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superficiel motivé par des pulsions et un jeu d'apparences, qui réagit aux notes du violoniste des Cannibales ; Luisa est un personnage également superficiel qui « s'éteint » aux sons très forts : elle s'immobilise quand Macario lui crie dessus, et se recroqueville au son des cloches finales.

2 - Les réactions aux émotions : Les mouvements de Luisa sont motivés par l'attention qu'on lui porte : soit l'amour de sa mère qui l'emmène en sortie avec elle, soit l'amour de Macario ; le Vicomte est un assemblage de membres liés ensemble par une sangle qui reflète en un sens des « fils de marionnette ».

« Le corps humain est une horloge. »9 indiquait Julien Jean Offray de La Mettrie dans

L'Homme Machine, successeur de son Histoire naturelle de l'âme, où il développait une

conception du corps humain comme mécanisme, comme machine. A partir de La Renaissance où Galilée explique que la nature peut être traduite en langage mathématique, la manière d'observer le monde est révolutionnée. On conjugue les mathématiques, théories de l'abstraction expliquant des phénomènes, à la mécanique, domaine matériel qui permet de les concrétiser et de les mettre en œuvre. Jean-Claude Heudin déduit ainsi dans son ouvrage

Créatures Artificielles : Des automates aux mondes virtuels l'alliance de ces techniques - à

l'époque la mécanique horlogère et les connaissances scientifiques - permet d'aboutir à « une

conception mécaniste du monde. » De cette manière le concept de l'automate prend une place

extrêmement importante : il est « considéré comme une machine animée, un prodige de la

technologie horlogère qui posait la question de la nature du vivant. » Descartes explore alors

une théorie de la séparation du corps et de l'esprit, tandis que La Mettrie rejetait la notion d'âme, alors assimilée à un organe.10

Dans Les Cannibales et Singularités se pose sans conteste cette question du vivant telle que nous la connaissons lorsque nous apprenons peu à peu à connaître les personnages du Vicomte et de Luisa qui agissent d'une manière qui laisse dubitatif sur leur condition d'être humain. Leurs agissements, leurs réactions dans certaines situations, leur position par rapport au sentiment d'amour tendent à les détacher de la conception de l'humain comme être bipède

9 HEUDIN, Jean-Claude. Les Créatures artificielles : des automates aux mondes virtuels. Paris : O. Jacob. 2007. p53

10 Idem. p50-51

de chair et sang doté d'un langage, d'une conscience et d'une intelligence développée, pour glisser davantage vers ce que Heudin appelle une créature artificielle.

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L'artifice du Coucou

Par artificiel, on sous-entend « créé des mains de l'homme » et on pense aux êtres tels que Pinocchio et la créature du Docteur Frankenstein ; considérer les personnages des

Cannibales et de Singularités comme des créatures artificielles serait alors quelque peu erroné.

Mais prenons la racine du mot pour se pencher sur la notion d'artifice qui est un « moyen

habile visant à cacher la vérité, à tromper sur la réalité »11 ; de cette manière l'argument semble beaucoup plus pertinent car il concerne directement les personnages principaux de ces deux films qui ont pour première caractéristique d'évoluer dans un contexte social plutôt élevé, dont l'artifice principal est sans aucun doute l'argent. Dans les Cannibales on constate également l’artifice du langage soutenu, lui-même appuyé par le chant d'opéra, mais nous étudierons plus précisément cette question tout à l'heure. Si nous explorons principalement la personnalité des personnages de Marguerite et Luisa, on peut alors parler de personnalités

superficielles c'est à dire « qui est limité à la surface, qui n'affecte que la partie extérieure des corps, qui est incapable de s'intéresser aux réalités profondes »12. En un sens, le personnage de Marguerite fait la cour au personnage du Vicomte mais dès lors qu'elle doit l'accepter avec son défaut majeur, elle en demeure incapable ; de la même manière le personnage de Luisa accepte les attentions du personnage de Macario mais dès lors qu'ils peuvent se marier, le personnage de Luisa révèle malgré elle sa cleptomanie et par extension son unique intérêt pour les choses matérielles et non émotionnelles. Marguerite et Luisa sont donc deux personnages féminins superficiels à la façade construite de telle manière qu'on tombe amoureux d'elles mais qui, une fois que leur intimité est révélée, demeurent vides, sans substance ; une constatation qui mène à la déréliction de Luisa et au suicide de Marguerite.

