4. E PIDÉMIOLOGIE
4.2 Prévalence de la consommation en Suisse
Les habitudes de consommation de produits engendrant la dépendance – tabac, alcool, drogues illégales – sont en général recensées au moyen d‟enquêtes représentatives. On obtient ainsi une information directe sur la fréquence de la consommation. Pour les drogues illicites,
EPIDEMIOLOGIE
cette approche pose problème car une enquête par téléphone ne permet pas d‟atteindre l‟ensemble des personnes dépendantes. Par ailleurs, il est probable que les consommateurs n‟acceptent pas tous de révéler leur usage de drogues lors d‟une enquête téléphonique. Pour estimer le nombre de personnes toxicodépendantes, il semble donc préférable de recourir à une approche indirecte. Ainsi, plusieurs auteurs ont réalisé des estimations en se fondant sur les dénonciations de la police, les décès dus à la drogue, les traitements de substitution à la méthadone et les séjours en institution.
4.2.1 Revue des travaux
Plusieurs experts ont tenté d‟évaluer le nombre de consommateurs de drogues illicites en Suisse sur la base des dénonciations ou des décès liés à la consommation de drogues, en utilisant pour cela divers modèles. Toutes les estimations publiées jusqu‟ici présentent des défauts sur le plan méthodologique et reposent sur des hypothèses pas toujours bien étayées (Maag 2000).
Rehm (1995) est le premier à avoir estimé le nombre de dépendants en Suisse. Son étude se fonde d‟abord sur les résultats de l‟Enquête suisse sur la santé 1992-1993. En raison des incertitudes qui entourent les données de cette enquête sur la consommation de drogues, Rehm recourt également à deux autres sources d‟information, à savoir la mortalité due à la drogue et des avis d‟experts, pour finalement évaluer à 30 000 le nombre de dépendants en Suisse. Estermann (1996) utilise la formule de Petersen15 pour estimer la population des personnes dépendantes de l‟héroïne, de la cocaïne ou des deux; il se base sur les dénonciations de police pour les années 1990-1994 et fait l‟hypothèse de la stabilité du nombre de consommateurs (héroïne et cocaïne) entre 1990 et 1994. Selon lui, le noyau dur des consommateurs de drogues illégales (c‟est-à-dire le nombre de consommateurs réguliers16, dont certains sont dépendants17) est de 30 000 personnes, avec un intervalle de confiance compris entre 26 000 et 36 000 consommateurs. A la même époque, Knolle (1997b) calcule la prévalence de la consommation de drogues illicites à partir des dénonciations de police de la période 1990-1993. En pondérant les taux de dénonciation18 et en se servant d‟un modèle, il conclut à une augmentation du nombre total des consommateurs de drogues illégales : celui-ci aurait passé de 86 500 en 1990 à 98 100 en 1993. Quant aux consommateurs d‟héroïne et de cocaïne, leur nombre aurait augmenté plus rapidement encore, passant de 20 000 à 44 000. Knolle ne s‟intéresse ni aux participants à des programmes de substitution ni à la population cachée, contrairement à Estermann, pour qui ce groupe est presque aussi important que celui qui est exposé aux dénonciations de la police. L‟estimation
15
12 2 1
m n NP n
où n1 : nombre de consommateurs recensés la première année, n2 : nombre de consommateurs recensés la deuxième année, m12 : nombre de consommateurs enregistrés la première année et réenregistrés l‟année suivante.
16 Estermann considère comme consommateurs réguliers les personnes qui consomment des drogues illégales au moins une fois par semaine.
17 Estermann considère comme consommateurs dépendants les personnes qui consomment de façon intensive (quotidiennement), compulsive et problématique.
18 Il tient compte du nombre de dénonciations par la police et de la hausse du taux de dénonciation, liée à l‟intensité de la vigilance policière et à la propension variée des différents groupes de population à s‟exposer à un risque de contravention.
EPIDEMIOLOGIE
de Knolle a été revue par Zwahlen et Neuenschwander (1997), qui aboutissent à la conclusion que le nombre de consommateurs d‟héroïne et de cocaïne est de l‟ordre de 38 000.
