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1. Incertitudes laissées ouvertes

Les premières idées d’espace exprimées par Stéphane contiennent toujours, à

leur manière, une conjecture intuitive sur les structures de sens de la pièce ; souvent, débattre à partir d’une perception sensible d’un point de scénographie entraîne un retour réflexif au texte qui fait avancer la dramaturgie. Par la suite,

c’est aussi avec les acteurs et leurs propositions que se confirme ou se réinvente l’usage de ces dispositifs scéniques. Dans une certaine mesure seulement : les

choix initiaux sont toujours contraignants ; mais ces scénographies laissent aussi, la plupart du temps, une possibilité d’inventer leur développement (mouvements à vue ou non, combinatoire d’éléments à agencer) ce qui infléchit

parfois leur sens, et souvent l’ajuste avec la courbe émotive que la pièce ne révèle vraiment qu’en répétition.1

Dans cette citation d’Anne-Françoise Benhamou à propos de son travail avec

Stéphane Braunschweig, on retrouve l’idée de « conjecture intuitive ». Cette idée est proche de celle d’image de la dramaturgie développée précédemment : très tôt dans le processus de création scénographique, il y a une forme qui synthétise une partie des thèmes et enjeux de la pièce.

Cette première intuition n’est riche que si elle donne au metteur en scène et au reste de l’équipe la « possibilité d’inventer [son] développement ». Le développement à

inventer est souvent contenu dans la conception même de la scénographie. Une fois la construction effectuée, il reste un ensemble de choix à faire pour fixer la forme définitive du décor : ainsi l’agencement exact des châssis de Noces n’était pas déterminé

au départ, il existait la possibilité de former l’angle de différentes manières, et il fallait

aussi déterminer de quelle manière placer les bâches sur les châssis2.

Et même lorsque ce n’est pas le cas, comme par exemple dans En cas de

nécessité absolue, lâche la bride, où l’ensemble de la structure et des papiers ne

pouvaient pas être modifiés dans leur forme même, il y a des évolutions à trouver : de quelle manière déchirer les papiers, dans quel ordre, selon quelle logique, et que faire des papiers déchirés ?

Les choix scénographiques, malgré les ouvertures et incertitudes qu’ils

ménagent restent néanmoins « toujours contraignants ». Une scénographie prend de la place, limite les possibilités.

1 BENHAMOU Anne-Françoise, op. cit., p. 95. 2

Pour qu’elle semble faire corps avec les comédiens et l’ensemble du spectacle, il est nécessaire d’avoir le temps de se l’approprier en répétitions.

2. Trouver le « mode d’emploi »

Antoine Vitez décrit la scénographie comme une autre énigme à résoudre (après le texte, qualifié de la même manière) :

Le scénographe pose à chaque fois une énigme que je dois résoudre ; il est en cela comme un acteur ; non point l’exécutant d’un projet ; ou plutôt si, il

l’exécute, mais le déforme, et me le renvoie gauchi, de façon que je m’y sente moins à l’aise, et je remercie [sic] de cette gêne, qui est l’enchantement même, comme celui d’une chambre pleine de manigances : ou avais-je mis mes

lunettes ? et comment se fait-il que la porte que je croyais devant moi est passée derrière, ou que les murs donnent sur le ciel ? Le Horla de l’Art me trouble.1

C’est une vision partagée par Virginie Berthier qui déclare :

Ce qu’on fait de cet espace, ce n’est pas une chose en soi. Il faut trouver des

principes d’utilisation, un mode d’emploi. La mise en scène là dedans, c’est le mode d’emploi de la scéno, pas dans l’absolu, mais de cette scéno là pour ce

texte-là.2

De la même façon que pour le texte, la résolution de cette énigme va passer par

le corps des comédiens. Le temps d’appropriation de la scénographie passe souvent par des moments d’improvisation des comédiens dans les décors. Les comédiens sont alors

momentanément débarrassés du texte et ne cherchent qu’à explorer tous les modes

d’utilisation possibles de la scénographie. C’est en tout cas ce que j’ai observé lors des trois créations. Ce moment a deux vertus. D’abord il permet aux comédiens de trouver

comment leurs corps peuvent s’inscrire dans la scénographie, expérimenter divers

points d’appui physiques qui leur semblent en lien avec l’une ou l’autre des situations qu’ils doivent jouer. Ainsi, en explorant la scénographie de Noces, Aurélie Cohen

(Margot) trouve comment monter dans les châssis, comment les habiter : elle fait vivre

cet espace non naturaliste de manière réaliste, elle se l’approprie.