La question du corps de ces femmes prend alors toute son importance puisque c'est ce dernier qui constitue cette façade principale avec laquelle elles doivent jouer de leurs

11 Définition du site Larousse. 12 Idem.

charmes. Cependant on peut constater que même si ces deux femmes semblent particulièrement puissantes – voire fatale dans le cas de Marguerite qui cause la mort du Vicomte en l'abandonnant - elles sont en vérité des êtres non seulement fragiles, à la physionomie délicate rappelée par le symbole de la fleur pour Marguerite et du fanion pour Luisa, mais surtout facilement manipulables et manipulées. On retrouve alors leur condition d'automate et particulièrement d'automate dans un vocabulaire d'horlogerie puisque Marguerite et Luisa ont cette grande particularité d'être très réactives aux sons, et surtout aux sons forts.

Le personnage de Luisa est le symbole même de la petite statuette des horloges à coucou puisqu'elle apparaît et disparaît par une fenêtre au son des cloches qui sonnent l'heure. Comme le coucou des horloges, elle n'apparaît que rarement en dehors du son des cloches, elle apparaît à la fenêtre mais surtout, elle n'y reste pas très longtemps. C'est ainsi qu'elle cultive à la fois le mécanisme pour Macario : « Quand les cloches sonneront, elles apparaîtra à la fenêtre et je pourrai la voir » et surtout le désir de Macario pour elle puisqu'elle n'apparaît que dans un laps de temps si court que Macario est obligé de profiter de chaque seconde de sa présence, de son petit spectacle qu'elle donne à voir à la fenêtre. Luisa reste cependant muette pendant une bonne partie du film et c'est l'immensité solennelle de la cloche de l'église qui se charge de donner à son apparition et à sa présence ce timbre imposant qui suscite la fascination et l'envie de la regarder encore. De la même manière que la petite figurine des coucous, Luisa est cependant un être nous l'avons dit fragile qu'il vaut mieux ne pas approcher et surtout ne pas toucher. C'est ainsi qu'à la fin du film, lorsque Macario, découvrant que Luisa a volé une bague dans la bijouterie, hausse le ton envers elle, Luisa se « bloque » : elle lève les bras, se fige et laisse tomber mécaniquement son sac sur le sol. Elle referme son poing de telle sorte que Macario doit lui arracher la bague des mains comme si elle était devenue soudain une statue de pierre dans la main de laquelle la bague est restée coincée. Macario semble alors dérégler son horloge si bien que lorsqu'elle rentre chez elle, un plan donne à la voir se laissant tomber dans son fauteuil et se recroquevillant sur elle-même, ainsi que la figurine de métal qui se replie pour tenir dans le coucou, ou le mécanisme qui se remonte jusqu'à la prochaine fois ; les cloches sonnent alors de manière démesurée, comme devenues folles.

L'artifice de la boîte à musique

Le même phénomène se produit avec le personnage de Marguerite mais il est légèrement plus subtile. Les personnages des Cannibales, nous l'avons dit, sont suivis en permanence par le violoniste et le conteur qui les accompagne. Outre le fait que les personnages semblent alors produits de l'homme parce qu'ils sont personnages du conte (à moins que les deux conteurs ne soient eux aussi personnages du conte) on peut parfois se poser la question suivante : qui contrôle qui ? Qui influence qui ? Est-ce que l'histoire est lancée telle qu'elle sur les rails ainsi qu'un gigantesque travelling comme celui qu'opère le violoniste pour avancer dans le temps, ou est-ce que c'est le conteur et le violoniste qui la contrôlent ? Est-ce qu'ils contrôlent les personnages du conte, influençant leurs gestes et leurs sentiments, ou est-ce qu'ils accompagnent leur progression dans l'histoire ? La subtilité est parfaitement difficile à cerner, en termes de sons, déjà dans la qualité du doublage des acteurs qui exercent simplement les mouvements des lèvres, mais surtout lorsque ces derniers accompagnent une séquence par petites touches. Ainsi au début de cette longue séquence au court de laquelle Marguerite suit le Vicomte, le personnage féminin descend les escaliers menant au jardin et exécute des gestes simples : elle essuie ses larmes, replace ses cheveux et tourne la tête. Ces très simples mouvement sont accompagnés par trois notes de violon. Sachant que le violoniste n'est absolument pas dans le champ à ce moment là, on peut interpréter ces gestes sonores de plusieurs manières : soit Marguerite exécute des gestes qui sont suivis par le son, soit le son impose les gestes à Marguerite, soit les gestes de Marguerite provoquent le son, ce qui n'est pas logiquement possible mais donnerait dans ce cas une portée d'autant plus irréelle à la situation – après tout, il s'agit d'un conte. Ce ne sont que quelques manifestations parmi tant d'autres qui instaurent un climat particulier – ici l'angoisse, puisque Marguerite est toute seule dans le noir – et questionne le caractère humain de Marguerite qui semble ici agir de manière presque mécanique, comme si elle était la petite figurine d'une boîte à musique ; cette hypothèse est d'autant plus crédible si on se rappelle que la danse finale des personnages et la « résurrection » des personnages soi-distant morts est orchestrée...par le violon qui semble agir alors comme le moteur d'une boîte à musique. On peut également appliquer cette comparaison au manoir d’Alfreda qui apparaît comme une grande maison de poupée, de par la façade bleu pastel évoquant l’enfance, et dont l’immense escalier aux multiples distorsions, ainsi que la salle de musique perpétuellement occupée par des musiciens différents, en seraient les engrenages inlassables.

