification de la position d’Homère à la tête de la tradition de la

Ensuite, l’affirmation de la dimension éthique que Strabon associe à la géographie affirme également son point de vue stoïcien116. La pluridisciplinarité selon Strabon reflète donc l’impossibilité chez les stoïciens de séparer la logique, les physiques et les éthiques en branches de savoir isolées. La citation d’Ératosthène avec laquelle Strabon ouvre sa géographie est effectivement entourée d’une description de la géographie et du géographe profondément influencée par une vision stoïcienne. De plus, signalons que l’acte de placer Homère au début de la tradition géographique fait également partie de cette vision stoïcienne pratiquée par Strabon. D’autres éléments suggèrent pourtant qu’Ératosthène pour sa part n’avait pas décrit la géographie comme un sujet associé à la philosophie.

En effet, la géographie était considérée comme une discipline philosophique avant Ératosthène. C. Horst Roseman, suivant R. French, indique que la méthodologie de l’histoire naturelle depuis Aristote inclut la géographie (dans toutes ses formes : la chorographie, l’ethnographie, la géographie physique) dans le domaine de la philosophie, ce qui signale aussi l’origine possible du concept de pluridisciplinarité associée à la

géographie, sujet du philosophe (οἱ δ᾽ἡµέτεροι καὶ µόνον ποιητὴν ἔφασαν εἶναι τὸν σοφόν). Ce qui rend cette description de la géographie « typiquement stoïcienne » est la confluence entre les trois formes (εἴδη) ou (γένη) de la philosophie : la logique, les physiques et les éthiques. Cette multidisciplinarity est la caractéristique principale du stoïcisme. Diogène Laërce utilise deux métaphores afin d’expliquer l’interconnexion entre les trois domaines de la philosophie stoïcienne : la philosophie est un animal. La logique constitue les os et les tendons, l’âme est les physiques, et les parties bien en chair sont les éthiques. Cette métaphore est aussi préférée par Posidonios (L. Edelstein et I. G. Kidd [éds], Posidonius, Cambridge, CUP, F88). La deuxième métaphore citée par Diogène Laërce est un œuf avec une coquille et les parties jaune et blanche correspondant à la division tripartite (VII, 38). Ces métaphores indiquent la façon dont les stoïciens voient l’interconnectivité des domaines de la connaissance. Pour un autre exemple de la cohérence des trois formes de la philosophie voir Cicéron, De Fato, 3, 74. L’inclusion donc de la pluridisciplinarité dans la définition de la géographie chez Strabon et son inclusion de la géographie dans le domaine de philosophie est tout à fait naturelle pour un stoïcien. J. Sellars, Stoicism, Berkeley, UCP, 2006, p. 52-54 ; K. Ierodiakonou, « The Stoic Division of Philosophy », Phronesis 38 (1993), p. 57-74 ; P. Hadot, « Philosophie, discours philosophique, et divisions de la philosophie chez les stoïciens », Revue internationale de philosophie 45 (1991), p. 205-219. En fait, Strabon semble avoir été considéré comme philosophe et même philosophe stoïcien par les générations suivantes, bien qu’il soit connu aujourd’hui comme écrivain géographique qui a aussi produit une continuation historique de Polybe. Strabon ὁ φιλόσοφος : Plutarque, Lucullus 28, 7 ; Caesar 63, 3 et la Souda, s.v. Ἀµάσεια. Strabon le stoïcien : Étienne de Byzance, s.v. Στράβων. La seule indication qu’il a produit une œuvre historiographique provient de son propre ouvrage à I, 1, 23 ; voir aussi la Souda, s.v. Στράβων.

116 Strabon termine son prooemium avec l’assertion que le géographe (comme le philosophe stoïcien) est un homme concerné par l’art de la vie et le bonheur (τὸν φροντίζοντα τῆς περὶ τὸν βίον τέχνης καὶ εὐδαιµονίας (Ι, 1, 1).

géographie chez Strabon117. Ératosthène, cependant, n’était pas la figure qui représentait le mieux la continuité de la méthodologie d’Aristote. C’est Posidonios, le philosophe stoïcien en dernière place sur la liste de Strabon, qui reçoit cette distinction. Pour cette raison, Posidonios fut peut-être un prédécesseur pour Strabon dans son inclusion de la géographie dans le domaine de la philosophie118. Strabon mentionne Posidonios comme « le philosophe stoïcien, le plus érudit des philosophes de notre temps »119. Écrivain dans un grand nombre de genres incluant les trois formes de la philosophie stoïque – les physiques, les éthiques et la logique –, il a également rédigé des traités géographiques (Sur l’Océan, Περὶ Ὠκεανοῦ, et un récit de voyage, Περίπλους ἤ Περιήγησις) et une continuation de l’histoire de Polybe en 52 livres120. Pour Strabon, Posidonios aurait été une figure

exemplaire de la pluridisciplinarité et du stoïcisme. Cependant, il semble avoir mal compris ou s’être strictement opposé à l’attention aristotélicienne que Posidonios porte sur les causes121. Malgré les louanges qu’il chante de Posidonios, Strabon avait une vision différente de la branche du néostoïcisme à laquelle Posidonios appartenait. Le stoïcisme de Strabon prétend remonter à la forme originelle de la philosophie pratiquée par son fondateur lorsqu’il critique la préoccupation aristotélicienne à l’égard des causes qui se

