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Première section : La sensation est évidente

Aristote le premier notait déjà l'impossibilité de trouver un fondement à la connaissance qui puisse se démontrer. Si le fondement n'a pas de prémisses, nous ne le démontrons pas ; mais s'il est la conclusion de prémisses, alors le vrai fondement sont ses prémisses. Mais, de quoi les déduisons-nous sinon de prémisses ? Nous ne cessons de reculer dans une remontée causale infinie. Contre cela, il appert nécessaire de poser un fondement, un axiome indubitable, ou d'abandonner toute prétention à la connaissance. Pour notre propos, il nous faut donc une certitude qui serve de critère au vrai et ne puisse être remise en question sensément, grâce à laquelle nous « marcherons avec assurance en cette vie »213. Cette certitude ne peut être une affirmation composée ; en effet,

cela supposerait que nous connaissions déjà les termes et le rapport dans lequel ils se situent. Affirmer quelque chose de quelque chose, c'est-à-dire mêler le même à l'autre, implique la possibilité d'une erreur logique, substantielle ou langagière. La certitude première n'est donc pas à chercher dans le langage.

Celui-là exclu, que nous reste-t-il qui réponde aux critères pour être l'évidence première – à savoir être un, et parler de soi214 ? Eh bien, quand je sens quelque chose, avant même que j'en dise

quoi que ce soit, cette sensation est évidente : je ne saurai douter de mon mal de bras quand je le sens, du son de mon rire quand je l'entends, de la présence d'une chaise là où je suis assis. Bien sûr, nous pouvons douter que ce soit effectivement une chaise, que mon rire ait raison d'être, que mon mal soit profond, mais nous ne pouvons pas douter du fait que nous sentons quelque chose. La sensation que nous avons est donc évidente215. Ce n'est pas le sens de ce qui est qui est hors de

doute, mais le fait qu'il y ait quelque chose que nous sentons. La certitude, loin de toute sémantique, appartient au fait. Doutons du contenu, de ce qu'il y a, mais ne doutons pas qu'il y ait sans quoi notre doute sera ruiné. Le fait qui a eu lieu devient certain de façon inconditionnelle. Ce qui est senti est ce qui est certain. Donc, comme ce qui est senti est premier et donc certain, Épicure définit pragmatiquement le réel en se basant sur cette certitude : le réel est ce que nous sentons, c'est-à-dire ce dont l'existence ne peut être remise en doute. Nous ne savons pas ce qu'il est, mais nous constatons que nous y accédons par les sens. Ce dont nous sommes certains, c'est l'immédiateté sensible du fait. La certitude est donc d'abord subjective. Elle est un mode de connaissance en première personne : je peux douter que telle personne sente ce qu'elle dit sentir, car moi – sujet

213 R. Descartes, Discours de la méthode [10], Paris, Vrin, 1925, première partie, p. 10.

214 Au deux sens du terme : qui parle sans avoir à recourir à une extériorité pour l'expliciter ; et qui ne dit rien d'autre

que ce qu'il contient.

sentant – je ne le sens pas. Mais, je sens, moi, quelque chose dont je ne pourrais douter sans ruiner mon monde.

Contre les Sceptiques, Épicure oppose deux arguments, l'un pragmatique, le second purement logique. Tout d'abord, Épicure questionne la possibilité du doute absolu. Nous pouvons douter que cinq et sept font douze, que ce que nous voyons est réellement ce que nous voyons (non pas ce qui est – c'est un autre problème), que nous pouvons savoir quelque chose, etc. Voilà des possibilités logiques de douter, certes ; mais celles-là sont sans intérêt : elles ne sont ni profitables216, ni même raisonnables. Elles ne permettent rien d'autres que de nous faire sombrer

dans l'embarras. Pourquoi alors douter plutôt que ne pas douter si cela nous mène aux troubles ? Par ailleurs (et c'est le second point), cohérents que nous sommes, interrogeons-nous sur le fondement du doute. Douter, c'est concevoir que telle chose « est possible ». Et le possible est une modalité aléthique. Donc douter, c'est user de cette modalité. Or, une modalité peut être jointe à toute proposition. Donc, il est possible de douter de tout énoncé. Le doute est logique mais pas forcément sensé. Jouons tout de même le jeu et, au nom du possible, doutons ; apposons notre modalité sur tout énoncé : nous doutons de nos sens, de notre savoir, et même de notre capacité à utiliser une modalité aléthique. Nous faisons exploser le possible et supprimons ainsi la possibilité de savoir s'il est possible de douter absolument217. Une telle position est intenable : elle scie elle-même la

branche sur laquelle elle se tient.