Plus récemment, Maag (2000) a donné le chiffre de 30 000 personnes comme étant l‟estimation la plus probable du nombre de dépendants de l‟héroïne en Suisse pour l‟année 1997. Il s‟agit d‟une estimation centrale, comprise dans une fourchette allant de 23 400 (valeur minimale) à 32 000 (valeur maximale). L‟estimation de Maag repose sur cinq sources différentes19. Les bornes supérieure et inférieure correspondent à la moyenne arithmétique des valeurs les plus faibles et les plus élevées obtenues à partir de ces sources.
Tableau 4.1 : Tableau récapitulatif des estimations de prévalence
Auteurs Année(s) Prévalence estimée des consommateurs
de drogues
Intervalle de confiance
Substances concernées
Méthodes
Rehm (1995) 1993 30 000 - Héroïne/
cocaïne
Estimation à partir de trois sources :
- Enquête suisse sur la santé 1992-1993
- Mortalité due à la drogue - Evaluation d’experts
Knolle (1997) 1993 44 000 - Héroïne/
cocaïne
Loi de Poisson généralisée Zwahlen et
Neuenschwander (1997)
1993 38 000 35
000-41 000
Héroïne/
cocaïne
Distributions de Poisson
Estermann (1996) 1993-1994
32 454 32 091-
32 817
Héroïne Capture/recapture
27 319 25
923-28 715
Cocaïne
36 050 35
344-36 757
Héroïne/
cocaïne
Maag (2000) 1997 30 000 23
400-32 000
Héroïne Moyenne arithmétique d’estimations fondées sur cinq sources
Après avoir dressé l‟état des données disponibles, deux problèmes majeurs apparaissent. Tout d‟abord, les estimations de prévalence sont toutes tributaires de la qualité très imparfaite des données statistiques au niveau national. De plus, sur la base de ces estimations, il est particulièrement difficile d‟établir une distinction entre les consommateurs d‟héroïne et les consommateurs de cocaïne car l‟on dispose soit du nombre d‟héroïnomanes, soit du nombre total de consommateurs des deux produits (héroïne et/ou cocaïne). Or les personnes dépendantes de l‟héroïne ou de la cocaïne sont souvent des polytoxicomanes. Par conséquent, aucune estimation précise quant à la prévalence de chacune de ces substances n‟est possible.
4.2.2 Prévalence
Sur la base des travaux disponibles, il paraît raisonnable d‟estimer à 30 000 le nombre de consommateurs dépendants de la drogue en Suisse, avec un intervalle de confiance compris
19 Enquête suisse sur la santé 1997, décès dus à la drogue 1996-1998, dénonciations pour consommation d‟héroïne 1996-1998, données concernant le traitement 1997 (SAMBAD, FOS), traitements avec méthadone.
EPIDEMIOLOGIE
entre 26 000 et 36 000 consommateurs. L‟analyse des indicateurs indirects de la consommation de drogues illicites incite à conclure à la stabilité de la population des consommateurs dépendants en Suisse depuis 1993.
Tableau 4.2 : Evolution des principaux indicateurs indirects du nombre de consommateurs dépendants
Indicateurs Evolution Hypothèses de changement
du nombre de consommateurs dépendants
Nombre de dénonciations :
- héroïne
- cocaïne
Age moyen des consommateurs à
Nombre de personnes en traitement ±
Nombre de décès dus à la drogue ±
Nouveaux cas de VIH
Exposition au risque VIH
Polytoxicomanie
Fréquence d’injection
Prostitution
Insertion sociale : logement
Insertion sociale : travail
Aide sociale et AI
Légende
Augmentation, diminution, stabilité.
± Indicateur incertain, indicateur en faveur d’une diminution, indicateur en faveur d’une stabilisation.
Indicateur non pertinent.
Source : Gervasoni et al. (2000).
En conclusion, il est important de souligner que le nombre de 30 000 consommateurs dépendants de l‟héroïne et (ou) de la cocaïne en Suisse est en quelque sorte une estimation
« officielle »; c‟est le chiffre de référence utilisé par les offices fédéraux (Institut suisse de prévention de l‟alcoolisme et autres toxicomanies, Office fédéral de la statistique et Office fédéral de la santé publique, notamment).
