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Louise bourgeois dit : « Une femme n’a pas de place comme

artiste jusqu’à ce qu’elle prouve, et reprouve, qu’on ne pourra pas l’éliminer. »60 Nous pourrions en dire tout autant de la personne

malade.

Dans cette première partie de la recherche, nous avons cherché en quoi les concepts psychanalytiques de morcellement et de fragmentation, permettaient d’entrevoir une lecture au geste de fragmentation dans la pratique artistique. La définition de la fragmentation (du Self) par Heinz Kohut permet de prendre de la distance avec les instances freudiennes qui construisent le rapport de l’être au monde sur la sexualité, et ses obstacles, par la castration symbolique. Chez Kohut, la menace de la fragmentation du Self s’accompagne de manifestations visant à le restaurer. C’est donc une vision plus mouvante et labile qui est proposée.

Nous y avons trouvé de l’intérêt dans la mesure où dans la représentation fragmentée du corps que nous figurons dans les travaux plastiques, les fragments semblent d’auto- engendrer eux-mêmes, ils tiennent des outils visant à leur propre réparation. Cette autonomie du fragment, qui n’est donc pas un morceau de…, nous l’avons relié au symptôme de morcellement dans la maladie mentale. Le corps des patients

       

60  Louise Bourgeois, dans un article de Cindy Nemser, publié dans Arts Magasine,

février 1971, dans Louise Bourgeois, Destruction du père/Reconstruction du père, écrits et entretiens

rencontrés à l’hôpital psychiatrique de Villejuif dès l’été 2001, et dont nous avons conservé certains portraits, faisaient état de ces troubles. C’est cette première fois devant le spectacle des corps en crise que nous n’avons pas pu oublier, et qui, dans la maladie, diagnostiquée en 2003, s’est réactualisée en devenant sensation ou absence de sensation.

La sensation, c’est celle d’un corps coupé en deux dans sa longueur, comme ce qui va advenir à la petite figure rose de Louise Bourgeois dans Femme Couteau, évoquée plus haut.

Dans cette sculpture, Louise Bourgeois représente le corps féminin, et présente le couteau. Pourquoi cette cohabitation ?

En se saisissant directement du couteau comme objet réel, et en le mettant ainsi en scène au-dessus du corps représenté, en tissu, Louise Bourgeois pointe avec efficacité la distance entre les deux objets. Cette distance n’est plus d’ordre spatial, mais symbolique, c’est-à-dire de l’ordre des représentations et des sens cachés, que nous interprétons, notamment par le biais du langage.

Le couteau appartient au réel cru, brut, c’est un objet du quotidien. Le corps féminin, réalisé en tissu, est une représentation de corps féminin. C’est-à-dire qu’il n’est présent que par l’image à laquelle il nous renvoie. Il figure, par sa matérialité, un corps réel absent, une image capable de nous le remettre en mémoire.

Le concept de représentation trouve ici tout son sens, si l’on suit le travail de Louis Marin : Qu’est-ce que représenter sinon

porter en présence un objet absent, le porter en présence comme absent, maîtriser sa perte, sa mort par et dans sa représentation et, du même coup, dominer le déplaisir ou l’angoisse de son absence dans le plaisir d’une présence qui en tient lieu, et dans cette appropriation différée par référence et reconnaissance transitives, opérer le mouvement réfléchi de constitution du sujet propre, du sujet théorique ?61

Plus loin il ajoute : Répondre à ces questions, c’est donner à ma

représentation le statut juridique d’un jugement vrai par lequel le sujet théorique s’approprie en toute légitimité l’être dans son représentant et s’approprie ou s’identifie lui-même. C’est en ce sens que toute représentation est d’essence narrative.62

Le corps féminin fabriqué par Louise Bourgeois est une représentation au titre qu’elle porte au regard du spectateur, et à sa connaissance, un objet qui signifie, dans cette histoire, la perte du corps réel féminin, son engloutissement par le réel, la présence du couteau. Représenter est bien sûr ici double : fabrication qui imite, offre visuellement une reconnaissance de ce à quoi elle renvoie, et en même temps, ouverture au regard

       

61 Louis Marin, Représentation et simulacre, Critique, 1978, tirage à part, p. 535, Revue générale des publications françaises et étrangères, consultable en ligne :

http://www.louismarin.fr/ressources_lm/pdfs/Critique78-2.pdf

de l’impossible présence du corps réel, ou plutôt réelle absence du corps présent.

