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Les premières années d’une « tolérance » culturelle 32

Chapitre 1 : Jean Pierron et les dernières années d’un projet « civilisateur » 11

1.4 Les premières années d’une « tolérance » culturelle 32

métamorphose. En effet, déjà dans les années 1640, certains missionnaires comme François Le Mercier (1604-1690) étaient en désaccord avec l’attitude du père Le Jeune et envisageaient de nouvelles approches favorisant une plus grande ouverture envers l’Autochtone (Clair 2008 : 11). Toutefois, le renversement de l’attitude jésuite ne s’est réellement opéré que vers la seconde moitié du 17e siècle lorsqu’un processus d’acculturation s’est entamé. Nous croyons que malgré son discours rigide, Pierron subit l’influence de cette nouvelle vague idéologique. D’ailleurs, un extrait de sa Relation de 1670 témoigne d’une certaine d’ouverture envers les traditions agnières : « Si ces coustumes estoient saintes & honnestes; on auroit du respect pour elles, & je ferois tout l'imaginable pour vous obliger de les retenir » (RJ53 p. 214). Ainsi, Pierron considère toujours les coutumes autochtones comme « exécrables », mais reconnaît tout de même la légitimité dont elles pourraient jouir, si celles-ci entraient dans le cadre des bonnes mœurs européennes. C’est pourquoi, bien que dans Les premiers peintres de la

Nouvelle-France, Gagnon semble constater chez Pierron le refus d’une culture propre aux

Autochtones (Gagnon 1976 : 17), nous croyons qu’il faut davantage nuancer son idéologie et l’insérer dans un processus transitionnel.

Selon Muriel Clair, c’est précisément chez les Iroquois que cette idée d’ouverture, déjà amorcée dans les années 1640, se concrétise entre les années 1660 et 1690. Dans sa thèse, elle relève d’ailleurs un extrait de la Relation de 1659, où elle décèle une remise en question du modèle missionnaire ainsi qu’un « véritable ode à la bigarrure culturelle » (Clair 2008 : 354). La chercheure explique l’émergence de ce qu’elle considère comme un « laboratoire culturel et artistique » par la récente maitrise des langues autochtones et par le nouveau rôle de médiateur des Jésuites en Nouvelle-France (Clair 2008 : 427). En effet, à cette période, la France intensifie sa présence administrative, diminuant par le fait même le pouvoir accordé aux religieux. Toutefois, on reconnaît également à ce moment l’implication impérative des Jésuites dans le projet colonial en raison de leur proximité avec les peuples autochtones. Cela renverse les priorités françaises : avant de convertir, il faut tout d’abord faire la paix. C’est

pourquoi à partir de ce moment, les Jésuites deviennent intermédiaires entre les autorités coloniales et les peuples autochtones, favorisant du même coup la nécessité d’entretenir une plus grande ouverture envers les mœurs étrangères.

Ainsi, certains Jésuites semblent adopter dès ce moment une tolérance culturelle : l’approche « civilisatrice » de l’évangélisation est maintenue, mais le missionnaire prend d’autres avenues afin de la réaliser. Selon Jetten, les principes du catholicisme flexible sont suivis : la religion chrétienne étant universelle, donc accessible à tous ceux qui lui sont ouverts, les Jésuites recherchent des traits de parenté entre leur dogme et les spiritualités amérindiennes. Il ajoute que les missions deviennent alors un lieu où le Jésuite s’acculture aux Autochtones, rompant alors avec l’idée précédente des réductions, où l’on tentait l’inverse (Jetten 1994 : 90). À cet égard, soulignons l’attitude de Jean Pierron, qui précise que, ne maîtrisant pas adéquatement la langue agnière, les discussions autochtones devant ses œuvres lui permettent d’en étudier le vocabulaire.

… sans l’occupation que me donnent les Tableaux que je peins moy-mesme, je serois plus versé dans la langue que je ne suis; […] Enfin j’ay trouvé moy mesme le secret de m’instruire; car en les entendant raconter nos Mystères, j’apprends beaucoup de la langue, par le moyen de ces Images.

(RJ 52 p. 118) Un autre exemple du désir d’acculturation jésuite à cette époque est celui de l’intégration du wampum dans la présentation du rite chrétien. Dans sa thèse, Clair expose l’exemple du père Millet, qui était chez les Onnontagués dans les années 1670. Il aurait alors créé des mises en scène pastorales devant l’autel de la chapelle avec en avant-plan un wampum, puis, derrière, des éléments symboliques visant à éduquer les Iroquois. Elle souligne que cette technique est très répandue chez les Jésuites et consiste à initier l’exercice à partir d’une chose familière au sujet pour ensuite le clore avec l’élément inconnu qu’il désire enseigner: « On cherche à exprimer l’union de deux communautés via les objets qui les symbolisent, attitude qui trahit une conception inédite des peuples en ces années 1670, qu’ils soient du nouveau ou de l’ancien continent » (Clair 2008 : 512). Ce qui rend intéressant cet exemple est que le wampum y conserve sa fonction première chez les Autochtones, soit celle d’inaugurer et de légitimer le discours.

