1 Economie planée contre économie enchaînée (Cahiers
Bleus, 1932).
2Réflexions sur l'économie dirigée, L'Eglantine, 1932.
vers l'économie dirigée 37
thèse soutenue, dès 1928 1, par un jeune écrivain radical, M. Bertrand de Jouvenel, fils de l'ancien
ambassadeur de FranceàRome. A mesureque s'est
accentué le déséquilibre économique, ces idées ont
tout naturellement rencontré dans l'opinion fran¬
çaise une faveur croissante. Et surtout, le déroule¬
ment de la crise a amené les pouvoirs publics à s'ingérer de plus en plus dans la vie des entre¬
prises : leurs interventions ont eu le plus souvent
un caractère empirique; elles ont été des mesures de fortune, nées d'improvisations souvent hâtives, beaucoupplutôtquel'application conscienteet sys¬
tématique de doctrines et de politique réfléchies.
Seulement il se trouve qu'au terme de ces inter¬
ventionsmultiples, plusieurs branches importantes
de l'économie nationale sont désormais soumises à
une tutelle rigoureuse, que les activités indivi¬
duelles y sont en quelque sorte enserrées dans un réseau de prescriptions étroites. Ainsi ontété créés
des embryons d'économie dirigée qu'il nous faut
maintenant examiner.
1 B. de Jouvenel, L'Economie dirigée, Librairie Valois, 1928. Cf. également les articles de cet auteur dans la revue Notre Temps. On trouvera un intéressant essai de justification doctrinale de l'économie dirigée fondée sur la nécessité : 1° de sauvegarder l'indépendance nationale en face des dan¬
gers de guerre ; 2° de conserver une classe agricole comme élément de pondération politique, dans un article de
M. P. Martignon, Réflexions sur l'économie dirigée (Revue Mondiale, 15 septembre 1933) (discuté par Le Temps du
5 octobre sous le titre Limite du Libéralisme).
38 CRISE DU CAPITALISME
II
La dépression économique, qui a commencé de
toucher la France à la fin de 1930 et qui s'est
accentuée progressivement au cours des deux der¬
nières années, a mis en situation délicate un
grand nombre d'entreprises. En d'autre temps,
on eût sans doute considéré qu'il y avait là des
manifestations normales et inévitables de la phase
d'assainissement et quel'Etat n'avaitpas àyinter¬
venir. Telle n'a pas été l'attitude des pouvoirs publics français. D'une part, ils ont estimé qu'il
était impossible de laisser la crise disloquer cer¬
taines branches de la production dont le main¬
tien est indispensable à l'indépendance et à l'unité
nationales ; cette considération a amené l'Etat à pratiquer une politique d'économie dirigée à l'égard de deux produits de l'agriculture fran¬
çaise : la vigne et le blé. D'autre part, là même
oùla crise ne se traduisait que par des défaillances particulières — explicables, au moins
partielle¬
ment, par des fautes de gestion — l'Etat crut
devoir également apporter son appui pour éviter
une catastrophe lorsque les dimensions ou
la
na¬ture de l'entreprise étaient telles que sa mise en faillite ou sa disparition n'eut pas été un
simple
événement d'ordre privé et eut risque^, d'entraî¬
ner soit une panique collective, soit une
diminu-vers l'économie dirigée 39
tion du prestige national : à cette idée se rattache
la politique de renflouement largement pratiquée
dans le domaine de la banque et des transports.
Sans pouvoir songer à analyser en détail ces diverses interventions del'Etat, ilnous fautcepen¬
dant esquisser rapidement leurs modalités princi¬
pales ; cela nous aidera ensuite à nous élever des particularités àl'ensembleet à extraire, d'une pra¬
tique qui a été le plus souvent empirique, les élé
ments de la doctrine et du système qui étaient implicitementcontenus en elle.
j
A. — La loi du 4 juillet 1931 sur la viticulture
marque une date capitale dans l'histoire dé la poli¬
tique d'économie dirigée en France parce
qu'elle
en a été la première application d'ensemble \ Elle
est née de l'échec du régime de la liberté et de la
concurrence. La viticulture était alors très profon¬
dément déprimée par une chute des cours due à
la fois à la surproduction et à la sous-consomma¬
tion. La surproduction était la conséquence de ce
1 Cf. les discours de M. A. Tardieu, Ministre de l'Agri¬
culture, à la Chambre des Députés (lre séance du
17 juin 1931) et au Sénat (séance du vendredi 3 juillet 1931);
l'article de M. R. Couhtin, La viticulture devant les pouvoirs publics (Revue Politique et Parlementaire, 10 juin 1931) et
le commentaire de G. M. dans la revue Politique du
15 août 1931. Cf. également J. Sabadie, Le nouveau statut
de la viticulture, Thèse, Toulouse, 1932 ; N.-D. Rogag, L'Etat
et la viticulture, dossier de L'Action Populaire, 1932,
pp. 1397.