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Luisa, l'aliénée

Il semblerait cependant que le moteur des gestes de ces automates et autres poupées ne soit pas uniquement celui de la musique mais aussi celui des émotions. Si les personnages du Vicomte et de Luisa ne semblent pas particulièrement capables d'amour – ce sont les personnages de Marguerite et Macario qui tombent sous leur charme, pas l'inverse – ils sont dans leur artificialité capable de ressentir des émotions dont ils font l'expression : chez Luisa, celle que l'on voit de la manière la plus éloquente est la peur, la crainte, lorsqu'elle est surprise en flagrant délit par son mari en train de voler la bague. Le reste du temps, elle demeure nuancée, mesurée...peut-être parce qu'en dehors de cette forte réaction finale, elle n'éprouve en définitive pas grand chose. Dans son article « Automates et Marionnettes : l'humain à l'épreuve du mécanique », Caroline Jacot-Grapa définit l'automate comme « une figure de

l'aliénation » qui « répond à la demande, au désir, et non à sa propre fantaisie. » en

s'appuyant sur une citation de Jacques le Fataliste et son maître pour développer le concept « d'idées limitées, des organes qui l'assimilent extérieurement à l'humanité mais une existence intermédiaire (« Il ne dort pas, il ne veille pas non plus » ; (…) ) » où l'automate « se laisse exister »13.

Luisa répond à cette dynamique, d'une manière générale c'est un personnage qui se laisse porter, qui ne porte pas lui-même, qui n'a pas d'intentionnalités ; elle ne se laisse pas porter par ses émotions, mais par les intentions des autres et les émotions des autres ; elle vit à travers ce qu'on fait d'elle, ce qu'on pense d'elle, ce qu'on éprouve pour elle. On remarque que Luisa ne se déplace strictement jamais toute seule : certes elle apparaît seule à la fenêtre mais sa toute première apparition est d'abord précédée de celle de sa mère qui ouvre les volets puis la fenêtre comme pour annoncer sa venue, comme pour surveiller les alentours et signaler à sa petite protégée que la voie était libre. Dans les autres cas, elle suit sa mère, ou elle suit

13 JACOT-GRAPA, Caroline. « Automates et marionnettes : l'humain à l'épreuve du mécanique » in

L'Automate : modèle, métaphore, machine, merveille. Textes réunis par Aurélia Gaillard, Jean-Yves Goffi,

Bernard Roukhomovsky. Pessac : Presses universitaires de Bordeaux, 2013. p253

Macario ; elle accompagne sa mère au magasin de tissus où travaille Macario, elle l'accompagne également à la grande soirée chez le notaire et même dans cette soirée, alors que Macario tente d'engager la conversation avec elle, elle suit sa mère à la table de jeux, y entraînant son prétendant.

Elle n'aime pas la solitude : on le voit dans la scène finale alors que Macario, excédé, lui demande de partir, elle hésite. On se demande alors si elle hésite parce qu'elle l'aime, ou si elle hésite parce qu'elle ne veut pas se retrouver toute seule ; c'est après que Macario l'ait laissée rentrer seule qu'elle se recroqueville dans son fauteuil en rentrant, comme si elle s'était vidée de toute l'énergie qu'elle avait pu puiser en Macario. D'une manière générale Luisa est un personnage qui attend. C'est une poupée dans une étagère : quand Macario se rend dans un salon de lecture on lui désigne un présentoir où sont alignés des figurines des personnages des romans et nouvelles de Eça de Quieroz ; or Singularités est tiré d'une nouvelle de cet auteur, donc on peut supposer que la figurine de Luisa s'y trouve. C'est Macario qui vient la chercher à chaque fois et lors d'une scène de nuit, lorsqu'elle le laisse rentrer dans un hall aux allures de prison, Macario la prend dans ses bras pour l'embrasser : Luisa lève alors sa jambe à la manière des jeunes femmes des photos, d'une manière romantique mais surtout mécanique, renforcée par un son de cloche, sans doute animée par l'amour que lui insuffle Macario à travers son baiser. Luisa est ainsi un personnage d'apparence puissant mais au final fragile et sans substance, qui vit comme une poupée à travers les autres, comme un automate à travers le son des cloches et qui se laisse tristement tirer par ceux qu'elle croise, comme elle se laisse porter par la vie ; elle est un corps sans conscience, une sorte de Pinocchio qui dépourvu de son Jiminy Cricket, se recroqueville comme un objet désormais sans vie.