L’image didactique

Encore une fois, l’utilisation de l’image épouse le changement perceptif jésuite : au-delà de la « subjugation » de l’Autochtone par les prouesses artistiques européennes, on vise désormais son « éducation ». Malgré une persistante impression de supériorité intellectuelle, les missionnaires reconnaissent aux Autochtones une meilleure capacité d’apprentissage, leur permettant d’inscrire l’image dans un processus pédagogique apostolique : elle devient didactique. Pierron s’avère un ardent défenseur de la conversion par l’image didactique avec son œuvre Du point au point. D’ailleurs, cette œuvre semble inaugurer l’enseignement par l’image en Nouvelle-France. Cependant, l’utilisation de l’art à des fins d’instruction n’était pas nouvelle en Europe: dans son mémoire, Ariane Généreux explique que le Jésuite Louis de Richeome (1544-1625) reconnaissait déjà l’utilité des images didactiques pour le « menu peuple » européen au 16e siècle (Généreux 2010 : 48). Déjà à cette époque, on vantait l’aide que pouvaient apporter les images afin d’appuyer un discours religieux auprès des illettrés. D’ailleurs, l’un des pionniers de l’utilisation de l’image de conversion en Europe est Michel Le Nobletz (1577-1652), à qui plusieurs historiens associent le travail de Pierron. Né en 1577 à Plougerneau, Michel Le Nobletz a consacré son existence à la conversion des paysans de Bretagne (Lobineau 1836). Selon Deslandres, ses pratiques missionnaires étaient caractéristiques des méthodes de l’époque : « le recours à l’émotion, la dénonciation des défauts “modernes”, l’adaptation du discours, la recherche de l’efficacité, la démarcation entre ceux qui sont “sauvés” et ceux qui ne le sont pas » (Deslandres 2009 : 139). Ce sont des stratégies que nous retrouvons également chez les Jésuites en Nouvelle-France. Mais Le Nobletz retient notre attention pour sa production artistique. Au cours de son existence, il aurait réalisé plus de 164 œuvres destinées à l’évangélisation des paysans bretons (Roudaut et Croix 1988 : 14). Deslandres explique que ses œuvres visaient particulièrement certains groupes sociaux. Dans l’éventualité où les paysans n’étaient pas lettrés, ces images devenaient un support explicatif, et par la suite mnémotechnique pour le catéchisme (Deslandres 2009 : 133).

C’est dans un esprit comparatif entre le paysan breton et l’Agnier que se calqueraient les pratiques de conversion basées sur l’image qu’utilise Pierron. En 1669, le père Le Mercier est le premier à établir le lien entre ces deux peintres missionnaires :

L'invention de ces Tableaux n'est pas tout à fait nouvelle, elle avait déjà esté mise saintement en usage par un celebre Missionnaire de nostre France, et il n'est personne qui aye leu la vie de Monsieur le Noblez, qui n'avoue que ç’a esté un des plus beaux secrets dont il se soit servi pour instruire les peuples sur nos saints Mysteres.

(RJ52 p. 120)

Par la suite, cette comparaison fut reprise par plusieurs historiens de l’art (Gagnon 1976 : 18; Finet 2012 : 89  ; Roudaux et Croix 1988 : 9) qui soulignèrent les ressemblances entre les deux artistes. Toutefois, précisons que Pierron ne fait jamais mention de Le Nobletz dans ses correspondances. Gagnon émet l’hypothèse qu’il aurait probablement lu sa biographie, parue en 1666, sans jamais avoir vu ses œuvres (Gagnon 1975 : 67). Malgré cela, l’aspect didactique et le discours populaire issus des productions de ces artistes semblent provenir d’un même bassin idéologique.

En outre, une autre inspiration de l’approche didactique de Pierron pourrait remonter au temps où il étudiait à Nancy. Dans son mémoire, Finet relève une description de l’historien Grillat à propos de la chapelle jésuite de Nancy. Celui-ci décrit un plafond peint dans un esprit pédagogique, sur lequel est illustré le parcours du chrétien jusqu’à Dieu (Finet 2012 : 37). Ceci n’est pas sans rappeler le jeu Point au point de Pierron qui, selon les dires du Jésuite, était appelé par les Agniers « chemin pour arriver au lieu où l’on vit toujours » (Finet 2012 : 101). Plus encore, Grillat parle d’une « iconographie peu élaborée destinée à toucher la sensibilité du peuple » (Finet 2012 : 37), ce qui évoque encore une fois l’aspiration à la simplicité véhiculée par Le Nobletz, le père Garnier et l’idéologie du temps.

1.5 Influences externes : protestantisme et francisation

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