Selon l‟Enquête suisse sur la santé, en 2002, plus d‟un tiers des hommes et un cinquième des femmes habitant en Suisse de la classe d‟âge des 15 à 39 ans avaient consommé une drogue illégale au moins une fois dans leur vie, ce qui correspond à environ 700 0000 personnes (ISPA 2004). Les consommateurs de cannabis forment le contingent le plus grand. La comparaison de ces données avec celles de 1992-1993 montre un accroissement sensible du nombre de personnes ayant consommé du cannabis. Il est important de signaler que l‟usage de cannabis n‟est pas le chemin qui mène à l‟héroïnomanie : on retrouve exactement le même pourcentage d‟héroïnomanes qui ont ou qui n‟ont pas expérimenté le cannabis20. Les expérimentations déclarées de drogues autres que le cannabis sont peu fréquentes. Le tableau ci-dessous donne une estimation du pourcentage de personnes de 15 à 39 ans qui ont déclaré
20 THS, La revue des addictions, mars 2003.
EPIDEMIOLOGIE
avoir consommé des drogues illicites. En ce qui concerne les autres drogues, on constate une progression de la consommation de cocaïne alors que celle d‟héroïne tend plutôt à diminuer.
Tableau 4.3 : Proportion des personnes de 15 à 39 ans ayant déjà consommé de la drogue – comparaison entre 1992, 1997 et 2002, en %
Type de produit
Femmes Hommes Ensemble
1992 1997 2002 1992 1997 2002 1992 1997 2002 Drogue
indéterminée 11,5 20,4 21,5 22,0 33,8 34,8 16,7 27,1 28,2
Cannabis 11,1 19,9 21,1 21,5 33,4 34,2 16,3 26,7 27,7
Héroïne 0,7 0,7 (0,5) 1,9 1,4 1,3 1,3 1,0 0,9
Cocaïne 1,8 2,2 1,9 3,5 4,3 4,0 2,7 3,3 2,9
Méthadone 0,3 0,3 * 0,5 0,5 * 0,4 0,4 (0,2)
Crack/freebase21 0,1 - - 0,0 - - 0,1 - -
Ecstasy22 - 1,5 1,5 - 2,8 2,9 - 2,2 2,2
Amphétamines et
autres stimulants 0,6 0,8 (0,3) 1,5 1,7 1,6 1,1 1,2 1,0
Hallucinogènes 1,2 1,7 1,2 3,0 3,8 2,9 2,1 2,7 2,1
Autres 0,3 0,3 * 0,7 0,5 0,3 0,5 0,4 (0,2)
Légende : () = proportion représentant moins de 30 cas; * = proportion non représentative (moins de 10 cas).
Sources : ISPA (2004). Chiffres calculés sur la base de l‟Enquête suisse sur la santé 2002. N : 6991.
Les hommes déclarent plus souvent être consommateurs de drogues illicites que les femmes, et ce pour tous les produits. Chez les adolescents, plus de 27% des jeunes de 15 ans et 17%
des jeunes de 13 ans avaient déjà goûté au moins une fois au cannabis. La différence entre les garçons et les filles est à nouveau significative. Les autres drogues sont par contre beaucoup moins expérimentées à cet âge. D‟autre part, il est à relever que, depuis 1986, la consommation de cannabis chez les jeunes âgés de 15 ans a quadruplé.
21 Données recueillies en 1992-1993 seulement.
22 Données non recueillies en 1992-1993.
EPIDEMIOLOGIE
Tableau 4.4: Expérience de consommation de drogues illégales chez les élèves de 15 et 16 ans fréquentant la 9e année scolaire
Type de produit
Garçons Filles
1990 1998 2002 1990 1998 2002
Cannabis 14,6 40,7 49,9 5,0 29,4 39,1
Médicaments
(pris comme drogue) 1,7 2,3 2,0 2,2 5,0 4,2
Champignons
hallucinogènes - 5,5 5,5 - 2,9 3,8
Stimulants 2,6 3,6 2,8 2,2 2,7 2,9
Autres drogues 10,0 4,4 9,9 3,9 4,2 7,3
Ecstasy - 2,6 2,7 - 1,1 3,8
Cocaïne - 1,9 3,4 - 0,9 1,7
LSD 0,6 2,6 2,4 0,8 1,9 2,0
Héroïne - 0,7 1,7 - 0,6 0,6
Source : ISPA (2003), Evolution de la consommation de substances psychotropes chez les écolières et les écoliers en Suisse.