Ensuite ce moment permet au metteur en scène d’avoir un regard d’ensemble sur la scénographie et la façon dont des corps évoluent à l’intérieur, il découvre des

principes d’utilisation de cet objet qui vont l’aider à articuler la dramaturgie du

spectacle à la scénographie. De cette façon, il va pouvoir, à la lumière des improvisations mais aussi grâce aux pistes que soulève le scénographe quant à

1 VITEZ Antoine, op. cit., p. 37. 2

l’utilisation de sa scénographie, dégager des consignes pour les improvisations

suivantes, avec retour du texte, selon la définition que donne Antoine Vitez : Mais qu’est-ce que la mise en scène ? sinon inventer, non pas comment va se dérouler la partie d’échec, mais les règles du jeu. Une règle infiniment

contraignante, et pourtant il y a toujours une multitude de parties possibles.1

Ainsi, pour Sei, la règle que Sei ne descende jamais de la plateforme, et que

Polichinelle n’y monte jamais, ou bien pour Noces, que Catherine de Médicis emprunte toujours l’entrée centrale, en fond de scène, alors que Marie entre par les côtés en avant

scène.

L’absence de scénographe lors des répétitions n’empêche pas de découvrir des règles d’utilisation possibles de l’objet. Ainsi Marie Brillant, après quelques jours de

travail, décide de donner la contrainte de ne pas sortir de la structure, et puis affine encore cette contrainte en restreignant les espaces de chacune des situations.

Poser ces règles, comme des points de départ, permet de trouver une logique, et

peut renforcer l’enjeu de certains moments dramatiques. Une fois qu’une règle est

claire, la transgresser est très signifiant : s’il est affirmé que l’entrée centrale de Noces est réservée à la reine mère, alors on comprend ce qui se joue lorsque c’est Margot qui

l’emprunte à l’issue de la pièce pour sortir : elle a déclaré forfait, et se met dans les pas

de celle contre qui elle a lutté.

Penser ces règles, c’est aussi donner une valeur symbolique aux différentes zones du plateau, c’est trouver un code qui va permettre de tracer un parcours général,

qui va pouvoir servir de guide pour la lecture du spectacle, et que l’on peut plus ou

moins appuyer. Car il ne s’agit pas de souligner le sens de façon ostentatoire2 , mais plutôt de le donner à percevoir, de façon sensible.

3. Plasticité

Les multiples possibilités quant à l’utilisation de la scénographie et le besoin de

créer un « mode d’emploi » de cette scénographie sont liés à ce que Luc Boucris appelle la « plasticité de l’objet scénique », qui « se manifeste d’une part dans la polyvalence de

1 VITEZ Antoine, op. cit., p. 205. 2

l’usage scénique de l’objet, d’autre part dans ce que les linguistes appelleraient sa

polysémie.1 »

La polyvalence de l’objet est le fait qu’il puisse être utilisé à différentes fins : par

exemple les rideaux de Sei sont à la fois des rideaux (au même titre que les rideaux rouges du théâtre, avec pour fonction de cacher) et des supports pour vidéoprojections.

Les papiers d’En cas de nécessité absolue, lâche la bride servent à la fois d’écran, à ménager des espaces cachés du public, ou encore à produire des effets d’entrée.

La polysémie de l'objet est liée aux différentes significations qu’il peut revêtir :

ainsi les châssis de Noces évoquent à la fois les murs de la chambre de Margot et le

carcan dans lequel la cour l’enferme, selon que la comédienne s’y appuie ou les frappe

de ses poings.

Luc Boucris met en lien cette plasticité de l’objet scénique avec une évolution

dans la fonction du scénographe :

C’est cette plasticité même qui transforme le rôle du scénographe en le situant à

un autre niveau : accessoiriste, il rassemble les objets ; décorateur au sens traditionnel du terme, il crée une structure définie et délimitée du point de vue de son utilisation ; confronté à la plasticité entrevue plus haut, il doit être apte à prévoir et à utiliser cette dernière, à réagir à la fois sur les plans technique, sémantique et sensible, et à le faire rapidement, à jouer du montage et du

démontage, des variations de charges et d’usage et en évaluer l’impact artistique, à s’adapter à des circonstances variables.2

La plasticité du décor demande qu’une personne capable de l’appréhender soit

présente dans l’équipe pour accompagner les évolutions de l’objet et du décor, les

glissements de sens qui vont se produire. Cette personne est quelqu’un qui a l’œil sur la scénographie et sur les sens possibles qui se dégagent de son usage. Ça peut être le

scénographe, comme c’est le plus souvent le cas, mais cela peut aussi être le metteur en

scène, ou un autre membre de l’équipe. Pour le Bouc sur le toit, Juliette Morel remplissait cette fonction. Pour Allerlei, cet aspect a été pris en charge par la metteuse en scène au début des répétitions, puis de façon plus tardive par Vincent Guyot, le créateur lumière, qui a imaginé et proposé des pistes autour du déchirement des papiers, en essayant de ménager certaines parties pour recréer des cadres à certains moments. Ce

n’est pas étonnant que ce soit le créateur lumière qui ait été le plus attentif à cette

dimension au final, car la lumière participe à la plasticité du décor.

1 BOUCRIS Luc, op. cit., p. 211. 2