117 Horst Roseman 2005, p. 27 ; R. French, Ancient Natural History, Londres, Duckworth, 1994, p. 1-18 et p. 114-129.

118 Le Papyrus d’Artémidore présente aussi un exemple précoce de l’association de la géographie à la philosophie.

119 Strabon XIV, 1, 4 ; cf. Clarke 1999, p. 186. Les références au sujet de contemplation du philosophe (stoïcien) sont si nombreuses que Strabon décrit en fait comment les stoïciens conçoivent la philosophie. Biraschi 1984, p. 131-136 ; J. Engels, Augusteische Oikoumenegeographie und

Universalhistoric im Werk Strabons von Amaseia, Stuttgart, Franz Steiner, 1999, p. 40-44 et L. Kim, Homer between History and Fiction in Imperial Greek Literature, Cambridge, CUP, 2010, p. 51-52 ;

voir en addition la définition de la philosophie stoïcienne de Sénèque, Epistulae morales ad Lucilium, 89, 4-5. Strabon se lance aussi dans une polémique contre Posidonios comme contre tous ses prédécesseurs.

120 Le nombre 52 provient de la Souda, s.v. Ποσειδώνιος. Le livre 49 est attesté par un fragment d’Edelstein et Kidd F78 = Athénée IV, 168d-168e. Clarke 1999, p. 129-192 remet en question la possibilité de séparer en catégories distinctes les œuvres « géographiques » et « historiques » de Posidonios considérant l’insuffisance des fragments dont la majorité provient d’Athénée.

121 Les éditeurs et les commentateurs des fragments de Posidonios, Edelstein et Kidd (1989 I), voient l’approche descriptive (c’est-à-dire une approche qui ne se concentre pas sur les causes et le déterminisme) de Strabon comme une indication qu’il n’a pas vraiment compris l’objectif et la conception de l’entreprise philosophique de Posidonios envers le monde naturel (p. 12-14). Aujac (1983) voit la différence entre l’interprétation de la philosophie stoïcienne de Strabon comme un retour à un stoïcisme plus proche du fondateur du mouvement en réaction à Posidonios et aussi à son prédécesseur Panétios. La réaction d’opposition par Strabon serait due à l’adoption de certains éléments de la philosophie de Platon et d’Aristote, notamment l’intérêt pour des causes.

trouve dans la philosophie de Posidonios122. Ainsi, Strabon ne se positionna pas comme un successeur de Posidonios l’historien, mais se définit comme un compétiteur qui produit une continuation des histoires de Polybe, tout comme son prédécesseur le fit dans le domaine de la géographie. Les critiques portées envers Posidonios ne sont pas un rejet catégorique du philosophe, ni en tant que modèle d’écrivain, ni en tant que stoïcien123. Néanmoins, un fragment d’Athénée donne peut-être une indication du précédent établi par Posidonios qui prétend insuffler la doctrine stoïcienne dans ses œuvres. Le fragment décrit les Histoires de Posidonios comme une œuvre compatible avec son interprétation du stoïcisme. La philosophie stoïcienne à laquelle Posidonios s’est prêté présente un antécédent significatif pour l’écriture stoïcienne dans des genres multiples, adhérant à une doctrine stoïcienne prononcée124. Dans la figure de Posidonios, on voit un précédent pour le fusionnement de la géographie aux autres matériaux dignes de contemplation par les philosophes, même si la version du stoïcisme pratiquée par les deux écrivains en question n’était pas compatible.

122 Strabon II, 3, 8 : Πολὺ γάρ ἐστι τὸ αἰτιολογικὸν παρὰ αὐτῷ καὶ τὸ Ἀριστοτελίζον, ὅπερ ἐκκλίνουσιν οἱ ἡµέτεροι διὰ τὴν ἐπίκρυψιν τῶν αἰτιῶν. « Car la recheche des causes est grande chez lui (Posidonios), et l’aristotélisme ; or c’est là précisément ce qu’évite notre école, étant donné l’obscurité des causes » (trad. G. Aujac).

123 Aujac 1983, p. 18-19 se concentre trop sur les critiques de Strabon contre Posidonios et son goût des causes. La polémique est une des manières prépondérantes que Strabon utilise afin de créer une

persona autoritaire. L’objet de ses deux premiers livres, son prooemium, est de rectifier les erreurs des

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