Mais y a-t-il quelque chose en amont de nos sensations ? Vérifions par l'exemple. Au loin, de la neige sur une montagne. Qu'est-ce qui me permet de dire que, bien que je voie de la neige, je sais néanmoins que ma sensation est fausse ? Certainement pas la sensation que j'ai eue quand j'étais sur la montagne et que je ne voyais pas de neige ; car je me fonderais alors sur une autre sensation ! Et, pour supprimer le caractère premier du sentir, nous le réhabiliterions218. Basons-nous

plutôt sur une connaissance première : la sensation est fausse car nous le savons. – Soit, mais comment le savons-nous ? Par expérience ? Assurément pas, nous venons de la refuser. Par déduction logique219 ? Mais d'où proviennent nos prémisses ? Eh bien ! Soit elles sont inductives,

donc expérimentales, donc sensitives ; soit elles sont innées, donc invérifiables, donc irréfutables, donc dogmatiques. Par analyse grammaticale220 ? Mais alors, ce que nous contredisons, ce n'est pas

la sensation, mais le nom que nous donnons à cette sensation : nous ne nous trompons pas dans ce

216 Rappelons-nous que la démarche d’Épicure est une démarche ayant une visée prononcée : il y a un but dans ce que

nous faisons ; et le résultat de notre parcours doit être notre bien-vivre. Si donc douter nous fait sombrer dans l'embarras, Épicure ne comprendrait pas l'utilité d'un tel doute.

217 Proposition p : « Le doute est absurde ». J'applique une modalité aléthique à ma proposition : « Il est possible que le

doute soit absurde ».

218 Cf. Lucrèce, De la nature des choses (IV, v. 469-521), op. cit., p. 406 – 408.

219 Dans ce pays, il ne neige jamais. Et je suis dans ce pays. Donc il ne peut y avoir de neige.

220 La définition de la neige est telle qu'elle ne peut sans contradiction être en cet endroit. Exemple : « neige » :

« vapeur d'eau atmosphérique congelée », et : la congélation se produit à zéro degré, et : il ne fait pas zéro degré, donc : ce n'est pas de la neige à proprement parler.

que nous sentons mais dans ce que nous disons sentir. L'erreur est dans le sens, non dans la sensation221. Nos troubles – si tant est qu'ils proviennent de l'erreur – ont leurs causes dans le sens et

le discours, c'est-à-dire ont leurs causes dans notre appréhension du monde, non pas dans le monde. La sensation résiste encore. Considérons-la comme certitude première indubitable et premier degré de la connaissance et concluons que, « malgré sa subjectivité, [la sensation] est à la base de la canonique comme un critère absolument certain »222. Le sujet devient donc le point de départ de sa

connaissance, et le mieux placé pour l'analyser. Sait-il qu'il craint les dieux ou la mort ? Il lui suffit de chercher les causes de ses craintes dans son expérience conditionnée par ce qu'il est pour les juger raisonnablement fondées ou ineptes.

En raison de son statut d'évidence (energeia), la sensation est le critère du vrai et du faux. Par là, elle est première et fonde le vrai. L'innovation d’Épicure est de faire du vrai « une chose essentiellement sensible et subjective »223. Il perd, dans un premier temps, son rapport étroit à la

logique et à la rigueur de la raison. Ce qui est vrai, c'est ce que la sensation atteste, non pas ce que la raison se représente conformément à sa logique. Une chose est vraie parce qu'elle est, non parce qu'elle est logique. Si un phénomène logiquement impossible advient alors qu'il devrait entraîner contradiction ou paradoxe, alors, il faudrait conclure non pas que la sensation est fausse et remettre en cause la vérité du réel, mais bien remettre en cause notre logique, c'est-à-dire notre capacité de connaître et de rendre compte de ce qu'il y a224.

Mais à ce premier temps sensualiste, il ne faut pas s'arrêter si l'on veut se sortir de « l'épicurisme facile des temps confortables »225 qui, ne ruminant ni le texte d’Épicure, ni ses

implications, dépeint une doctrine de la jouissance du simple présent et un hédonisme cyrénaïque plutôt qu'épicurien226. Accorder à la sensation une valeur de critère de vérité est un premier

mouvement ; mais il ne faut absolument pas s'en contenter ! La sensation, loin de nous offrir toute la connaissance dont nous avons besoin, est le premier palier nécessaire pour nous élever par la raison et la rigueur logique juste assez haut pour n'être plus troublés par les opinions fausses. Il s'agit, en ce sens, d'opérer le mouvement allant de ce que nous pourrions appeler un premier genre de connaissance vers un second impliqué par les sensations.

221 Spinoza ne dit pas autre chose dans le Traité de la réforme de l'entendement, op. cit., n. n p. 85 :« en dehors de l'idée

il n'y a aucune affirmation ni négation » ; ou encore dans l'Éthique (II, 49, scolie), op. cit., p. 203 : « personne ne se trompe en tant qu'il perçoit ».

222 G. Rodis-Lewis, Épicure et son école, op. cit., p. 91.

223 J.-M. Guyau, La Morale d’Épicure, op. cit., p. 117. En fait, c'est surtout le caractère sensible qui retient notre

attention car Protagoras déjà soutenait le caractère subjectif du vrai.

224 Ce n'est pas notre propos, mais un rapide regard sur ce qui se passe dans un accélérateur de particule image bien ce

possible.

225 Formule empruntée à P.-M. Morel, (Épicure, La Nature et la raison, Paris, Vrin, 2009, p. 7) qui présente un Épicure

bien plus intéressant et profond que le superficiel cyrénaïque que l'on a cru voir en lui.

Deuxième section :