40 CRISE DU CAPITALISME
que les vignerons, tant en France qu'en Algérie,
s'étaient engagés, depuis un certain temps, dans
les procédés de culture à haut rendement, prati¬
qués surtout dans les terres de plaine. La sous-consommation résultait de ce qu'un certain nom¬
bre de grands pays, pour des raisons religieuses
ou hygiéniques, s'étaient fermés, en totalité ou en
partie, à la consommation du vin et de l'alcool
de vin, et aussi de ce que les acheteurs français eux-mêmes, découragés par la médiocre qualité
des vins obtenus à l'aide des méthodes de hautren¬
dement, avaient réduit leur consommation. Si
telles étaient les causes du mal, les remèdes ne
pouvaient être cherchés que dans une
discipline de
la production, imposée d'autoritéparl'Etat. La loi
du 4 juillet 1931 édicté à cette fin une série de
mesures agencées de manière à frapper surtout les
gros viticulteurs, considérés comme
les
respon¬sables principaux de la surproduction :
1° Elle oblige tous les récoltants à déclarer
leur
récolte, et, quand celle-ci dépasse 400
hectolitres,
elle donne au gouvernement le droit d'en immo¬
biliser, d'en « bloquer » une partie afin de l'em¬
pêchertemporairementdepeser sur
le
cours ;2° Elle édicté l'obligation de transformer en alcool, par la distillation, une partie de
la
pro¬duction ;
3° Elle interdit aux propriétaires de plus de 10
hectares de procéder à des plantations
nouvelles;
versl'économie dirigée 41
n*'
4° Elle frappe de droits très
élevés les rende¬
ments qui dépassent cent
hectolitres
àl'hectare.
On aperçoit combien sont graves,
du point de
vuede la doctrine individualiste et libérale, ces restric¬
tions à l'exercice normal du droit de propriété. Et
elles ne sont pas demeurées platoniques, puisque
au cours de l'année 1932 le « blocage » a atteint
3 millions et demi d'hectolitres et qu'il a frappé jusqu'à 50
%
de larécolte chez les propriétaires
dont le domaine dépasse 50.000 hectârès. Une
seconde loi, du 8 juillet 1933, apporte à la
régle¬
mentation du blocage un certain nombre de mo¬
difications dont l'expérience avait révélé la néces¬
sité \
B. —-Plusrécemmentlelégislateurfrançais s'est engagé dans unepolitique analogue en ce
qui
con¬cerne la culture du blé. Sous l'influence d'une
récolte abondante, et aussi de scandaleuses ma¬
nœuvres spéculatives, le prix du
blé
esttombé
sensiblement au-dessous de son coût de produc¬
tion. Gouvernement et Parlement ont estimé qu'il
était de leur devoir d'agir en vue d'assurer la
remontée des cours à un niveau qui apporte une rémunération normale aux producteurs. Une pre¬
mière loi du 26 janvier 1933 (complétée par
des
décrets du 9 février et du 8 mars) comportait un
1 Pour l'analyse de cette loi, cf. A. B., Le nouveau statut
viticole (Temps du 5 septembre 1933).
42 CRISE DU CAPITALISME
ensemble de dispositions permettant à l'Etat
d'acheter à terme aux agriculteurs une partie de
leur récolte. Elles ne suffirent pas à rétablir la situation, qui s'aggrava au contraire au cours du premier semestre de 1933. L'annonce d'une nou¬
velle récolte excédentaire entraîna un effondre¬
ment des cours qui tombèrent jusqu'au prix de
75francs lequintal, manifestement inférieur, et de beaucoup, au coût de revient. Les pouvoirs publics
en vinrent alors à une mesure plus radicale et qui
constitue une manifestation très caractérisée de la
politique d'économie dirigée. Par la loi du 10 juil¬
let 1933 a été édicté un prix minimum (en prin¬
cipe 115 fr. par quintal) au-dessous duquel il est formellement interdit de descendre. Le gouverne¬
ment semble à la vérité s'être résigné sans enthou¬
siasme à cette solution. Il eut préféré s'en tenir (comme le faisait un projet déposé par lui le
13 avril 1933) à des dispositions relatives au stoc¬
kage et à l'exportation, sans intervention directe
dans le montant du prix. Il a dû céder à la pres¬
sion de la Chambre des Députés et des milieux agrariens.
C. — Les mesures adoptées pour sauver de la catastrophe qui les menaçait certaines entreprises
de banques et de transport peuvent être considé¬
rées, elles aussi, commedes manifestations de l'éco¬
nomie dirigée, puisqu'elles ont abouti à une
em-vers l'économie dirigée 43