Le Vicomte, Marionnette Machine

Sans nul doute motivé par le moyen d'expression de l'Opéra, le personnage du Vicomte possède toujours un visage très expressif mais lui-même ne semble pourvu que d'un seul sentiment : la tristesse, ou la mélancolie. Lorsqu'il s'ouvre à la salle de bal devant les spectateurs émus, c'est la tragique histoire de la nymphe Echo qu'il chante, celle d'une amoureuse sans espoir ; effectivement c'est le son et non l'histoire qui émeut Marguerite au point qu'elle fonde en larmes. Si Luisa semble insipide de par ses très rares expressions faciales, le Vicomte semble au contraire perdu dans l'exagération perpétuelle de ses expressions, comme si tous les sentiments possibles et imaginables s'étaient mélangés en lui, ne faisant ressortir que cette extrême qu'il ne sait pas contrôler : un être humain demeure 47

rarement blanc ou noir, il possède des facettes. Or le personnage du Vicomte, malgré ce qu'on en décrit, ne semble pas si mystérieux : il est comme un instrument poussé en permanence au maximum de ses capacités sonores, un violon déraillé qui crie sa détresse permanente. Dans le monde d'artifice des Cannibales dont la superficialité est poussée à son paroxysme par l'ambiance qui rappelle l'époque de la noblesse du Roi Soleil ainsi que par l'expression de l'opéra, un personnage peut difficilement être mystérieux puisqu'il n'a pas de substance, trop centré sur son apparence, sur ce qu'il donne à voir aux autres. Pourtant le personnage du Vicomte semble posséder cette substance et il se présente comme un miroir inversé de toute cette société dont il se démarque : cette dernière, en le critiquant, prétend être pourvue d'un corps et d'une âme, alors que les membres qui la composent ne sont qu'artifices et apparences, de son côté le Vicomte, sujet à ses émotions, se décrit comme une pauvre âme sans corps pour l'abriter. Dans la longue scène de la nuit de noces à la fin de laquelle les deux personnages se suicident, Oliveira nous donne a voir la dualité du corps sans substance, et de l'âme sans corps.

Le Vicomte tend à être considéré comme une sorte de vampire dont il cultive l'apparence froide, le costume perpétuellement sombre et les gants blancs. Il se décrit à Marguerite qui n'arrive pas à le cerner comme « une pauvre âme sans corps pour l'abriter, un cœur ardent dans un corps froid comme la pierre d'un tombeau. » En un sens le Vicomte se considère comme déjà mort, alors qu'il semble plus vivant et substantiel que tous les personnages qui l'entourent ; trois de ces derniers vont d'ailleurs se nourrir de sa chair brûlée dans l'âtre de la cheminée comme d'un dernier dîner avant de passer la porte des enfers dont ils vont mener la danse infernale au son du violon. Le Vicomte se considère non pas comme un homme, mais comme « une statue, un nouveau mythe, un centaure moderne, moitié homme moitié machine » ; il évoque la réalité de son corps pourvu de jambes et de bras mécaniques qu'il doit retirer la nuit, avant de se dénuder, dévoilant à Marguerite l'étendue de son corps ceint par des sangles de cuir.

C'est à ce moment là que ce personnage se montre dans toute sa complexité puisqu'on ne peut pas réellement le qualifier : une statue, d'ordinaire, ne bouge pas ; un automate n'éprouve rien sinon les sentiments des autres ; une machine fonctionne à l'aide de technologie et d'engrenages. On ne saurait dire quelle modernité est évoquée par le personnage puisque

Les Cannibales, comme la plupart des films de Manoel de Oliveira, ne posent aucun repère

temporel auquel on peut s'accrocher. De quelle modernité le Vicomte peut-il dont parler ? Mystère. Les sangles qui retiennent les membres de son corps à son tronc qu'il jette de lui- même dans la cheminée en cette vision d'horreur achèvent de rendre le spectacle grotesque et 48

irréel puisque son mouvement est physiologiquement impossible à réaliser sans ses membres. Seul l'argument du conte permet de rendre cette tentative de suicide crédible mais dans ce cas, comment qualifier ce personnage qui semble réellement éprouver des sentiments, dans son « cœur ardent » ? Le Vicomte ne réagit pas spécialement aux sons, il est le son, puisqu'il chante ; il ne réagit pas aux sentiments, puisque c'est lui qui les éprouve, et qui dit « Je t'aime » à Marguerite. Il évolue de sa propre volonté, fait son entrée seul dans le palais. Il est à la fois marionnette tirée par les sangles de cuir, automate dont les engrenages sont dévorés par