Cette impossible place, cette indétermination, nous en avons fait le récit dans l’installation l’Accoucheuse. Nous le disions plus haut, le titre lui-même ne désigne pas une personne identifiée (la parturiente ou la sage-femme ?). La présence, en suspension, de la camisole, renforce l’idée d’un espace bien visible mais qui se délocalise sans cesse. L’objet devient mobile, dansant entre deux lieux. Dans son mouvement, il entraîne des fils de soie, qui se finissent parfois par de petits cocons de matière enroulée sur elle-même. Métaphore de la camisole, qui est un non-lieu, ou l’endroit d’une métamorphose : celle de l’espérance de la guérison.

Ce vêtement souvenir, emprunté au service couture de l’hôpital psychiatrique pour ce travail, porte en lui la trace invisible des corps retenus, contenus. Des personnes en souffrance, dont nous ne connaissons pas le visage ni l’identité, mais dont nous savons l’existence, puisque c’était là, dans les mêmes murs, derrière les mêmes portes. Il fallait sortir quelque chose de ces murs, emporter, même temporairement, un témoin de cette histoire, qui se déroule dans un autre temps qu’ici.

Lorsque Louise Bourgeois suspend ses anciens vêtements à des os d’animaux (Untitled, 1996, Centre

Pompidou à Paris63), remplaçant et figurant d’habituels cintres,

elle fait également rejaillir, hors de son « placard » toute une partie de son histoire personnelle, sans pour autant l’illustrer, la narrer. Dans cette œuvre sans titre, sept vêtements de femme sont présentés, autour d’une structure en métal, qui rappelle les porte-bobine de fil dont elle s’est déjà servie dans

Red Room (Child)64 en 1994, et qui évoquent l’atelier de

tapisserie familial.

Ce qui retient notre attention dans cette œuvre, c’est la présence, volontairement fantomatique, absente, de la femme, de sa représentation. Les vêtements sont des robes, des déshabillés, des sous-vêtements ou de la lingerie. Leur transparence et leur légèreté contrastent avec la solidité et la stabilité du portant de métal et la masse des os qui les retiennent. Mais le travail de Louise Bourgeois ne peut se lire dans une simple dualité, une opposition masculin/féminin. Nous préférons la dialectique du dédoublement, de la transformation et du l’un-dans-l’autre. Ainsi, le portant (de fil) n’est que le point de départ d’une mutation. Sa ramure s’étend pour donner naissance à des branches-os qui soutiennent le feuillage de vêtements effeuillés.

Ces espaces sont donc contigus et se rejoignent, voire s’enveloppent les uns dans les autres. De la fragmentation, Louise Bourgeois propose ici une réunification, un

        63 Annexes I, Figure XII

rassemblement qui ne fait cependant pas que juxtaposer les éléments.

Si le vêtement est affaire de surface en apparence, il est ici davantage un élément de la profondeur, du passé, et de l’enfoui. Louise Bourgeois représente des corps oubliés, tout autant que ce que la camisole pouvait envelopper, et, suspendus dans le temps et dans l’espace, nous ne pouvons que les soupçonner par la métonymie offerte par la présence de l’os, fragile reste d’un corps sans vie. Elle, qui sculpte avec tant de finesse les corps, choisit ici de le rendre visiblement absent, effacé, aborbé, asséché.

Jeu de l’absence visible du corps, que l’on suggère dans le souvenir de la matrice nécessaire au moulage. Les mains, féminines, tronquées, se dédoublent en miroir et leur présence nous apparaît dans cet espace d’illusion.

Leur fragmentation permet un espace possiblement visible, une survivance.

En cherchant à voir comment le concept psychanalytique de fragmentation, en parallèle de celui de morcellement, pouvait s’articuler alors avec la pratique artistique, nous avons trouvé un geste qui, dans l’acte même de séparation, enjoignait à penser son retour, sans pour autant le démentir. L’installation L’accoucheuse, réalisée en 2012, nous a permis d’éclairer comment la représentation fragmentée du corps permettait, par sa construction dans l’espace, sa composition, et par les espaces représentés ou construits par les objets présents, de rejouer, en les transformant en

métaphores, les troubles qui saisissent le corps qui n’a pas de place en lui-même ou hors de lui-même. En cela, notre recherche s’est appuyée sur les œuvres de deux artistes : Yayoï Kusama, dont la maladie mentale impacte fortement la démarche artistique, et Louise Bourgeois, dont le rapport au corps, complexe, terrible et fascinant, se construit sur la voie de la métaphore et du symbole.

Progressivement, une trame se tisse entre la présence et les devenirs du corps personnel, du corps des patients de l’hôpital psychiatrique, du corps des artistes, du corps des femmes. Nous nous rendons bien compte que tout ceci est imbriqué, et qu’il est difficile –mais est-ce seulement souhaitable ? de distinguer avec netteté l’un ou l’autre. Tout ici a à voir avec le temps, la mémoire, et son processus de rassemblement, peut-être de stratification sur lequel il est temps de poursuivre la recherche.

2/ RASSEMBLER

Attendre et espérer

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